La lettre juridique n°377 du 7 janvier 2010 : Urbanisme

[Jurisprudence] L'encadrement par le Conseil d'Etat de l'assouplissement des exigences en matière de motivation des décisions de préemption

Réf. : CE 1° et 6° s-s-r, 20 novembre 2009, 3 arrêts, n° 316961, Commune de Noisy-le-Grand (N° Lexbase : A7278ENU), n° 316732, Commune d'Ivry-sur-Seine (N° Lexbase : A7274ENQ), et n° 316733, Syndicat mixte d'action foncière du Val-de-Marne (N° Lexbase : A7275ENR)

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

le 07 Octobre 2010

Le contentieux portant sur les droits de préemption, et, en particulier, sur le droit de préemption urbain a connu, depuis 2001, un accroissement marquant. Comme le souligne Jean-Pierre Duport (1), "il est intéressant, en effet, de constater que le contentieux du droit de préemption a pratiquement quadruplé en 10 ans" (2). Mais les statistiques de l'activité juridictionnelle livrent aussi un second enseignement, qui concerne la fréquence des annulations ou des suspensions que prononce le juge en ce domaine. En première instance, 40 % environ des décisions de préemption sont censurées, alors que le taux moyen des annulations s'établit, tous contentieux confondus, à 25 %. Comme peut le relever Roland Vandermeeren, "le phénomène essentiel, et le plus préoccupant, tient donc, avant tout, au nombre élevé de décisions illégales ou, du moins, jugées comme telles" (3). Il y a plusieurs sources à ce contentieux (l'institution des droits de préemption, la compétence de l'autorité préemptrice, le délai de préemption, ou encore l'irrégularité de la déclaration d'intention d'aliéner), mais les irrégularités les plus fréquentes résultent de la double obligation, pour les collectivités publiques, de motiver la décision de préemption et de la fonder sur des motifs pertinents. A la base des règles applicables se situent deux articles, les articles L. 210-1 (N° Lexbase : L1271IDG) et L. 300-1 (N° Lexbase : L4059ICC) du Code de l'urbanisme (4), qui sont généralement appliqués de façon combinée par les juges, puisque les deux sortes d'illégalités vont généralement de pair. Compte tenu de l'articulation entre ces deux dispositions législatives, l'exercice du droit de préemption n'est légal que si deux conditions sont réunies : la préemption doit permettre de réaliser une action ou une opération d'aménagement, laquelle doit répondre à l'une des fins d'intérêt général mentionnées par la loi. Les juridictions administratives ont, néanmoins, strictement interprété ces dispositions législatives, en ne se contentant pas de vérifier ces deux conditions, et en exigeant, au surplus, que la décision de préemption soit justifiée par l'existence, à la date de laquelle celle-ci est édictée, "d'un projet d'action ou d'opération d'aménagement suffisamment précis et certain" (5), et que le projet soit défini de manière précise dans la décision de préemption (6). Cette nécessité, d'origine purement jurisprudentielle, de justifier de la "réalité" d'un projet "précis" a créé des difficultés pour les collectivités publiques, dès lors que le droit de préemption est le plus souvent exercé, non pas pour permettre la mise en oeuvre d'un projet déjà prédéfini sur le plan administratif ou technique, mais pour réaliser une opération dont les contours se matérialisent uniquement au moment de l'acquisition. La condition est donc en porte-à-faux avec la logique même d'opportunité qui sous-tend le droit de préemption (7).

Par un arrêt "Commune de Meung-sur-Loire" en date du 7 mars 2008 (8), la Haute Juridiction administrative avait assoupli ses exigences en matière de motivation de ces décisions, n'exigeant plus des collectivités, à la date de leur décision, de justifier d'un projet dont les caractéristiques seraient précisément définies, mais seulement de la réalité d'un projet d'action ou d'opération d'aménagement répondant aux objectifs énumérés à l'article L. 300-1 du Code de l'urbanisme, comme, par exemple, un projet urbain ou une politique locale de l'habitat.

Les trois arrêts du 20 novembre 2009 viennent encadrer cet assouplissement. En effet, dans les arrêts "Commune d'Ivry-sur-Seine" et "Syndicat mixte d'aménagement du Val-de-Marne", le Conseil d'Etat annule les décisions de préemption prises en vue de constituer une réserve foncière car, s'il est admis que la motivation de la décision de préemption se fasse par référence à la délibération déterminant le périmètre où la collectivité souhaite intervenir afin de l'aménager et d'en améliorer la qualité urbaine, ce renvoi doit permettre d'identifier la nature de l'action ou de l'opération envisagée. Or, dans ces deux cas, les décisions de préemption avaient été prises dans le but de constituer des réserves foncières en vue d'un aménagement permettant le renouvellement urbain, la redynamisation de l'habitat et l'organisation du maintien et de l'accueil de nouvelles activités économiques, ce qui ne fait pas apparaître la nature du projet envisagé par la collectivité. La référence à une convention passée en vue de la réalisation d'études, qui atteste bien de la volonté d'intervention dans le périmètre déterminé, comporte un diagnostic et des orientations générales, mais ne permet pas plus de déterminer la nature du projet. En outre, l'arrêt "Commune de Noisy-le-Grand" a été l'occasion de préciser que, lorsque la décision de préemption est motivée par référence au programme local de l'habitat (PLH), celui-ci doit, de la même façon, permettre de déterminer, par exemple en fonction du secteur géographique dans lequel se situe le bien et la nature du projet. Ainsi, l'autorité préemptrice doit veiller à ce que sa décision mentionne explicitement la nature de l'action ou de l'opération d'aménagement projetée, ou, si cette décision est motivée par référence à un autre document, à ce que cette référence permette tout autant de connaître la nature du projet.

L'on voit, ainsi, que, si le juge administratif a abandonné certaines contraintes pesantes sur les collectivités territoriales quant aux motifs de la décision de préemption (I), il n'a pas renoncé à exercer tout contrôle sur la motivation de la décision de préemption (II).

I - Un juge administratif qui a abandonné certaines contraintes pesantes sur les collectivités quant aux motifs de la décision de préemption

Pour éviter les "déviations" liées à l'exercice du droit de préemption par les collectivités territoriales, le juge administratif a d'abord imposé la preuve d'un projet "réel" et "précis" attaché à la décision de préemption (A). Mais, devant l'impossibilité pour les collectivités d'élaborer un authentique projet dans les délais requis, le Conseil d'Etat est revenu sur cette jurisprudence lui préférant l'exigence, certes, d'un projet toujours réel, mais pas forcément précis (B).

A - L'exigence première d'un projet suffisamment précis et certain

Le premier alinéa de l'article L. 210-1 du Code de l'urbanisme énonce une règle de fond qui détermine la pertinence de la décision de préemption (9). Le second alinéa de cet article énonce, quant à lui, une règle de forme qui concerne la motivation formelle de la décision (10). Résultant uniquement des règles du Code de l'urbanisme (11), l'obligation de motivation en cause "a le caractère d'une formalité substantielle dont la méconnaissance entache d'illégalité la décision" (12). A la règle de la motivation s'ajoute un second ensemble d'exigences "substantielles" : la collectivité publique doit effectivement poursuivre l'un des objectifs d'aménagement énumérés à l'article L. 300-1 du Code de l'urbanisme, le recours à la préemption doit constituer une réponse appropriée aux besoins de la collectivité publique et, enfin, l'acquisition du bien préempté doit être justifiée par un projet "réel" et préalablement défini. Créée de toutes pièces par le Conseil d'Etat (13), cette dernière condition tend à éviter les utilisations abusives du droit de préemption urbain : volonté de connaître le nom de l'acquéreur pressenti (cette indication étant pourtant facultative dans la déclaration d'intention d'aliéner), de faire pression sur certains acquéreurs, d'empêcher l'installation de telle enseigne commerciale, d'un équipement culturel, usage du droit de préemption alors que le bien vendu au locataire qui l'occupe a déjà fait l'objet d'un droit de préemption en matière civile.

La collectivité publique ne peut donc se contenter de fournir, dans le texte de sa décision, les informations les plus complètes possibles. Il lui appartient, en outre, de démontrer qu'elle a envisagé avec suffisamment de certitude l'élaboration d'un projet dont la consistance est, elle-même, suffisamment arrêtée. Elle doit expliciter les motifs de la préemption et établir le "sérieux" de ces motifs. Cette interprétation rigoureuse empêchait les collectivités territoriales, à la recherche de sites susceptibles d'accueillir des équipements publics indispensables au service des usagers, de se porter acquéreurs de biens faisant l'objet de déclaration d'intention d'aliéner. Comme pouvait le relever Roland Vandermeeren, "il [était] pratiquement impossible d'élaborer un authentique projet d'opération dans le délai de deux mois et [...] l'administration n'[avait] pas d'autres ressources que de construire a posteriori le projet" (14). Dans un laps de temps très court, la collectivité peinait très souvent à justifier d'un projet réel et suffisamment abouti. En conséquence, les décisions de préemption n'indiquaient pas toujours que le bien acquis permettait la mise en oeuvre du programme et répondait à des besoins réels, recensés, quantifiés et localisés. L'on sait, au surplus, comme pouvait le souligner Loïck Benoit, que "des communes se bornent parfois à saisir une occasion plutôt qu'à mener une politique précise" (15). Enfin, l'approche classique du juge n'apparaissait pas judicieuse en ce qu'elle "conduisait parallèlement à une certaine forme d'hypocrisie, les collectivités les mieux pourvues sur le plan administratif étant tentées d'échafauder des 'montages' afin de contourner les obstacles jurisprudentiels. Ainsi, pour se prémunir d'une éventuelle sanction contentieuse sur le fond, il pouvait être tentant de 'fabriquer' de toutes pièces des projets suffisamment précis et certains" (16). Il semblait, par conséquent, peu pertinent de continuer à exiger que la décision soit justifiée par un projet réel et préalablement défini, les collectivités devant pouvoir compter sur un contrôle juridictionnel plus respectueux de la libre administration des collectivités territoriales.

B - L'exigence nouvelle d'un projet réel mais pas forcément précis

Aujourd'hui, les autorités préemptrices n'ont plus à motiver leur décision sous l'angle d'un projet d'action ou d'opération suffisamment précis et certain. Les incohérences juridiques et l'inadaptation des pratiques aux exigences jurisprudentielles ont conduit le Conseil d'Etat à repenser son contrôle sur les motifs et, par ricochet, sur la motivation de la décision de préemption. Tout en continuant d'imposer à la collectivité publique la preuve de la "réalité" de son projet, l'arrêt "Commune de Meung-sur-Loire" (17) accepte que les "caractéristiques précises de ce projet" puissent ne pas avoir été définies lors de l'exercice du droit de préemption. La collectivité publique supporte donc, comme auparavant, la charge de démontrer que la préemption permet de réaliser une "action" ou une "opération" d'aménagement déterminée et conforme aux finalités légales. Mais il suffit que le projet soit susceptible d'identification et suffisamment plausible. Par conséquent, à la date où elles exercent leur droit de préemption, elles ne sont plus dans l'obligation d'avoir réalisé des études préliminaires de faisabilité, constitué un dossier ou ébauché des documents de planification, signé une concession d'aménagement, ou encore, provoqué l'intervention préalable de leur organe délibérant. Bref, comme peut le noter Loïck Benoit, "les collectivités n'auront plus à démontrer que ce n'est pas l'opportunité d'acquérir le bien qui a généré le projet" (18).

Le juge administratif prend acte de la façon dont le droit de préemption est effectivement exercé et, par voie de conséquence, met sa jurisprudence au diapason du mécanisme de la préemption. Il a, en effet, été démontré que cette technique est peu utilisée pour réaliser des acquisitions pré-opérationnelles, le droit de préemption étant, le plus souvent, exercé en vue de réaliser un projet dont les contours sont, à la date à laquelle il est procédé à l'acquisition du bien, loin d'avoir été définis. Les conclusions du commissaire du Gouvernement Devys (19) préfiguraient parfaitement la solution retenue en l'espèce par les juges du Conseil d'Etat, tout en mettant en lumière ce type de situation, de laquelle il ressort clairement des pièces du dossier que la commune envisage effectivement de réaliser une opération d'aménagement (en l'espèce, une station de thalasso ou balnéothérapie en vue de favoriser le développement des loisirs et du tourisme), sans que, pour autant, ladite commune ait précisé, sur le plan administratif ou technique, l'opération qu'elle entend ainsi poursuivre. C'est ce type de situation que prend ici en considération le Conseil d'Etat en permettant, dorénavant, la préemption lorsque la réalité du projet (c'est-à-dire l'intention ou la volonté de la commune de s'engager sur ce projet) ne fait guère de doute, et ceci alors même que ledit projet serait encore très imprécis à la date de la préemption. En l'espèce, la politique de réaménagement et de revitalisation engagée par la commune avait été rapportée par des délibérations antérieures mettant des locaux à la disposition, notamment, d'artisans et de commerçants et ce, même si la commune avait procédé au coup par coup, en s'abstenant d'exercer son droit de préemption urbain sur un autre bien mis en vente dans le même secteur, et même si elle n'avait été saisie d'aucune demande particulière tenant à l'occupation des locaux ayant fait l'objet de la préemption litigieuse. Le projet n'en existe pas moins.

Au final, avec l'arrêt "Commune de Meung-sur-Loire", le juge administratif a opté pour une application moins stricte et plus textuelle de la loi, laquelle offre aux collectivités publiques une certaine liberté dans la mise en oeuvre du droit de préemption. La nécessité de justifier d'un projet réel et précis était, en effet, d'origine purement jurisprudentielle. Cette seconde condition jurisprudentielle n'apparaît pas explicitement dans le texte de l'article L. 300-1 du Code de l'urbanisme. Or, les seules exigences qui se trouvent dans l'article L. 210-1 sont relatives à l'objet de la préemption, qui doit impérativement correspondre à ceux énumérés à l'article L. 300-1, et être mentionné dans l'acte matérialisant la décision de préempter. Comme peut encore le relever Loïck Benoit, c'est "l'esprit de la loi qui a favorisé la position jurisprudentielle rigoureuse qui vient d'être abandonnée" (20).

A noter que, si le Conseil d'Etat se montre plus souple à certains égards, il n'a pas renoncé à exercer tout contrôle sur les motifs de la décision de préemption. L'action de l'administration est désormais soumise à des conditions moins strictes, mais cette liberté est loin d'être totale, dès lors que le juge administratif se réserve le droit de vérifier la réalité du projet en vue duquel le droit de préemption a été exercé. A cela s'ajoute le contrôle de l'exigence de motivation, les arrêts d'espèce permettant justement de définir comment elle doit être aujourd'hui comprise à la suite de l'assouplissement des conditions liées aux motifs de la décision de préemption.

II - Un juge administratif qui n'a pas renoncé à exercer tout contrôle sur la motivation de la décision de préemption

La restriction du contrôle sur les motifs de la décision de préemption a, également, par contrecoup, conduit le Conseil d'Etat à poser des exigences moindres quant à la motivation de la décision de préemption. L'on peut, en effet, désormais se demander comment l'exigence de motivation doit être comprise ? C'est à cette question que répondent les trois arrêts susmentionnés : l'auteur de l'acte ne doit pas se contenter d'invoquer un motif d'ordre général ou de se référer à l'un des motifs de l'article L. 300-1 du Code de l'urbanisme dont il fait application. Il doit, au contraire, définir de manière circonstanciée la nature du projet d'aménagement envisagé (A), pour que la motivation conserve un semblant de crédibilité et, ainsi, assure la bonne information des destinataires de la décision de préemption. Cet encadrement précis de la motivation s'inscrit aussi dans un mouvement plus général de prise en compte d'une perspective de condamnation de la législation française par le juge européen au regard de la protection de la propriété privée (B).

A - La définition de manière circonstanciée de la nature du projet d'aménagement envisagé

Très logiquement, il n'est plus exigé que l'acte de préemption définisse de manière précise et circonstanciée le projet d'aménagement en vue duquel le droit de préemption a été utilisé, il peut se borner à faire apparaître la nature du projet d'action ou d'opération d'aménagement envisagé. A fortiori, cet allègement de la motivation profite, également, à la motivation par référence. A ce sujet, l'assouplissement des règles applicables à la motivation et aux motifs des décisions de préemption n'a pas simplement été marqué par la jurisprudence "Commune de Meung-sur-Loire", mais aussi par des systèmes de motivation de la décision de préemption par référence à un acte préexistant. C'est déjà ce que prévoit l'article L. 210-1, alinéa 2, du Code de l'urbanisme pour le droit de préemption exercé en zone d'aménagement différé (ZAD) "à des fins de réserves foncières" (21). La loi du 13 décembre 2000, relative à la solidarité et au renouvellement urbain (loi n° 2000-1208 N° Lexbase : L9087ARY), dite loi "SRU", a envisagé un dispositif comparable pour le droit de préemption urbain et la préemption en ZAD (C. urb., art. L. 210-1, alinéa 3), le renvoi étant fait ici à une délibération adoptée par le conseil municipal de la commune concernée, soit que celle-ci ait "délibéré pour définir le cadre des actions [...] [nécessaires] à un programme local d'habitat" (PLH), soit qu'elle ait "délibéré pour délimiter des périmètres déterminés [...] [en vue de l'aménagement et de l'amélioration de] leur qualité urbaine" (22). Dans les deux cas, la référence à l'acte antérieur dispense l'autorité compétente d'expliciter les motifs de la décision qui recourt au droit de préemption, rien ne s'opposant, toutefois, à ce qu'une motivation "classique" soit préférée à la première formule (23).

Les décisions d'espèce sont relatives à ces motivations par référence, ils en précisent, en ce sens, les conditions et modalités d'exercice. Les affaires en cause font référence à la motivation par référence à un programme local de l'habitat. Dans ce cas, les exigences résultant de l'article L. 210-1 doivent être considérées comme remplies lorsque la décision de préemption se réfère à une délibération fixant le contenu ou les modalités de mise en oeuvre de ce programme, et qu'un tel renvoi permet de déterminer la nature de l'action ou de l'opération d'aménagement que la collectivité publique entend mener au moyen de cette préemption. A cette fin, la collectivité peut, soit indiquer la nature de l'action ou de l'opération d'aménagement du programme local de l'habitat à laquelle la décision de préemption participe, soit se borner à renvoyer à la délibération, si celle-ci permet d'identifier la nature de l'action ou de l'opération d'aménagement poursuivie, eu égard, notamment, aux caractéristiques du bien préempté et au secteur géographique dans lequel il se situe.

Selon le principal considérant de la décision "Commune de Noisy-le-Grand", la décision de préemption du 26 mai 2004 rappelle que le programme local de l'habitat, approuvé par délibération du 17 juin 1999, situe le pôle de La Varenne, où se trouve le bien préempté, parmi les "centres secondaires de quartiers à renforcer", fixe, notamment, pour objectif le "repositionnement de ce quartier dans l'armature urbaine d'ensemble", de façon à "reconsidérer le traitement des abords de la commune". Elle ajoute que cette propriété, d'une superficie importante, "s'inscrit parfaitement dans cet objectif et participe, ainsi, à la politique locale de l'habitat". Si la décision se réfère au programme local de l'habitat de la commune, ni les mentions qu'elle comporte, ni celles qui figurent dans ce programme, en ce qui concerne, notamment, le secteur géographique concerné, ne permettent de déterminer la nature de l'opération ou de l'action d'aménagement que la commune entend mener dans ce secteur, et à laquelle doit concourir la préemption. Si la décision indique que les études de diagnostic menées dans le cadre de la révision du plan local d'urbanisme "montrent que la création de bureaux sur le secteur Maille Horizon va engendrer la nécessité de créer plus de 400 logements par an pendant dix ans, et donc de densifier certains secteurs, tout en respectant le cadre de vie des quartiers", et que le terrain préempté, par sa localisation, a vocation à participer au respect de ces objectifs et au maintien de la mixité urbaine, elle ne fait pas apparaître la nature du projet pour lequel le droit de préemption est exercé.

Selon les principaux considérants des décisions "Syndicat mixte d'action foncière du Val-de-Marne" et "Commune d'Ivry-sur-Seine", si les décisions de préemption des 1er et 7 octobre 2002 indiquent que la préemption est réalisée pour constituer des réserves foncières dans le secteur "Avenir-Gambetta" en vue d'un aménagement permettant le renouvellement urbain, la redynamisation de l'habitat, et l'organisation du maintien et de l'accueil de nouvelles activités économiques, elle ne fait pas apparaître, par ces mentions, la nature du projet d'aménagement envisagé par la collectivité. Par ailleurs, la décision se réfère à une délibération du 24 janvier 2002 par laquelle la commune a confié à une société et à l'Agence foncière et technique de la région parisienne, par convention de mandat, l'élaboration d'un projet urbain et d'une stratégie foncière et opérationnelle dans le secteur "Avenir Gambetta" de son territoire. Si cette convention passée en vue de la réalisation d'études atteste de la volonté d'intervention de la commune dans ce secteur et comporte un diagnostic et quelques orientations générales, elle ne permet pas de déterminer la nature de l'opération ou de l'action d'aménagement que la collectivité publique entend mener pour améliorer la qualité urbaine du secteur "Avenir Gambetta", dans lequel se situe le bien préempté. Il y a là, au final, une appréciation assez sévère du juge administratif de la motivation de la décision de préemption qui encadre, en définitive, de manière plus poussée les actes pris par les collectivités territoriales en la matière. Cet encadrement fait suite à un assouplissement initial du contrôle, mais il témoigne aussi aujourd'hui du nouveau rôle exercé par le juge administratif, confronté aux exigences supranationales tirées de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (CESDH) : celui de gardien de la propriété privée.

B - La nécessité de tenir compte, dans l'exercice du droit de préemption, des règles issues de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH) se montre de plus en plus protectrice du droit de propriété, et invite à reconsidérer la portée et les conditions de mise en oeuvre du droit de préemption. La CEDH ayant rendu peu de décisions concernant directement le droit de préemption, il faut donc raisonner par analogie avec la jurisprudence, nettement plus fournie, de la Cour sur l'expropriation (24). C'est l'article premier du premier Protocole additionnel à la CESDH (N° Lexbase : L1625AZ9) (25) qui constitue, indubitablement, la disposition la plus susceptible d'être mise en cause à l'occasion de l'exercice du droit de préemption. Plusieurs conditions sont exigées par la Cour pour conclure à la violation, ou à la non violation de cet article premier. Si l'ingérence doit avoir un fondement légal, il faut encore que l'utilisation du droit de préemption soit légitime. Dans son appréciation, la Cour a souligné, à plus d'une reprise, que, "dans un domaine aussi complexe et difficile que l'aménagement des villes, les Etats contractants jouissent d'une grande marge d'appréciation pour mener leur politique urbanistique" (26). Dans un arrêt de 2004, la Cour est plus précise encore, puisqu'elle déclare que "les politiques d'urbanisme et d'aménagement du territoire relèvent par excellence des domaines d'intervention de l'Etat, par le biais, notamment, de la réglementation des biens dans un but d'intérêt général ou d'utilité publique. Dans de tels cas, où l'intérêt général de la communauté occupe une place prééminente, la Cour est d'avis que la marge d'appréciation de l'Etat est plus grande que lorsque sont en jeu des droits exclusivement civils" (27).

Ceci n'exclut évidemment pas le contrôle par la Cour de l'effectivité de l'intérêt général ou de l'utilité publique. Comme peut le noter Francis Haumont, "s'il est vrai que rares sont les arrêts de la Cour qui sanctionnent l'absence d'intérêt général ou d'utilité publique, il n'est pas exclu que l'exercice du droit de préemption soit davantage l'occasion d'abus qui le rendrait illégitime" (28). La Cour fait preuve en ce sens d'une vigilance particulière dans le contrôle des motifs susceptibles de justifier l'utilisation du droit de préemption, en exigeant un "juste équilibre [...] entre sauvegarde du droit de propriété et exigences de l'intérêt général" (29). Il faut, en effet, ajouter qu'il existe une dernière condition de l'ingérence visée à l'article 1er du premier Protocole. Elle a trait à sa proportionnalité : la mesure doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu. En d'autres termes, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et l'objectif poursuivi, ce qui implique que l'on ne fasse pas peser sur la personne concernée une charge disproportionnée et excessive (30).

Pour apprécier dans quelle mesure un Etat a pu ménager ce juste équilibre, la Cour utilise plusieurs paramètres, mais comme peut le souligner René Hostiou (31), "c'est un contrôle de l'utilité publique "de la troisième génération" que tend à imposer, avec tout le pragmatisme qui caractérise son action, la Cour européenne" (32). L'auteur insistant sur le fait "qu'alors que, dans un premier temps, correspondant à la période allant jusqu'au années trente, cette notion était susceptible d'être utilement contestée devant les juridictions administratives et que, dans un second temps, celle-ci ne pouvait être juridictionnellement remise en cause, par le biais du détournement de pouvoir ou de la théorie du bilan, qu'à partir d'une approche de la situation de fait figée à la date de la déclaration d'utilité publique, c'est désormais l'opération toute entière, dans toute sa globalité et sa chronologie complète, qui a vocation à rentrer dans le champ du contrôle juridictionnel" (33). Le bien préempté ayant été acquis par le biais de prérogatives de puissance publique qui, selon les termes mêmes d'un arrêt récent du Conseil d'Etat, "apportent une limitation au droit de propriété du vendeur et affectent à ce titre les intérêts de celui-ci" (34), il parait, en effet, nécessaire, pour qu'un juste équilibre soit ménagé "entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu", que la collectivité publique soit tenue de déterminer de manière circonstanciée la nature du projet d'aménagement envisagé à travers la décision de préemption, tout en donnant au bien une destination conforme aux termes de la décision de préemption.


(1) Préfet qui a présidé le groupe de travail du Conseil d'Etat sur le droit de préemption.
(2) J.-P. Duport, Permettre aux communes d'avoir une politique de préemption dynamique en évitant la censure du juge, AJDA, 2008, p. 731.
(3) R. Vandermeeren, Le contentieux des droits de préemption d'urbanisme : excès de pouvoir ou excès d'illégalités ?, AJDA, 2008, p. 734.
(4) Pour mémoire, l'article L. 210-1 du Code de l'urbanisme dispose que "les droits de préemption [...] sont exercés en vue de la réalisation, dans l'intérêt général, des actions ou opérations répondant aux objets définis à l'article L. 300-1". Ce dernier article, quant à lui, précise de façon exhaustive que ces "actions ou opérations d'aménagement ont pour objet de mettre en oeuvre un projet urbain, une politique locale de l'habitat, d'organiser le maintien, l'extension ou l'accueil des activités économiques, de favoriser le développement des loisirs et du tourisme, de réaliser des équipements collectifs, de lutter contre l'insalubrité, de permettre le renouvellement urbain, de sauvegarder ou de mettre en valeur le patrimoine bâti ou non bâti et les espaces naturels".
(5) CE, 25 juillet 1986, n° 62539, Lebouc (N° Lexbase : A4793AMH), Rec. CE, p. 218, AJDA, 1986, p. 712, concl. J.-C. Bonichot, JCP éd. G, 1987, II, n° 20758, obs. F. Bouyssou, D., 1987, jurisp., p. 54, note P. Terneyre.
(6) CE, Sect., 26 février 2003, n° 231558, M. et Mme Bour (N° Lexbase : A3418A7Q), Rec. CE, p. 59, AJDA, 2003, p. 729, chron. F. Donnat et D. Casas, BJDU, 2003, n° 2, p. 106, concl. P. Fombeur, obs. J.-C. Bonichot, JCP éd. A, 2003, n° 1900, note P. Billet, et n° 1382, obs. C. Broyelle.
(7) Ces difficultés étaient aussi accentuées par le délai très court de deux mois dans lequel la décision doit être prise et notifiée aux intéressés, ce délai ne permettant pas aux collectivités de mettre au point "un authentique projet d'opération".
(8) CE, 7 mars 2008, n° 288371, Commune de Meung-sur-Loire (N° Lexbase : A3807D77), JCP éd. A, 2008, n° 2124, note L. Benoit et n° 2088, note P. Billet, AJDA, 2008, p. 556, obs. A. Vincent, et p. 1449, note J.-F. Struillou.
(9) Le premier alinéa indique, en substance, que l'exercice des droits de préemption doit être justifié, soit par la réalisation d'une "action" ou d'une "opération" d'aménagement répondant aux objectifs définis à l'article L. 300-1, soit encore par la "création d'une réserve foncière en vue de réaliser ce type d'action ou d'opération".
(10) Le second alinéa précise que "toute décision de préemption doit mentionner l'objet pour lequel [...] [le droit de préemption] est exercé". L'objet en question ici étant celui évoqué par l'alinéa précédent, à savoir l'action ou l'opération d'aménagement, ou encore la création d'une réserve foncière.
(11) A l'exclusion des dispositions générales de la loi n° 79-587 du 11 juillet 1979, relative à la motivation des actes administratifs et à l'amélioration des relations entre l'administration et le public (N° Lexbase : L8803AG7) ; cf. CE, 16 décembre 1994, n° 116465, Beckert (N° Lexbase : A4056ASZ), Rec. CE, Tables, p. 1242.
(12) CE, 2 décembre 1988, n° 81844, SA d'économie mixte immobilière du Nord-Est parisien (N° Lexbase : A0529AQN).
(13) Cf. CE, 25 juillet 1986, Lebouc, précité.
(14) R. Vandermeeren, Le contentieux des droits de préemption d'urbanisme : excès de pouvoir ou excès d'illégalités ?, op. cit., p. 740.
(15) L. Benoit, Motivation et droit de préemption urbain, JCP éd. A, 2008, n° 2141.
(16) J.-F. Struillou, Motifs et motivation de la décision de préemption, AJDA, 2008, p. 1449.
(17) CE, 7 mars 2008, Commune de Meung-sur-Loire, précité.
(18) L. Benoit, Motivation et droit de préemption urbain, op. cit..
(19) CE, 26 janvier 2005, n° 272126, SCI Chopin-Leturc (N° Lexbase : A2784DG9), Rec. CE, Tables, p. 1030, AJDA, 2005, p. 623.
(20) L. Benoit, Motivation et droit de préemption urbain, op. cit..
(21) La décision peut valablement "se référer aux motivations générales mentionnées dans l'acte créant la zone".
(22) A ces deux hypothèses, la loi du 13 juillet 2006, portant engagement national pour le logement (ENL) (loi n° 2006-872 N° Lexbase : L2466HKK) est venue en ajouter une troisième : celle où, en l'absence de PLH, la commune "a délibéré pour définir le cadre des actions qu'elle entend mettre en oeuvre pour mener à bien un programme de construction et de logements locatifs sociaux".
(23) CE 1° et 6° s-s-r., 30 janvier 2008, n° 299675, Ville de Paris (N° Lexbase : A5957D4E), AJDA, 2008, p. 281.
(24) Cf., F. Haumont, La Cour européenne des droits de l'homme et le droit de préemption, AJDA, 2008, p. 747 et suivantes.
(25) Celui-ci comporte trois règles : celle du droit au respect de ses biens ; celle de la limitation du droit de priver quelqu'un de sa propriété ; et celle de la possibilité de limiter l'usage des biens conformément à l'intérêt général.
(26) Voir, par ex., CEDH, 23 septembre 1982, Req. 7151/75, Sporrong et Lönnroth (N° Lexbase : A5103AYN), ou CEDH, 8 novembre 2005, Saliba c/ Malte (N° Lexbase : A8257EPI).
(27) CEDH, 27 avril 2004, Req. 62543/00, Gorraiz Lizarraga et consorts c/ Espagne (N° Lexbase : A9860DBS).
(28) F. Haumont, La Cour européenne des droits de l'Homme et le droit de préemption, op. cit..
(29) CEDH, 22 septembre 1994, Req. 13616/88, Hentrich c/ France (N° Lexbase : A5109AYU), ou CEDH, 5 janvier 2001, Beyeler c/ Italie (N° Lexbase : A6718AWQ).
(30) Cf., CEDH, 23 septembre 1982, Sporrong et Lönnroth, précité.
(31) A propos d'une affaire concernant la création de réserves foncières par voie d'expropriation, mais dont le parallèle peut être fait sans mal avec l'exercice du droit de préemption.
(32) R. Hostiou, note sous CEDH, Req. 48161/99, 2 juillet 2002, Motais de Narbonne c/ France (N° Lexbase : A1464AZA), AJDA 2002, p. 1226.
(33) Ibid..
(34) CE, 21 mai 2008, n° 296156, Commune de Houilles (N° Lexbase : A7213D8N), AJDA, 2008, p. 1030.

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