Réf. : Cass. soc., 1er juillet 2009, n° 07-45.681, Société Emi Music France, FS-P+B (N° Lexbase : A5766EIE)
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N9151BLI
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par Sébastien Tournaux, Maître de conférences à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV
le 07 Octobre 2010
Résumé
Les redevances versées à l'artiste-interprète, qui sont fonction du seul produit de l'exploitation de l'enregistrement et ne sont pas considérées comme des salaires, rémunèrent les droits voisins qu'il a cédés au producteur et continuent à lui être versées après la rupture du contrat d'enregistrement. Par conséquent, ces redevances et avances sur redevances ne pouvaient être prises en considération dans l'évaluation du montant des rémunérations qu'aurait perçues l'artiste jusqu'au terme du contrat de travail à durée déterminée, montant représentant le minimum des dommages-intérêts dus en application de l'article L. 1243-4 du Code du travail (N° Lexbase : L1462H9Z). |
Commentaire
I - L'originalité de la nature des droits liés à la cession de l'oeuvre
Les artistes du spectacle bénéficient, par l'intermédiaire de l'article L. 7121-3 du Code du travail (N° Lexbase : L3102H9R), d'une présomption de salariat lorsqu'ils contractent avec une société de production, sauf à ce qu'il soit démontré que l'artiste exerce son activité "dans des conditions impliquant son inscription au registre du commerce". Cette présomption, instituée à la suite d'une forte mobilisation de la profession en 1969 (1), est destinée à garantir à différentes catégories d'artistes, parmi lesquels les artistes-interprètes, un accès à la protection sociale et au droit du travail. Cette volonté de protection s'explique aisément pour la grande majorité des artistes qui n'accèdent pas à la célébrité et dont les conditions de vie sont parfois très difficiles. En revanche, elle paraît nettement moins adaptée quand elle s'applique à une "tête d'affiche", qui a généralement les moyens d'obtenir lui-même une protection sociale adéquate.
Le texte ne fait pas une telle distinction, si bien que de nombreux artistes parmi les plus célèbres sont titulaires d'un contrat de travail à l'égard de leur maison de disques (2). Pour autant, ces différences de situation entre musiciens pourraient bien insidieusement être le ciment d'une interprétation particulièrement rigoureuse de la Cour de cassation en matière de rémunération des artistes, ce qu'illustre l'affaire commentée.
Le Code du travail semble faire clairement la distinction entre rémunération et salaire de l'artiste. En effet, l'article L. 7121-8 (N° Lexbase : L3112H97) dispose que "la rémunération due à l'artiste à l'occasion de la vente ou de l'exploitation de l'enregistrement de son interprétation, exécution ou présentation par l'employeur ou tout autre utilisateur n'est pas considérée comme salaire dès que la présence physique de l'artiste n'est plus requise pour exploiter cet enregistrement et que cette rémunération n'est pas fonction du salaire reçu pour la production de son interprétation, exécution ou présentation, mais est fonction du produit de la vente ou de l'exploitation de cet enregistrement". Autrement dit, le produit de la vente ou de l'exploitation des disques enregistrés est une rémunération, mais pas un salaire, au sens de ce texte. Si la distinction paraît d'une grande clarté, elle l'est beaucoup moins après analyse de l'arrêt commenté.
Un célèbre artiste-interprète, lié à sa maison de disques par contrat de travail à durée déterminée, s'était vu reprocher une faute grave que l'employeur avait invoquée pour rompre le contrat de manière anticipée par application de l'article L. 1243-1 du Code du travail (N° Lexbase : L1457H9T). Pour des raisons principalement probatoires, la cour d'appel saisie de l'affaire refusait que la qualification de faute grave puisse être retenue, si bien que la rupture était jugée injustifiée. Dans ces conditions, les conséquences d'une telle rupture injustifiée sont bien connues : le salarié est en droit de bénéficier de "dommages et intérêts d'un montant au moins égal aux rémunérations qu'il aurait perçues jusqu'au terme du contrat" (3).
La Chambre sociale de la Cour de cassation refuse d'admettre le moyen relatif à la contestation de la faute grave comme n'étant pas de nature à permettre l'admission du pourvoi. En revanche, elle se prononce sur les conséquences du caractère injustifié de la rupture et, en particulier, sur le mode de calcul qu'il convient de retenir pour déterminer le montant des dommages-intérêts auxquels le salarié peut prétendre.
Le litige portait sur les sommes qu'il convenait de prendre en compte. En effet, l'artiste bénéficiait de deux types de rémunération différents. Un premier type de rémunération, qualifié de "cachet", correspondait à des sommes versées au moment de l'enregistrement de l'album par l'artiste. Un second type de rémunération, qualifié de "redevances et avances sur redevances", représentait les sommes versées à l'artiste en fonction des ventes d'albums. Toute la question était donc de savoir s'il ne fallait prendre en compte que les cachets, d'un montant visiblement très faible, ou y ajouter les redevances pour calculer les rémunérations sur lesquelles devait être assis le calcul des dommages-intérêts.
Alors que la cour d'appel de Paris avait retenu l'ensemble des rémunérations pour un tel calcul, la Chambre sociale de la Cour de cassation limite l'assiette de calcul aux seuls cachets, jugeant que "les redevances versées à l'artiste-interprète, qui sont fonction du seul produit de l'exploitation de l'enregistrement et ne sont pas considérées comme des salaires, rémunèrent les droits voisins qu'il a cédés au producteur et continuent à lui être versées après la rupture du contrat d'enregistrement".
II - L'incohérence du régime des droits liés à la cession de l'oeuvre
Pour tout dire, cette solution ne convainc guère, car elle fait peu de cas de la distinction opérée en droit du travail entre rémunération et salaire. Certes, cette distinction est certainement l'une des plus malaisée (4). Pour autant, c'est au sujet des artistes que la Cour de cassation semblait, jusqu'ici, faire le plus nettement le distinguo entre salaire et rémunération (5). Or, l'interprétation des textes effectuée dans l'arrêt n'est pas orthodoxe.
Les sommes versées à l'artiste à l'occasion de la vente ou de l'exploitation de l'enregistrement sont exclues, sans équivoque, de la qualification de salaire par l'article L. 7121-8 du Code du travail. Il n'y a donc, de ce point de vue, rien de surprenant à ce que la Chambre sociale entérine cette disposition en énonçant que "les redevances versées à l'artiste-interprète [...] ne sont pas considérées comme des salaires".
Le même article L. 7121-8 du Code du travail qualifie expressément, et ce à deux reprises, les sommes en question de "rémunérations". A première vue donc, on devrait se satisfaire de la lecture de la motivation de la cour qui estime, dans la même phrase, que "les redevances versées à l'artiste-interprète [...] rémunèrent les droits voisins" (6).
A la suite de cette application stricte des qualifications de l'article L. 7121-8 du Code du travail, on pouvait, dès lors, s'attendre à une application aussi stricte des dispositions de l'article L. 1243-4 du même code. Ce texte prévoit, en effet, que la rupture anticipée injustifiée du contrat de travail à durée déterminée "ouvre droit pour le salarié à des dommages et intérêts d'un montant au moins égal aux rémunérations qu'il aurait perçues jusqu'au terme du contrat" (7). Pourtant, la Chambre sociale refuse de comptabiliser ces sommes comme des rémunérations dans l'assiette de calcul des dommages-intérêts.
La violation de la lettre du texte est patente, si bien qu'il est, alors, essentiel de comprendre pour quelle raison une telle solution a été retenue. Pour cela, trois arguments semblent pouvoir être soutenus, les deux premiers étant d'ordre juridique, le troisième reposant plutôt sur des considérations d'opportunité.
Sur un plan juridique, d'abord, il faut relever que le langage du législateur est fréquemment critiqué en matière de salaire et de rémunération. Le législateur utiliserait régulièrement l'un pour l'autre (8). Il n'est, dès lors, pas difficile d'imaginer que la Cour de cassation juge, ici, implicitement que ce n'est pas le terme rémunération, mais celui de salaire qui aurait dû être retenu pour le calcul des dommages-intérêts dus en cas de rupture anticipée du contrat de travail à durée déterminée. Pour autant, une telle logique n'a pas toujours été retenue et la Cour a parfois considéré qu'entraient dans l'assiette de calcul des dommages-intérêts des sommes dont la nature de salaire était bien contestable (9).
Sur le plan juridique toujours, on peut penser que la Chambre sociale entendait donner une importance particulière au fait que l'article L. 1243-4 impose la prise en compte des sommes que le salarié aurait normalement perçues "jusqu'au terme du contrat". En effet, les sommes versées à l'occasion de la vente ou de l'exploitation de l'oeuvre de l'artiste peuvent lui être versées bien longtemps après l'arrivée du contrat à son terme. Cependant, si une telle importance devait être donnée à cette interprétation, cela imposerait logiquement que soient distinguées les sommes touchées par l'artiste à ce titre durant la durée du contrat et celles qui lui auraient été versées après le terme initialement prévu. Or, une telle distinction n'apparaît nulle part dans la décision rendue.
Sur le plan de l'opportunité, ensuite, la Chambre sociale pourrait bien prendre insidieusement en considération le fait que l'artiste concerné dans cette affaire n'est pas représentatif de la grande majorité des artistes intermittents en faveur desquels a été mise en place la présomption de salariat. L'application du droit du travail aurait mené, peu ou prou, à l'allocation d'une somme d'un million d'euros à un artiste dont on peut penser qu'il n'est pas dans le besoin. Pour autant, une telle justification serait hautement discutable. Si la loi est mal faite, ce n'est, d'une manière générale, pas au juge de l'interpréter pour que ses effets soient plus conformes à l'équité. Cela est d'autant plus vrai que l'on se situe là dans un secteur d'activité dans lequel le lobbying de l'industrie du disque sur le législateur fonctionne relativement bien, comme en témoigne l'adoption des lois "DADVSI" (10),"Hadopi 1" (11) et, bientôt, "Hadopi 2" (12). Si la présomption légale de salariat sied mal à certaines catégories d'artistes, les maisons de production doivent se mobiliser afin que le législateur modifie les textes, mais en aucun cas ce rôle ne devrait être tenu par le juge.
Pour conclure, il faut, enfin, relever que la décision rendue implique nécessairement des incohérences dans le régime juridique applicable aux artistes salariés. Nous donnerons deux illustrations de ce constat.
En forçant le trait, on peut, d'abord, se demander si la décision rendue ne remet pas purement et simplement en cause la présomption légale de salariat des artistes-interprètes. En effet, on s'aperçoit à la lecture des moyens précieusement annexés à l'arrêt, que l'artiste percevait un salaire dérisoire en application du contrat de travail (13). Nous ne pouvons aller jusqu'à dire que la solution de la Cour de cassation mène à priver totalement de cause la prestation de travail de l'artiste salarié. Pour autant, en d'autres temps, des contreparties dérisoires furent considérées comme rendant l'obligation du cocontractant comme dépourvue de cause (14).
Il faut, ensuite, relever que la Cour de cassation n'est guère cohérente quant au traitement qu'elle réserve aux sommes versées aux artistes à l'occasion de la vente ou de l'exploitation de leur oeuvre. En effet, si cette décision nous apprend que ces sommes ne peuvent être considérées comme des rémunérations dues au salarié jusqu'au terme de son contrat de travail, la Cour de cassation a, en revanche, à plusieurs reprises, estimé que ces sommes devaient être couvertes par l'AGS en cas de procédure collective (15). Or, on se souviendra que la Cour de cassation définit les créances garanties par l'AGS comme celles nées de l'exécution du contrat de travail. Au vu de l'incohérence de ces deux positions, il y a fort à parier que l'une d'elle évoluera.
Décision
Cass. soc., 1er juillet 2009, n° 07-45.681, Société Emi Music France, FS-P+B (N° Lexbase : A5766EIE) Cassation partielle, CA Paris, 21ème ch., sect. C, 13 décembre 2007, n° 05/07345, Société Emi Music France (N° Lexbase : A7353D3Q) Textes visés : C. prop. intell., art. L. 212-3 (N° Lexbase : L3434ADK) ; C. trav., art. L. 1243-1 (N° Lexbase : L1457H9T), L. 1243-4 (N° Lexbase : L1462H9Z), L. 7121-3 (N° Lexbase : L3102H9R) et L. 7121-8 (N° Lexbase : L3112H97) Mots-clés : artistes-interprètes ; présomption de salariat ; rupture anticipée du contrat de travail à durée déterminée ; rémunération ; salaire ; droits voisins Lien base : |
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