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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
Au commencement, c'est-à-dire en décembre 2004, il y eu le Verbe : "print" (imprimer). Le projet s'appelait, alors, Google Print ; la firme de Mountain View entendait uniquement numériser le plus possible d'ouvrages, d'abord tirés des étagères des bibliothèques américaines, puis de l'ensemble du monde, afin de les proposer via son moteur de recherche. Et, finalement, en numérisant un maximum de livres et en les proposant sur sa plateforme dédiée, Google permettait, à tout un chacun, d'imprimer son ouvrage ou un extrait d'ouvrage et démocratisait, semble -t-il, l'accès à ces livres ; des livres parfois enterrés à côté de vieux grimoires inamovibles -au sens propre- des bibliothèques d'Harvard ou de Stanford !
Mais, avec près de 8 millions d'ouvrages scannés dont 10 % d'ouvrages francophones, les ambitions de Google sont, désormais, tout autre. Google Print est devenu Google Books ou Google Livres (pour sa version francophone). La sémantique est d'importance, elle affiche clairement une ambition plus vaste : d'une part, assurer l'accès gratuit aux livres du monde entier sur une même plateforme, le modèle économique reposant, comme traditionnellement pour Google, sur les recettes publicitaires y associées ; et, d'autre part, commercialiser directement des ouvrages -à l'image de plateformes mondiales de librairie comme Amazon- en attendant d'être le premier éditeur numérique mondial. Et, ce ne serait pas la première fois que la firme américaine s'essaierait à d'autres métiers que celui de proposer le premier moteur de recherche sur internet, puisque après avoir cartographié la Terre -et les océans- (Google earth), répertorié nos vidéos (YouTube), et s'être "essayé" à la téléphonie mobile (Nexus one), Google souhaite, naturellement, commercer notre "savoir" et notre culture, et n'entend pas se restreindre au rôle de simple "publisher". "Le véritable auteur d'un livre est celui qui le fait publier" nous livre Jules Renard.
Et, comme souvent, l'argumentaire juridique monte immédiatement au créneau pour temporiser, si ce n'est contrarier, ce processus -inéluctable ?- de numérisation des livres. Scanner les ouvrages sans l'accord des auteurs ou de leurs ayant droits attente nécessairement au droit de la propriété intellectuelle. Entendu ! La firme concocte, d'ores et déjà, des accords avec les syndicats des éditeurs de chaque pays concernés, afin que chacun y trouve son compte. Peine perdue diriez-vous : l'accord américain semble battre de l'aile, car il n'est toujours pas validé par les autorités fédérales ; et l'Europe freine des quatre fers devant l'ambition monopolistique -de fait, puisque personne ne semble vouloir s'essayer au même projet pharaonique- du géant américain, bien que, ici ou là, on tente, comme la Bibliothèque nationale de France, de trouver un accord respectueux des droits d'auteurs français, tout en s'attachant les vertus de la numérisation gratuite -puisque faite à bon compte sur le dos d'un opérateur commercial et non sur les deniers publics- et les vertus de la conservation inaltérable des ouvrages les plus anciens comme les plus récents. Et, l'argumentaire français, tel que déployé avec succès par les Editions La Martinière auprès du tribunal de grande instance de Paris le 18 décembre dernier, de s'enrichir, avec succès, d'une nouvel oriflamme : l'atteinte au droit moral -spécificité du vieux continent- en ce que Google tronque partiellement par un bandeau de papier, de manière aléatoire, l'extrait de l'ouvrage affiché. Alors, Google fait appel de la décision et communique : "Ce jugement, s'il était confirmé, risquerait de pénaliser de facto les internautes français en les privant de l'accès à une partie du patrimoine littéraire français". "Il pourrait aussi pénaliser les éditeurs d'une opportunité de promotion de leurs ouvrages et de développement de leurs ventes".
Mais, le syndicat national de l'édition (SNE) le répète à qui veut l'entendre : un accord avec la firme de Mountain View est envisageable, comme aux Etats-Unis d'ailleurs, mais sur la base du droit français de la propriété intellectuelle et non du fair use californien, et sur la base de l'accord préalable des auteurs et des ayant droits, autrement dit pas à leur insu, et par conséquent moyennant, sans aucun doute, le paiement de droits complémentaires.
Ainsi, comme en réponse à un quelconque dommage patrimonial et moral, la solution serait-elle uniquement pécuniaire ? Nous l'avons dit précédemment : souvent l'argument juridique monte en première ligne afin de cacher l'arsenal des contrariétés plus profondes que suscite le bouleversement d'une migration numérique de l'édition.
A la lumière d'une conférence organisée le 8 janvier dernier, sur la question, par la BNF et plusieurs universités françaises, nous décelons ainsi plusieurs observations auxquelles, à court ou moyen terme, la "chaîne" du livre devra répondre avec la migration progressive de l'édition papier vers l'édition numérique.
Première observation : en numérisant simplement des livres et en proposant le produit de cette numérisation sur une plateforme internet, l'on pourrait penser que Google ne fait qu'ériger une base de données neutre, sans ligne éditoriale, comprenant un maximum de contenus culturels et scientifiques. A ceci près, que, pour une entreprise à vocation commerciale, le filtre ne peut pas être neutre : tout simplement parce la plateforme sera financée par des entités commerciales avides de promouvoir des biens de consommation parfois, et sûrement, en lien étroit avec les ouvrages en ligne, pire avec les "caractères commerciaux primaires et secondaires" que l'internaute, avide consommateur, aura pris soin, à son insu, de disséminer à la suite de ses multiples consultations. L'intérêt commercial rejoint difficilement l'intérêt public, si ce n'est au travers de partenariats publics-privés aux objets bien définis, aux objectifs contraignants pour l'entité commerciale, comme préconisé par le rapport "Tessier" remis mardi 12 janvier 2009.
Deuxième observation : en numérisant un maximum de livres, sans distinction de leur intérêt culturel, scientifique ou sociétal, et en permettant l'accès égalitaire -et non hiérarchisé- à l'ensemble des données, la firme américaine nivelle nécessairement les savoirs et contenus littéraires et scientifiques sur la même ligne d'horizon : autrement dit avec Google Books, toutes les oeuvres se valent. Il existe, pourtant, un indicateur de pertinence : le nombre de consultations. Est-ce à dire que le dernier Marc Lévy contribue à l'édification des savoirs et de la civilisation autant que l'Etique à Nicomaque, dont les ventes ne ressuscitent que lorsque l'oeuvre d'Aristote est inscrite au programme du bac littéraire de l'année ! Plus sérieusement, il est certain que toutes les oeuvres ne se valent pas d'un point vue intellectuel, artistique ou scientifique ; que le critère de hiérarchisation ne peut être celui du nombre de consultations ; et, que ce critère ne peut pas non plus, dans l'intérêt public, être celui des sociétés commerciales faisant de la publicité sur la plateforme... Et ce d'autant plus quand il s'agit, ni plus ni moins, de reconstituer le patrimoine culturel, pour ne pas dire civilisationnel, de l'Humanité. Ce rôle de filtre, de hiérarchisation, de mise en valeur est traditionnellement celui des éditeurs et des bibliothécaires... Quelle place leur réserve la numérisation à tout va et les bases de données littéraires et artistiques ?
Troisième observation : à l'image du génome humain, imagine-t-on une firme commerciale détenir l'entièreté des gènes du patrimoine culturel mondial que constituent les livres ? Et ce de manière monopolistique ? La réponse à cette question coule de source : la position dominante de Google sur le terrain de la numérisation des livres, du fait de son moteur de recherche, de son avance technologique et de ses moyens financiers laisse plus que songeur devant l'impérieuse nécessité de mutualiser la conservation et le recensement du patrimoine culturel mondial et ce faisant, modestement, des civilisations à travers les âges ! Tel était le rôle confié aux bibliothèques nationales ou municipales, aux médiathèques et aux Universités : mais aucune n'avait le monopole de la sélection, de la conservation et de la rediffusion à cours, moyen et long terme des savoirs. La responsabilité sociétale aurait été bien trop grande. S'agit-il désormais de confier cette immense responsabilité à un seul opérateur... qui plus est commercial ? C'est un peu comme si l'UNESCO devenait une entreprise commerciale...
L'affaire n'est, décidément, pas simple : d'un côté la nécessité de numériser pour archiver, conserver les livres, alors que les volumes sont immenses et les moyens consacrés, malgré le Grand emprunt, dérisoires -toute proportion gardée (753 millions d'euros)- ; de l'autre, des impératifs juridiques, un besoin de respect de l'intégrité de l'oeuvre auxquels s'associe, en arrière plan, une main mise commerciale sur le patrimoine intellectuel et artistique de l'Humanité.
Mais après tout, Sartre ne règle-t-il pas la question en s'interrogeant, toujours sur le Livre de Poche, dans Les Temps modernes : "[Ces livres] sont-ils de vrais livres ? Leurs lecteurs sont-ils de vrais lecteurs ?". Le lecteur de Google Books sera-t-il le même que le lecteur d'ouvrage édité ? La consultation équivaut-elle à la lecture ?
Et, Anatole France de surenchérir dans la relativisation de toute cette controverse : "A l'époque actuelle on fait grand cas des livres. Les livres ne sont faits que de mots. Les mots ne valent que par des idées. Les idées ont une origine qui ne peut s'exprimer par des mots".
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