La lettre juridique n°361 du 30 juillet 2009 : Baux commerciaux

[Jurisprudence] De la prescription de l'action en paiement de l'indemnité d'éviction

Réf. : Cass. civ. 3, 8 juillet 2009, n° 08-13.962, Société JBMS "Margot", FS-P+B (N° Lexbase : A7288EIR)

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N1464BLS

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par Julien Prigent, Avocat à la cour d'appel de Paris, Directeur scientifique de l'Encyclopédie "Baux commerciaux"

le 07 Octobre 2010

Est prescrite l'action en paiement de l'indemnité d'éviction lorsqu'un délai de plus deux années s'est écoulé entre la date de l'ordonnance de référé désignant un expert en vue de la détermination du montant de l'indemnité d'éviction et les conclusions par lesquelles le preneur a demandé le paiement d'une indemnité d'éviction. Tel est l'enseignement d'un arrêt de la Cour de cassation du 8 juillet 2009 qui permet de revenir sur la prescription de l'action en fixation du paiement de l'indemnité d'éviction, au regard notamment de récentes réformes législatives. En l'espèce, par acte du 27 avril 2001, le propriétaire de locaux à usage commercial donnés à bail avait donné congé à son preneur avec offre de paiement d'une indemnité d'éviction pour le 31 octobre 2001. Le bailleur avait alors assigné le preneur le 6 novembre 2001 en référé expertise. Par ordonnance du 9 janvier 2002, le juge des référés avait désigné un expert pour évaluer le montant de l'indemnité d'éviction et de l'indemnité d'occupation. Après dépôt du rapport de l'expert, le bailleur avait assigné le locataire à l'effet de faire fixer le montant de l'indemnité d'occupation due par le preneur. Par conclusions signifiées le 26 avril 2004, ce dernier avait demandé le paiement d'une indemnité d'éviction. Le bailleur avait alors, aux termes de conclusions notifiées le 18 octobre 2005, demandé que le preneur soit déclaré déchu de son droit à indemnité d'éviction en raison de la prescription biennale édictée par l'article L. 145-60 du Code de commerce (N° Lexbase : L8519AID).

I - Sur la prescription et la forclusion biennale en matière de baux commerciaux

Aux termes de l'article L. 145-60 du Code de commerce, "toutes les actions exercées en vertu du présent chapitre se prescrivent par deux ans", le chapitre visé étant le chapitre V du Code de commerce intitulé "Du bail commercial".

A cette prescription biennale, s'ajoutait, également, un délai de forclusion d'une même durée. L'article L. 145-9 du Code de commerce, dans son ancienne rédaction (N° Lexbase : L5737AIC), disposait, en effet, "que le locataire qui entend, soit contester le congé, soit demander le paiement d'une indemnité d'éviction, doit, à peine de forclusion, saisir le tribunal avant l'expiration d'un délai de deux ans à compter de la date pour laquelle le congé a été donné". En présence d'une demande de renouvellement, l'article L. 145-10 du Code de commerce, dans son ancienne rédaction (N° Lexbase : L5738AID), comportait une disposition similaire : "le locataire qui entend, soit contester le refus de renouvellement, soit demander le paiement d'une indemnité d'éviction, doit, à peine de forclusion, saisir le tribunal avant l'expiration d'un délai de deux ans à compter de la date à laquelle est signifié le refus de renouvellement".

La loi n° 2008-776 du 4 août 2008, de modernisation de l'économie (N° Lexbase : L7358IAR), a modifié les articles L. 145-9 et L. 145-10 du Code de commerce afin de soumettre l'action du preneur en contestation du congé ou en paiement de l'indemnité d'éviction au régime de la prescription et non à celui de la forclusion en raison de la sévérité des effets de cette dernière. En effet, la "forclusion constitue une véritable déchéance du droit puisque celui qui a laissé expirer le délai ne peut plus agir directement aux fins d'exécution ni même opposer, par voie d'exception, le droit atteint de forclusion. En outre, et à la différence de la prescription, la forclusion joue de manière inexorable : le délai ne peut pas être interrompu (en matière de prescription, l'interruption arrête le cours du délai et anéantit rétroactivement le temps déjà accompli), ni suspendu (en matière de prescription, la suspension arrête le cours du délai sans anéantir le temps déjà accompli, de telle sorte que si la prescription recommence à courir, le temps déjà écoulé sera pris en compte) lorsque le titulaire se trouve dans l'incapacité d'agir. Surtout, le juge est tenu de soulever d'office ce moyen et ne peut en écarter l'application, alors que la prescription doit être invoquée par son bénéficiaire" (rapport de L. Béteille, E. Lamure et Ph. Marini, déposé le 24 juin 2008, fait au nom de la commission spéciale chargée d'examiner le projet de loi, adopté par l'assemblée nationale après déclaration d'urgence, de modernisation de l'économie, p. 183 et 184).

Désormais, les termes "à peine de forclusion" ayant été supprimés dans les nouveaux articles L. 145-9 (N° Lexbase : L2243IBP) et L. 145-10 (N° Lexbase : L2308IB4) du Code de commerce, les actions du preneur en contestation du congé et en paiement de l'indemnité d'éviction se retrouvent soumises au régime général de la prescription biennale de l'article L. 145-60 de ce code, ces actions étant fondées sur des dispositions du statut des baux commerciaux.

Cependant, bien avant cette réforme, la Cour de cassation avait restreint le champ d'application de la forclusion de l'action en contestation du congé ou en paiement de l'indemnité d'éviction. En effet, elle avait précisé que cette forclusion ne s'appliquait pas en présence d'un congé avec offre de payer une indemnité d'éviction (Cass. civ. 3, 3 juillet 1984, n° 83-11.500, Epoux Coueron c/ Epoux Courtin N° Lexbase : A0793AAM, Rev. loyers, 1984, p. 319 ; Cass. civ. 3, 29 septembre 1999, n° 97-21.171, Mme Chrétien c/ Mme Vacher N° Lexbase : A8140AGL), sauf si l'offre d'une indemnité d'éviction est subsidiaire et qu'à titre principal, il a été refusé tout droit au paiement d'une indemnité d'éviction au preneur par le bailleur (Cass. civ. 3, 22 février 1989, n° 87-17.077, Epoux Haget c/ Consorts Arros N° Lexbase : A4388AAR). La forclusion n'a pas vocation non plus à s'appliquer en présence d'un congé offrant le renouvellement (Cass. civ. 3, 12 juin 1985, n° 84-12.299, Brasserie Tigre et Artésienne SA, Etablissements Henninot SARL c/ Mme Pruvost N° Lexbase : A4635AAW ; en ce sens également, voir Cass. civ. 3, 29 avril 2002, n° 01-01.497, F-D N° Lexbase : A5638AYH ; Cass. civ. 3, 29 mars 2000, n° 98-15.315, M. Delaby, agissant en qualité de mandataire-liquidateur de la société c/ M. Luc Andrillon et autres N° Lexbase : A9338ATZ). En raison de l'exclusion de la forclusion dans ces hypothèses, s'est posée la question de la soumission ou non à la prescription biennale des actions concernées. La Cour de cassation s'est récemment prononcée, explicitement, en faveur de l'application de cette prescription en précisant que "la prescription biennale de l'article L. 145-60 du Code du commerce n'est pas soumise à la condition que le droit du preneur à une indemnité d'éviction soit contesté" (Cass. civ. 3, 31 mai 2007, n° 06-12.907, Société civile immobilière (SCI) Les Hirondelles II, FS-P+B N° Lexbase : A5133DWZ).

Dans l'espèce rapportée, le bailleur avait délivré un congé portant refus de renouvellement du bail avec offre d'une indemnité d'éviction. La question de la nature du délai applicable, mais également des textes applicables, à l'action du preneur en paiement de l'indemnité d'éviction n'a pas été posée. Toutefois, compte tenu de la jurisprudence précitée, l'action du preneur en paiement d'une indemnité d'éviction était soumise à un délai de prescription biennale. La solution serait identique sous l'empire des nouveaux articles L. 145-9 et L. 145-10 du Code de commerce qui ont supprimé la référence au délai de forclusion.

Reste, une fois déterminées la nature et la durée du délai sanctionnant l'action du preneur en paiement de l'indemnité d'éviction, à préciser le point de départ de ce délai et les actes susceptibles de l'interrompre.

II - Le régime de la prescription biennale de l'action en paiement de l'indemnité d'éviction

L'article L. 145-60 du Code de commerce est silencieux sur le point de départ du délai de prescription biennale. Il incombe donc à la jurisprudence, en fonction de chacune des actions concernées par ce délai, de déterminer ce dies a quo (sur ce point et pour chaque action, voir, dans l’Ouvrage "baux commerciaux" N° Lexbase : E5374AER). La loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile (N° Lexbase : L9102H3I) ne semble pas devoir modifier les solutions prétoriennes élaborées jusqu'à ce jour. En effet, même si le nouvel article 2224 du Code civil (N° Lexbase : L7184IAC) détermine le point de départ du délai de prescription ("à compter du jour où le titulaire d'un droit a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l'exercer"), ce texte est relatif au délai de droit commun, désormais de cinq ans, et il ne devrait pas trouver à s'appliquer aux délais de prescription spéciaux (en ce sens, F. Auque, Réforme de la prescription et droit des baux commerciaux, AJDI, 2009, p. 344).

Cependant, en ce qui concerne l'action en paiement de l'indemnité d'éviction, le point de départ du délai, initialement de forclusion et désormais de prescription, est expressément prévu par les articles L. 145-9 et L. 145-10 du Code de commerce. Dans le premier cas, le délai court à compter de la date d'effet du congé (pour une application, voir Cass. civ. 3, 23 mars 1994, n° 92-13.127, Société La Bourbonnaise c/ Laboratoire de recherches et de parfums Cannes N° Lexbase : A6870AB3 ; Cass. civ. 3, 23 mai 2002, n° 00-22.473, FS-D N° Lexbase : A6989AYI) et dans le second cas, à compter de la date à laquelle est signifié le refus de renouvellement (pour une application, voir Cass. civ. 3, 23 novembre 1982, n° 81-11.780, Epoux Solibieda c/ Epoux Lart N° Lexbase : A7582AGW).

Dans l'espèce rapportée, c'est un congé avec offre de paiement d'une indemnité d'éviction qui avait été délivré au preneur le 27 avril 2001 pour le 31 octobre 2001. A l'époque des faits, l'action en paiement de l'indemnité d'éviction, compte tenu de la proposition du bailleur de régler cette dernière, était donc soumise, en vertu de la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass. civ. 3, 31 mai 2007, n° 06-12.907, préc.) à la prescription biennale. Dans son arrêt du 8 juillet 2009, la Haute cour ne se prononce pas expressément sur le point de départ de ce délai. En effet, elle constate qu'il a été interrompu par l'assignation du bailleur délivrée le 6 novembre 2001. Quelle que soit la date à retenir, date de délivrance du congé ou date d'effet du congé, moins de deux années s'étaient écoulées. Le fait que, selon les termes de l'arrêt, le bailleur ait formé lui-même une demande tendant à voir fixer par dire d'expert judiciaire le montant de l'indemnité d'éviction ne doit pas étonner dans la mesure où, compte tenu du droit du preneur à rester dans les locaux jusqu'au paiement de l'indemnité d'éviction (C. com., art. L. 145-28 N° Lexbase : L5756AIZ), le bailleur a tout intérêt, pour voir se libérer les locaux, à prendre l'initiative de cette fixation. Il sollicite corrélativement la fixation du montant de l'indemnité d'occupation due par le preneur à compter de la cessation du bail par l'effet du congé.

Cependant, compte tenu de l'interprétation de l'ancien article 2244 du Code civil (N° Lexbase : L2532ABE) faite par la Cour de cassation, la seule demande du bailleur tendant à voir désigner un expert judiciaire aux fins de fixation de l'indemnité d'éviction ne paraît pas pouvoir interrompre la prescription de cette action à l'égard du preneur. Selon, la Haute cour, en effet, la citation en justice n'interrompt la prescription que si elle a été signifiée par le créancier lui-même au débiteur se prévalant de la prescription (Cass. com., 9 janvier 1990, n° 88-15.354, Société Fumeron et Cie et autres c/ Société européenne d'études et d'engenierie et autres N° Lexbase : A0089ABW ; Cass. com., 14 novembre 1977, n° 76-12.311, Société Malissard Frères-Savarzeix et Cie c/ SA Lempereur et Duparc, SA Comptoir Montbéliardais d'électricité N° Lexbase : A4731CHP). Le preneur aura pu, toutefois, interrompre le délai en formant, même à titre reconventionnel et en référé, une demande d'expertise (Cass. com., 2 avril 1996, n° 93-20.901, Etablissements Steinheil-Dieterlen, Marchal fils c/ Compagnie du Niger français N° Lexbase : A9477ABM). Il doit être noté que le nouvel article 2241 du Code civil (N° Lexbase : L7181IA9), dans sa rédaction issue de la réforme de la prescription en matière civile, a supprimé la précision selon laquelle c'est à l'égard de celui qu'on veut empêcher de prescrire que la citation en justice emporte un effet interruptif.

S'agissant de l'effet interruptif de l'assignation en référé expertise, la Cour de cassation avait déjà eu l'occasion de préciser, au visa de l'article 2444 du Code civil, avant la réforme de la prescription en matière civile, qu'un nouveau délai de prescription, identique à celui interrompu, commençait à courir à compter de l'ordonnance de référé désignant un expert (voir, par exemple, Cass. civ. 3, 11 mai 1994, n° 92-19.747, M Houdard c/ Syndicat des copropriétaires de la résidence Europe N° Lexbase : A7315ABK ; en ce sens, également, à propos de l'action en paiement de l'indemnité d'occupation, voir Cass. civ. 2, 21 novembre 2002, n° 00-21.372, FS-D N° Lexbase : A0553A4A). Cette solution est rappelée par l'arrêt commenté, la Cour de cassation relevant que la prescription interrompue par l'assignation du bailleur avait repris effet à la date de l'ordonnance désignant l'expert. Le preneur ayant formé sa demande de paiement de l'indemnité d'éviction plus de deux ans après la date de cette ordonnance, son action était prescrite. Le caractère radical des effets de la prescription doit conduire à la plus grande vigilance, compte tenu notamment du temps qui peut s'écouler entre la désignation de l'expert judiciaire et le dépôt de son rapport.

Toutefois, pour les instances introduites après l'entrée en vigueur de la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008, portant réforme de la prescription en matière civile, la solution est désormais différente. En effet, dans sa rédaction issue de ladite loi, l'article 2239 du Code civil (N° Lexbase : L7224IAS) dispose que la prescription est suspendue lorsque le juge fait droit à une demande de mesure d'instruction présentée avant tout procès. Toujours selon ce texte, le délai de prescription recommence alors à courir, pour une durée qui ne peut être inférieure à six mois, à compter du jour où la mesure a été exécutée, soit à compter du dépôt du rapport d'expertise. La prescription ne commencera donc plus à courir à compter de l'ordonnance de référé désignant l'expert, réduisant les risques de prescription engendrés par la durée des expertises.

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