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N1399BLE
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
La Justice selon Aristote. Que les lecteurs me pardonnent, une nouvelle fois, d'en revenir, toujours et encore, au grand homme de Stagire, mais c'est tout de même à ce dernier que l'on doit, entre milliers autres concepts, celui d'équité. Principe modérateur du droit objectif selon lequel chacun peut prétendre à un traitement juste, égalitaire et raisonnable, l'équité est, un peu, le ver dans le fruit de la Justice, sans lequel cette dernière tournerait sans doute plus aisément... sans nécessairement être tout à fait juste. C'est parce que le juge peut statuer, aux termes de la loi, ex aequo et bono, écartant les règles légales lorsqu'il estime que leur application stricte aurait des conséquences inégalitaires ou déraisonnables, que la Justice (commutative) n'est pas qu'un concept, mais un fondement de la vie sociale et de la civilisation.
"L'équitable, tout en étant juste, n'est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu'il y a des cas d'espèce pour lesquels il est impossible de poser un énoncé général qui s'y applique avec rectitude. Dans les matières, donc, où on doit nécessairement se borner à des généralités et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d'ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La loi n'en est pas moins sans reproche, car la faute n'est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l'ordre pratique revêt ce caractère d'irrégularité. Quand, par suite, la loi pose une règle générale et que là-dessus survient un cas en-dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l'omission et de se faire l'interprète de ce qu'eût dit le législateur lui-même s'il avait été présent à ce moment, et de ce qu'il aurait porté dans sa loi s'il avait connu le cas en question" (Ethique à Nicomaque, Livre V, chapitre 14).
La Justice selon John Rawls. Pour le philosophe américain, la Justice (distributive), bras armé de la correction des inégalités, n'a pas vocation à l'égalité absolue, mais à l'égalité des proportions à raison des mérites. Ce faisant, l'homme de Baltimore conçoit l'équité comme l'équilibre des droits et obligations de chacune des parties prenantes à une "coopération mutuellement avantageuse". Autrement dit, si la Justice doit corriger une inégalité, elle ne doit pas le faire au détriment d'un autre groupe d'individus déjà soumis à la restriction de sa liberté.
"L'idée principale est la suivante : quand un certain nombre de personnes s'engagent dans une entreprise de coopération mutuellement avantageuse selon des règles et donc imposent à leur liberté des limites nécessaires pour produire des avantages pour tous, ceux qui se sont soumis à ces restrictions ont le droit d'espérer un engagement semblable de la part de ceux qui ont tiré avantage de leur propre obéissance. Nous n'avons pas à tirer profit de la coopération des autres sans contrepartie équitable. Les deux principes de la justice définissent ce qu'est une contrepartie équitable dans le cas des institutions de la structure de base. Ainsi, si le système est juste, chacun recevra une contrepartie équitable à condition que chacun (y compris lui -même) coopère" (Théorie de la justice, § 18, p. 142).
Prestations sociales indues. Le problème, à l'oraison de ces deux conceptions de l'équité, c'est qu'appliquées à l'exemple de cette affaire, portée devant le Conseil d'Etat le 15 juin dernier, et sur laquelle revient cette semaine Christophe Willmann, Professeur à l'Université de Rouen et Directeur scientifique de notre encyclopédie de droit de la Sécurité sociale, elles laissent toutes deux un sentiment amer sur l'essence même de la Justice, rappelant ainsi que sa raison n'est pas aisée à comprendre et qu'il faut, sans cesse se mouvoir dans les couloirs du temps et de l'interprétation pour essayer de l'appréhender. En l'espèce, donc, le Conseil d'Etat énonce, qu'en vertu du premier alinéa de l'article L. 262-41 du Code de l'action sociale et des familles, tout paiement indu d'allocation de RMI donne lieu à récupération. Il ajoute que, si le dernier alinéa de cet article permet au président du conseil général, en cas de précarité de la situation du débiteur, de faire remise de la créance qui en résulte pour le département, il résulte des dispositions ajoutées à cet alinéa par la loi n° 2006-339 que cette faculté ne peut s'exercer en cas de manoeuvre frauduleuse ou de fausse déclaration, cette dernière notion devant s'entendre comme visant les inexactitudes ou omissions délibérément commises par l'allocataire dans l'exercice de son obligation déclarative.
Fraus omnia corrumpit. "La fraude fait échec à toutes les règles ; c'est parce qu'elle est la négation du devoir de loyauté qui fait partie de ce fonds permanent de la nature humaine et constitue la réalité sous-jacente à tous les faits juridiques" écrivait le Procureur général près de la Cour de cassation Besson, en 1953. L'adage donne, ainsi, un net avantage aux conceptions de John Rawls et, dans le cas présent, un net avantage à l'application rigoureuse de la loi et de la répétition de l'indu... Ce qui peut paraître des plus étonnants, lorsque l'on sait que Rawls est l'un des chantres de la Justice sociale ; étrange équité. Se souvenir, alors, de Platon : "La perversion de la cité commence par la fraude des mots".
Les juges du Haut conseil, l'âme plus poétique, lui auront préféré Sophocle (dans Oedipe à Colone): "Un bien acquis par fraude ne profite jamais longtemps" !
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