La lettre juridique n°361 du 30 juillet 2009 : Urbanisme

[Jurisprudence] La reconnaissance flexible de l'intérêt d'agir d'une association de surveillance de l'utilisation des deniers publics et de l'acquéreur évincé contre une décision de préemption

Réf. : CE, 1° et 6° s-s-r., 1er juillet 2009, n° 319238, Association La Fourmi Vouvrillonne (N° Lexbase : A5656EIC)

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

le 07 Octobre 2010

En matière administrative, les différents recours juridictionnels ne sont recevables que si ceux qui les exercent ont intérêt à contester l'acte attaqué. A cet égard, la notion d'intérêt à agir est malaisée à définir avec précision. Elle ne repose sur aucun texte législatif ou réglementaire, mais seulement sur le principe général de procédure exprimé par la maxime "pas d'intérêt, pas d'action". Et, le juge pratique, en fonction des circonstances, une véritable politique jurisprudentielle qui donne à la notion d'intérêt à agir un caractère assez malléable. Ce sont les faits qui conditionnent, souvent, l'attitude du juge au risque de certaines contradictions et de rendre, parfois, difficilement intelligibles par les requérants les décisions prises. Néanmoins, on peut dire, qu'après une longue période d'ouverture, la tendance actuelle est plutôt marquée par une reconnaissance moins souple de la recevabilité, tendance qui n'est pas sans lien avec le développement quantitatif du contentieux administratif.
La présente affaire semble, pourtant, contredire ce mouvement général de restriction. Il ressort des faits de l'espèce que MM. André et Jacques H. se sont engagés, par acte notarié du 5 juin 2003, à accorder la préférence à M. G. dans l'hypothèse où l'immeuble situé sur la commune de Vouvray, propriété de leur mère, viendrait à être céder à titre onéreux. Deux actes ont été conclus à la suite concernant cet immeuble : un premier acte sous seing privé du 17 juin 2006 s'apparentant à une seconde promesse de vente conclu entre M. G., en l'occurrence le bénéficiaire du droit de préférence, et M. F., les deux personnes s'engageant réciproquement l'un à acheter, l'autre à lui racheter pour le prix de 588 000 euros la maison et deux autres parcelles ; par un second acte, cette fois notarié, du 21 juin 2006, les consorts H. et le syndicat des vignerons de l'aire d'appellation Vouvray ont régularisé un compromis de vente portant sur l'immeuble en cause moyennant le prix de 550 000 euros sous la condition suspensive qu'aucun droit de préemption ou pacte de préférence pouvant exister ne soit exercé. Par lettre du 19 juillet 2006, M. G. a fait, par suite, usage de son droit de préférence en indiquant au notaire qu'il acceptait le prix et les conditions de la vente et qu'il serait en mesure de signer l'acte le 3 août 2006. En réaction à l'exercice de ce droit de préférence, la communauté de communes de Vouvrillon a décidé d'exercer son droit de préemption urbain sur ledit immeuble. M. F., en tant que sous-acquéreur potentiel du bien préempté, et l'association "La Fourmi Vouvrillonne", en tant qu'association de surveillance de l'utilisation des deniers publics, ont demandé l'annulation de la délibération mentionnée.

Par jugement en date du 5 juin 2007, le tribunal administratif d'Orléans a fait droit à la demande, la communauté de commune interjetant immédiatement appel de ce jugement en demandant son annulation et le rejet de la demande présentée en première instance. Par un arrêt du 8 avril 2008, la cour administrative d'appel de Nantes annule le jugement et rejette la demande d'annulation présentée par l'association et M. F. au motif qu'ils n'avaient pas intérêt pour agir (1). Pour la cour, l'objet statutaire de l'association ne lui donne pas "qualité pour agir à l'encontre de la délibération contestée [...] décidant d'exercer le droit de préemption urbain sur un ensemble immobilier dont il est constant que ladite association n'est, ni propriétaire ou locataire, ni acquéreur évincé". M. F. ne présentant pas davantage d'intérêt direct à agir contre la décision de préemption, la circonstance qu'il s'est trouvé privé de la possibilité de racheter l'immeuble ne suffit pas à lui conférer cet intérêt.

Pour le Conseil d'Etat, la décision des juges du fond tendant à dénier tout intérêt à agir de l'association à l'encontre de la délibération litigieuse est entachée d'erreur de droit. La Haute juridiction administrative relève, tout d'abord, que la circonstance que les statuts de l'association requérante aient été déposés postérieurement à la décision de préemption litigieuse est sans incidence sur la recevabilité de la demande d'annulation, les dispositions de l'article L. 600-1-1 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L1047HPH) ne s'appliquant qu'aux décisions relatives à l'occupation ou l'utilisation des sols. En outre, l'association requérante a, notamment, pour objet "de surveiller l'utilisation par les collectivités et leurs représentants des deniers publics afin de défendre les intérêts collectifs ou individuels des concitoyens des communes de Vouvrillon en luttant [...] contre tout gaspillage ou engagement financier que les concitoyens vouvrillons jugeraient inutiles, inappropriés, exagérés [...]". Or, la délibération par laquelle la communauté de communes a décidé d'exercer son droit de préemption en vue d'acquérir l'immeuble en cause pour un coût de 550 000 euros engage les finances de cette collectivité et, par suite, est de nature à porter atteinte aux intérêts que cette association entend défendre.

La Haute juridiction estime, de même, concernant l'intérêt à agir de M. F., que la cour a inexactement qualifié les faits de l'espèce. L'exercice de son droit de préférence par M. G. et son engagement ferme de rétrocession à M. F. faisaient de ce dernier l'acquéreur finalement évincé par la préemption. En ce sens, il doit lui être reconnu un droit suffisamment certain et direct sur le bien préempté. Le Conseil d'Etat rappelant que "l'intérêt à agir contre une décision de préemption ne se limite pas aux titulaires d'une promesse de vente, mais peut être reconnu à ceux qui bénéficient d'un droit suffisamment certain et direct sur le bien préempté".

On a pu louer, d'un point de vue général, le "libéralisme" du juge administratif dans l'appréciation de l'intérêt donnant qualité pour agir contre une décision administrative (2), mais après une longue période d'ouverture, celui-ci a néanmoins posé des butoirs à l'exercice des recours et reconnu de manière moins souple la recevabilité des actions notamment en matière d'urbanisme. Il y a là, en effet, un domaine où les impératifs de sécurité juridique sont de première importance et où les recours intempestifs, qu'ils émanent le plus souvent d'associations mais aussi des tiers aux décisions litigieuses, sont de plus en plus critiqués par les élus et autres intervenants publics. Pourtant, s'il y a une tendance à la restriction, celle-ci présente plus "les caractères d'une oeuvre impressionniste que d'inspiration réaliste" (3). Le juge procède, en effet, par petites touches et la jurisprudence commentée confirme la flexibilité de l'intérêt à agir dans le contentieux administratif, l'appréciation du juge étant susceptible de s'adapter aux circonstances (II). La tendance générale peut, de la sorte, être, a priori, contredite (I).

I - La négation a priori de l'interprétation classique du juge administratif dans l'appréciation à agir

Au climat de défiance actuel quant aux différents recours exercés par les associations en matière d'urbanisme (A), s'ajoute une jurisprudence classique du juge administratif qui tend à exclure tout droit à contestation aux tiers à la décision de préemption (B).

A - Un intérêt à agir, en principe, dénié pour les associations en matière de décision de préemption

L'article L. 600-1-1, introduit dans le Code de l'urbanisme par l'article 14 de la loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006 (N° Lexbase : L2466HKK), dite "loi ENL" (4), dispose qu'une association n'est recevable à agir contre une décision relative à l'occupation ou l'utilisation des sols que si le dépôt des statuts de l'association en préfecture est intervenu antérieurement à l'affichage en mairie de la demande du pétitionnaire. Cette innovation législative (5) constitue l'aboutissement d'une longue série de tentatives, jusqu'alors demeurées plus ou moins vaines, destinées à limiter les recours associatifs contre les autorisations d'urbanisme. On peut citer, à titre d'exemple, la loi n° 94-112 du 9 février 1994, portant diverses dispositions en matière d'urbanisme et de construction (N° Lexbase : L8040HHA) (6) qui a interdit d'invoquer, par voie d'exception, l'illégalité pour vice de forme ou de procédure d'un document d'urbanisme (7) après l'expiration d'un délai de six mois à compter de la prise d'effet du document (C. urb., art. L. 600-1 N° Lexbase : L7650ACC). Si cette réforme avait pour objet de stabiliser, notamment, les POS en réduisant les occasions de contentieux, elle n'a pas été très efficace quant à son effet réducteur tout en faisant du droit de l'urbanisme un droit dérogatoire au regard d'un recours traditionnel du contentieux administratif pour un résultat au final médiocre. Lors des débats sur la loi "SRU" (8), le Sénat avait, également, eu à connaître d'une proposition tendant à subordonner la recevabilité des recours pour excès de pouvoir formés par les associations contre des autorisations d'urbanisme à la consignation d'une somme dont le montant serait fixé par le juge (9).

C'est, néanmoins, dans cette logique qu'a été retenue la restriction à la recevabilité des recours associatifs qu'édicte, désormais, l'art. L. 600-1-1 du Code de l'urbanisme. Plus généralement, l'intention du législateur, qui a adopté cette disposition contre l'avis du Gouvernement, était de faire obstacle à la création d'associations ad hoc, spécialement constituées en vue d'attaquer une autorisation d'urbanisme délivrée ou en passe de l'être, et ce avec l'idée sous-jacente que la mise en oeuvre des permis de construire serait trop souvent paralysée par des recours abusifs, dictés par l'intention de nuire et de retarder la réalisation d'un projet, voire encore l'espérance de monnayer un désistement. A cet égard, il convient de rappeler que ne sont visés par la restriction apportée à la recevabilité des recours associatifs que ceux dirigés contre "une décision relative à l'occupation ou l'utilisation des sols". Il apparaît ainsi, immédiatement, que ne sont donc pas concernées les recours tendant à l'annulation des documents d'urbanisme comme les décisions de préemption. C'est ce que rappelle le Conseil d'Etat, en l'espèce, en disposant que "la circonstance que les statuts de l'association requérante aient été déposés postérieurement à la décision de préemption litigieuse est sans incidence sur la recevabilité de la demande d'annulation, les dispositions de l'article L. 600-1-1 du Code de l'urbanisme ne s'appliquant qu'aux décisions relatives à l'occupation ou l'utilisation des sols".

La délimitation du champ d'application de la restriction avait pu en un certain temps poser certaines difficultés, notamment, pour la mise en oeuvre de la formule également employée dans le cadre de l'article R. 600-1 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L7749HZZ) concernant la notification obligatoire des recours à l'auteur de la décision et, lorsque le litige porte sur une autorisation, à son bénéficiaire (10), mais le dispositif de l'article L. 600-1-1 est, en effet, conçu de telle sorte qu'il apparaît clairement que les décisions concernées par la restriction apportée à l'exercice des recours associatifs sont celles prises à la suite d'une demande devant faire l'objet d'un affichage en mairie ce qui n'est pas le cas de la décision de préemption. En application de l'article R. 423-6 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L7488HZD), qui est au nombre des dispositions communes aux diverses autorisations et aux déclarations préalables, se trouvent ainsi visés les permis de construire, les permis d'aménager, les permis de démolir et les décisions de non-opposition à des déclarations préalables.

Le juge administratif aurait, néanmoins, pu tenir compte, en l'espèce, de l'application dans le temps, dans les conditions de droit commun, de la limitation des recours posé par l'article L. 600-1-1 du Code de l'urbanisme. Cette règle est entrée en vigueur le 17 juillet 2006, soit le lendemain de la publication de la loi au Journal officiel. S'agissant d'une disposition nouvelle qui affecte la substance du droit de former un recours pour excès de pouvoir contre une décision administrative, elle est, en l'absence de dispositions expresses contraires, applicable aux recours formés contre les décisions intervenues après son entrée en vigueur, alors même que ces dernières statuent sur des demandes présentées antérieurement à cette entrée en vigueur. Le droit de préemption ayant été exercé, dans la décision commentée, par délibération du 20 juillet 2006 et la recevabilité d'un recours s'appréciant, en principe, à la date de son introduction, la disposition de l'article L. 600-1-1, entrée en vigueur le 17 juillet 2006, aurait pu faire obstacle à la recevabilité d'une requête présentée après l'entrée en vigueur de la loi par une association dont le dépôt des statuts est intervenu postérieurement à l'affichage de la demande du bénéficiaire à la décision de préemption litigieuse (11).

B - Une jurisprudence classique qui nie, en principe, tout droit à contestation des tiers

Pour former une action en justice, il faut, en principe, justifier d'un droit lésé, puisque l'existence de ce droit est l'objet même du procès. Si la lésion d'un droit n'est pas une condition nécessaire de la recevabilité des recours, le recours pour excès de pouvoir n'est pas davantage une action populaire. L'intérêt requis pour attaquer un acte administratif ne saurait, en effet, se confondre avec un intérêt général et impersonnel que tout citoyen peut avoir à ce que l'action administrative soit conforme au droit. Par suite, le juge exige du requérant qu'il fasse valoir un intérêt personnel. Tout demandeur qui saisit le juge administratif d'un recours doit justifier qu'à la date où il introduit ce dernier, il a un intérêt personnel à la solution du litige, c'est-à-dire qu'il se trouve dans une situation individualisée, dans une certaine mesure, vis-à-vis de l'acte qu'il attaque.

En ce sens, les personnes autres que le vendeur et l'acquéreur évincé se voient, en principe, dénier tout intérêt pour agir contre la décision de préempter ou de ne pas préempter un bien. Le juge administratif cantonne strictement la recevabilité des recours contre les décisions individuelles de préemption lorsqu'il s'agit des tiers (12). De façon générale, il existe de très fortes raisons qui conduisent à dénier aux tiers le droit de contester des décisions prises en matière de droit de préemption. Ces décisions n'ont, d'abord, aucun effet à leur égard et ne peuvent leur être défavorables. Les décisions de préemption ne font l'objet d'aucune publicité à l'égard des tiers, reconnaître l'intérêt à agir de ses derniers aboutirait à rendre indéfiniment contestables de telles décisions, solution d'autant plus dommageable que ces décisions se situent en amont de transactions de droit privé. La sécurité juridique, particulièrement importante dans ce domaine, s'accommode très mal d'une possibilité de recours des tiers non limitée dans le temps. Enfin, une telle solution est tout à fait logique eu égard à la finalité même du droit de préemption. Celui -ci a pour objet de permettre aux collectivités publiques de se constituer un patrimoine dans des buts d'intérêt général limitativement énumérés par la loi, à l'occasion de transmissions volontaires et non gratuites de la propriété. Il n'a, en revanche, aucunement pour objet de faire assurer par la commune le contrôle du droit de propriété des vendeurs, tâche qui n'appartient, au regard de la loi, qu'au notaire chargé de rédiger l'acte.

A cet égard, le raisonnement n'est pas différent selon que la décision consiste à faire usage ou non du droit de préempter. Le Conseil d'Etat a, ainsi, pu juger sans intérêt le co-loti qui contestait la décision de ne pas préempter une partie de la voirie du lotissement (13). Pour le requérant, le bien en cause n'étant pas légalement préemptable pour diverses raisons, le maire ne pouvait exercer le droit de préemption, même sous sa forme négative, et se devait de faire remarquer que, par sa nature, le bien échappait à toute possibilité de préemption. Même si le requérant pouvait être considéré comme le véritable propriétaire indivis de la parcelle litigieuse, cela ne devait pas, pour autant, conduire à lui reconnaître un intérêt pour agir contre une décision de non-préemption qui n'a aucune conséquence objective sur la propriété de la parcelle. Pourtant les inconvénients d'admettre l'intérêt à agir, en l'espèce, étaient faibles dès lors que ce qui était demandé, à savoir l'annulation d'une décision négative, ne risquait pas de bouleverser l'ordonnancement juridique existant.

De même, il a pu être jugé que le notaire, qui est simple mandataire du vendeur du bien lequel a été préempté par la faute de l'officier public, n'a pas qualité, ni intérêt à agir en annulation de la décision de préemption parce qu'il est un tiers vis-à-vis de cette décision (14). Pourtant celui-ci avait commis une erreur en inversant deux chiffres dans le prix proposé ce dont a profité la commune, de façon malveillante, pour préempter le bien proposé. Le propriétaire a assigné logiquement le notaire devant le juge judiciaire, les circonstances causant, ainsi, au notaire une atteinte évidente à sa situation patrimoniale sans parler du risque avéré d'engagement de sa responsabilité professionnelle ce qui aurait pu justifier son intérêt à agir.

C'est dans cette logique que la cour administrative d'appel de Nantes a jugé. Pour la cour, l'objet statutaire de l'association ne lui donne pas "qualité pour agir à l'encontre de la délibération contestée [...] décidant d'exercer le droit de préemption urbain sur un ensemble immobilier dont il est constant que ladite association n'est, ni propriétaire ou locataire, ni acquéreur évincé". M. F. ne présentant, pas davantage, d'intérêt direct à agir contre la décision de préemption, la circonstance qu'il s'est trouvé privé de la possibilité de racheter l'immeuble ne suffisant pas à lui conférer cet intérêt. En prenant le contre-pied des juges du fond, le Conseil d'Etat semble, alors, contredire sa jurisprudence classique, c'est sans compter sur la flexibilité de sa jurisprudence en la matière, flexibilité qui est confirmée par la présente décision.

II - La confirmation, a posteriori, de la flexibilité de l'intérêt à agir dans le contentieux administratif

Si l'intérêt à agir des personnes physiques soulève, déjà, de nombreuses questions, à plus forte raison en est-il ainsi pour les groupements ou associations, en l'occurrence les personnes qui défendent un intérêt collectif. On a tendance à dire que le juge interprète de plus en plus sévèrement l'intérêt à agir de ces groupements, ce qui est exact mais ce qui n'est certainement pas une solution prédéterminée à de telles demandes, la jurisprudence en la matière étant particulièrement subtile. L'arrêt rapporté, ici, montre qu'il est effectivement nécessaire au juge d'apprécier au cas par cas cet intérêt qu'il émane des associations (A) ou plus généralement de la catégorie des tiers dont le contentieux est de plus en plus largement ouvert en matière de décision de préemption (B).

A - L'appréciation in concreto du juge administratif dans l'intérêt à agir de l'association de surveillance de l'utilisation des deniers publics

Comme l'indiquait le président Théry dans ces célèbres conclusions sur la décision "Sieur Damasio" (15), "il ne suffit pas d'établir qu'un acte vous affecte de quelque façon pour qu'un recours soit recevable, encore faut-il justifier qu'il le fait dans des conditions donnant précisément intérêt à en contester la légalité. De l'appréciation de fait, on passe à la qualification juridique". Pour convaincre le juge d'opérer en sa faveur cette opération délicate, le justiciable doit ainsi établir, ajoutait Jean-François Théry, que l'acte attaqué "l'affecte dans des conditions suffisamment spéciales, certaines et directes". Ces trois critères jouent de manière cumulative et forment les règles relatives à l'intérêt pour agir, que le juge contrôle systématiquement pour chaque requête, y compris en cassation, sous l'angle de l'erreur de droit (16). La décision commentée ne fait aucune mention du critère relatif à la spécialité, celui-ci devant s'apprécier sur le seul plan géographique, le critère est bien rempli en l'espèce, eu égard au caractère local de l'objet de l'association.

L'exigence d'un intérêt direct touchant personnellement le requérant est la conséquence de la prohibition de l'action populaire. Comme l'expliquait le commissaire du Gouvernement Chenot (17), cette exigence implique que les conséquences de l'acte attaqué "placent le requérant dans une catégorie nettement définie d'intéressés. Autrement dit, il n'est pas nécessaire que l'intérêt invoqué soit propre et spécial au requérant, mais il doit s'inscrire dans un cercle où la jurisprudence a admis des collectivités toujours plus vastes d'intéressés, sans l'agrandir toutefois jusqu'aux dimensions de la communauté nationale". La généralité de l'objet associatif, dans le cas d'espèce, aurait pu, en ce sens, ne pas justifier les actions engagées. Nous savons, en effet, que la jurisprudence est réticente à reconnaître à un groupement un intérêt pour défendre la légalité au sens large (18). Pour le présent litige, même si l'objet de l'association lui confère un champ d'action locale, il aboutit, par sa généralité, à lui permettre de déférer toute décision de la commune ayant une incidence financière, pour ne pas dire toutes les décisions, ce qui serait susceptible de valider une forme d'action populaire locale. Il a pu ainsi être jugé qu'une association, dont l'objet est de "créer une dynamique tendant à favoriser les libertés publiques et la démocratie" dans une commune, ne justifie pas d'un intérêt lui donnant qualité pour demander l'annulation de délibérations du conseil municipal de cette commune relatives, notamment, à l'approbation d'un compte administratif (19).

Dans le même ordre, l'appréciation du caractère certain ou non de l'atteinte s'apprécie de façon relativement libérale, l'éventualité d'une lésion peut suffire à juger la recevabilité du recours pour excès de pouvoir. Pour reprendre l'heureuse formule du professeur Chapus, le juge administratif exige seulement que "la lésion de l'intérêt invoqué ne soit, ni exagérément indirecte, ni exagérément incertaine" (20), mais encore faut-il que cette éventualité soit suffisamment précise. L'intérêt à agir des associations obéit au respect d'une contrainte principale : celle de l'existence d'un lien entre la spécialité de l'association et la décision attaquée. La rigueur dans l'appréciation de la clause d'objet social est une constante dans le travail du juge administratif. Il adopte, en effet, une lecture stricte de l'objet social que s'est donné l'association refusant ainsi toute lecture exégétique procédant par interprétation. Celui-ci doit être suffisamment précis, car une définition trop générale de l'objet social ferait obstacle à ce qu'il soit directement lésé par une décision. Plus l'objet social sera largement défini, plus la décision attaquée devra avoir d'effets sur les intérêts défendus pour que le juge reconnaisse au groupement un intérêt direct à en demander l'annulation.

En dehors de l'hypothèse où la décision fait grief aux intérêts personnels de la personne morale (mesures relatives à son existence, son patrimoine, etc.), cette dernière doit justifier d'une adéquation entre l'intérêt collectif qu'elle défend et la décision qu'elle attaque, autrement dit la décision doit léser l'intérêt collectif qui découle de l'objet social qu'elle s'est donné. Dans sa requête, l'association se borne à citer ses statuts tendant à lutter contre tout gaspillage ou engagement financier "inutile, inapproprié, exagéré". L'objet social est précis, à partir du moment où la délibération de la commune amène à un engagement financier non justifié, il est susceptible de porter trace de l'existence d'une lésion directe et certaine entre l'objet social défendu et la délibération attaquée et, ainsi, de justifier l'intérêt à agir de l'association. Le libéralisme de l'appréciation du caractère certain prend ainsi le pas sur la reconnaissance d'une action populaire collective et locale confirmant que l'appréciation de l'intérêt à agir donne lieu à une jurisprudence aussi subtile que fournie, et toujours très dépendante, comme le rappellent les motifs des jugements et arrêts, des circonstances de l'espèce (21).

B - Le témoignage d'un contentieux de plus en plus ouvert aux tiers évincés

Les tensions que subit, aujourd'hui, le marché immobilier incitent les acquéreurs potentiels à contester davantage qu'autrefois la décision administrative qui fait obstacle à la transaction envisagée. Les acquéreurs évincés représentent, d'ailleurs, la catégorie de requérants la plus importante, sensiblement plus que celles des propriétaires des biens préemptés. Il faut noter, à cet égard que, si le vendeur du bien préempté se voit évidemment reconnaître un intérêt à agir contre la décision de préemption, c'est le cas même lorsqu'il a consenti à ce que la propriété du bien soit transférée à la collectivité préemptrice en renonçant à exercer les voies de droit qui lui auraient permis de s'y opposer, soit par la contestation du prix dans le cadre de l'instance devant le juge de l'expropriation, soit, en cas d'échec de cette voie ou d'inaction, en renonçant à la mutation ainsi que le lui permet le Code de l'urbanisme (22). Le juge aurait pu tenir compte du fait que le vendeur ait acquiescé au prix par l'absence de renonciation à la préemption et ainsi perdu tout intérêt à agir, mais il a, au contraire, tenu compte, plus que de l'atteinte à un intérêt patrimonial, de la limitation apportée au droit de propriété du vendeur.

Concernant l'acquéreur évincé, la jurisprudence administrative est empreinte du même libéralisme. Le Conseil d'Etat affirme très clairement que, "du seul fait qu'il est le bénéficiaire des promesses ou compromis de vente", l'acquéreur évincé dispose d'un intérêt à agir (23), l'éventuelle caducité de la promesse ou du compromis à la suite de l'exercice du droit de préemption aux prix et modalités prévus par l'acte n'ayant pas pour effet de rendre le recours irrecevable (24). Les possibilités de contentieux sont d'autant plus ouvertes à l'acquéreur évincé que celui-ci se heurte rarement à une forclusion puisque la collectivité préemptrice ne peut lui notifier sa décision que si elle est à même de l'identifier, donc si la déclaration d'intention d'aliéner (DIA) mentionne le nom de l'acquéreur ; ce qui n'est pas obligatoire et ce qui est rarement le cas. Faute de notification de la décision de préemption à l'intéressé, le délai du recours contentieux ne court pas en ce qui le concerne (25).

Rejoignant le cas d'espèce, le Conseil d'Etat a, également, pu juger que le bénéficiaire d'une promesse de vente cédée par la suite à un autre acquéreur est recevable à contester la décision de préemption (26). Dans le même ordre d'idée, des tiers à l'acte peuvent avoir exceptionnellement intérêt à agir : un tiers qui avait clairement exprimé son intention d'acquérir une parcelle de terrain a, également, intérêt pour agir contre la délibération du conseil municipal décidant la préemption (27), voire le locataire d'un local compris dans un immeuble préempté qui est aussi recevable à agir contre la décision de préempter cet immeuble (28).

C'est en vertu de l'ensemble de cette jurisprudence que s'est prononcé, en l'espèce, le juge administratif, la qualité de l'acquéreur finalement évincé de la préemption suffisant au requérant pour lui donner intérêt à agir. Peu importe si le requérant s'est trouvé dans l'impossibilité de racheter l'immeuble, il bénéficiait d'un droit suffisamment certain et direct sur le bien préempté eu égard à son droit de préférence et l'engagement ferme de rétrocession. Au final, on peut dire que s'il existe toujours un cercle de requérants potentiels assez restreint pour contester les décisions de préemption, la jurisprudence sur l'intérêt à agir reste encore marquée, malgré la tendance générale à la restriction, par son caractère libérale et malléable. En ce sens, la décision commentée s'inscrit pleinement dans la jurisprudence sur l'intérêt à agir en excès de pouvoir.


(1) CAA Nantes, 2ème ch., 8 avril 2008, n° 07NT02416, Communauté de Communes de Vouvrillon contre Association La Fourmi Vouvrillonne (N° Lexbase : A4481EHG), AJDA 2008, p. 2469.
(2) R. Chapus, Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 2006, 12ème éd., n° 565.
(3) P. de Monte, Intérêt pour agir et action populaire locale, JCP éd. A, 2008, n° 2066.
(4) Loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006, portant engagement national pour le logement (ENL) (N° Lexbase : L2466HKK).
(5) La loi "ENL", également, modifié l'article L. 142-1 du Code de l'environnement (N° Lexbase : L1149HPA) qui pose le principe selon lequel toute association de protection de l'environnement agréée au tire de l'article L. 141-1 (N° Lexbase : L5458IC7) justifie d'un intérêt à agir contre toute décision administrative ayant un rapport direct avec son objet et ses activités statutaires.
(6) JO, 10 février 1994, p. 2271.
(7) Schéma directeur, schéma de cohérence territoriale, plan d'occupation des sols, plan local d'urbanisme, carte communale ou document d'urbanisme en tenant lieu, acte prescrivant l'élaboration ou la révision d'un document d'urbanisme ou créant une zone d'aménagement concerté....
(8) Loi n° 2000-1208 du 13 décembre 2000, relative à la solidarité et au renouvellement urbains (N° Lexbase : L9087ARY).
(9) Il était prévu la restitution de la somme ainsi consignée lorsque le recours aboutissait à une décision définitive constatant que la requête n'était pas abusive. Cette obligation de consigner une certaine somme auprès du greffe du tribunal administratif à été également discutée lors des débats de la loi "ENL" (Doc. AN 2005-2005, n° 3089, p. 43).
(10) CE, Contentieux, 16 juin 2000, n° 196578, Commune de Gassin contre SARL Jardins et espaces verts Debez (N° Lexbase : A0684AWA), Rec. CE, tables, p. 1138 ; et CE, Avis, 13 octobre 2000, n° 223297, M. Procarione, (N° Lexbase : A8948AHU), Rec. CE, p. 421 ; où, pour déterminer les contours de l'obligation de notification des recours, la jurisprudence a en effet dû répondre à la question de savoir si un certificat d'urbanisme était ou non "une décision relative à l'occupation ou à l'utilisation du sol" ; ancien article L. 600-3 du Code de l'urbanisme (N° Lexbase : L8121HEI), depuis sa rédaction issue du décret d'application n° 2007-18 du 5 janvier 2007 (N° Lexbase : L0281HUX) de la réforme d'urbanisme, applicable depuis le 1er octobre 2007, outre le fait qu'il n'exige plus la notification des recours dirigés contre les documents d'urbanisme, l'article R. 600-1 (N° Lexbase : L7749HZZ) énumère, désormais, limitativement les actes concernés.
(11) CE, 1° et 6° s-s-r., 11 juillet 2008, n° 313386, Association des amis des paysages Bourganiauds (N° Lexbase : A6139D9A), AJDA, 2008, concl. A. Courrèges, p. 2025.
(12) CE, Contentieux, 22 février 1995, n° 136900, Commune de la Ciotat (N° Lexbase : A2577ANR), Rec. CE, tables, p. 1096 ; JCP éd. G, 1995, IV, n° 1370 ; pour un voisin de l'immeuble ayant fait l'objet de la décision de préemption ou un candidat non retenu à la reprise d'une société en liquidation judiciaire.
(13) CAA Bordeaux, 1ère ch., 17 décembre 1998, n° 93BX00361, M. Carrier (N° Lexbase : A4211BEP), AJDA, 1999, p. 220 et p. 276.
(14) CAA Versailles, 2ème ch., 21 septembre 2006, n° 05VE00122, SCP Giacomini-Sambain (N° Lexbase : A2786DSY), Constr.-Urb., 2007, n° 1, n° 20, comm. P. Cornille.
(15) CE, Sect., 28 mai 1971, n° 78951, Sieur Damasio (N° Lexbase : A9137B8W), Rec. CE, p. 391 ; AJDA, 1971, p. 406, chron. Labetoulle et Cabannes.
(16) CE, 5° et 7° s-s-r., 29 janvier 2003, n° 199692, Union des propriétaires pour la défense des Arcs (N° Lexbase : A0430A73), Rec. CE, Tables, p. 900 ; AJDA, 2003, p. 807.
(17) Concl. sur CE 10 février 1950, Gicquel, Rec. CE, p. 100.
(18) CE, Contentieux, 10 mars 1995, n° 125271, Association Le droit pour la justice et la démocratie (N° Lexbase : A3002ANI), Rec. CE, Tables, p. 958 ; qui juge que, compte tenu de la généralité de ses statuts, cette association n'a pas intérêt à déférer une circulaire relative à la procédure à suivre à l'égard d'étrangers en situation irrégulière.
(19) CE, Contentieux, 30 décembre 1998, n° 156434, Association Narbonne Liberté 89 (N° Lexbase : A8573ASC), Rec. CE, Tables, p. 754 et p. 1078.
(20) R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., 12ème éd., 2006, n° 577
(21) Le Conseil d'Etat a pu juger de même déjà à propos d'une association de contribuables qui s'est donné comme objet social la lutte contre les gaspillages locaux en organisant la surveillance de la gestion des municipalités. Celle-ci ayant un intérêt au maintien d'une annulation d'une décision de préemption par laquelle la commune acquiert un important domaine foncier et immobilier et a donc intérêt à intervenir dans l'instance portant sur la légalité de la décision de préempter. Il importe peu que cette association se soit formée après qu'ait été prise la décision de préempter (CE, Contentieux, 26 février 2003, no 231558, Bour N° Lexbase : A3418A7Q), JCP éd. A, 2003, n° 1900, obs. P. Billet et n° 1382, obs. C. Broyelle ; Constr.-Urb., 2003, comm. 138 et 139, note P. Benoît-Cattin ; DA, 2003, comm. n° 43, note A. Laquièze.
(22) TA Lyon, 29 septembre 1999, n° 9901897, Mme Laurent (N° Lexbase : A3863BTA), Rev. jur. env., 2000, p. 451 ; TA Nancy, 2 juillet 2002, Malglaive et autres, RFDA, 2004, p. 179, note M. Kurdjian ; CE, 1° et 6° s-s-r., 21 mai 2008, n° 296156, Commune de Houilles, (N° Lexbase : A7213D8N), DA, 2008, juillet, n° 104, comm. A. Courrèges.
(23) CE, 1° et 2° s-s-r., 23 juillet 2003, n° 254837, Société Atlantique terrains (N° Lexbase : A2620C9W), BJDU n° 6/2003, p. 422, concl. P. Fombeur ; ou CE, 1° et 2° s-s -r., 15 mai 2002, n° 230015, Ville de Paris (N° Lexbase : A7297AYW), Constr.-Urb., 2002, n° 213, obs. P. Benoit Cattin, et n° 253, obs. P. Cornille.
(24) Cf. par ex., CE, Contentieux, 16 décembre 1994, n° 126637, Commune de Sparsbach (N° Lexbase : A4142AS9), Rec. CE, p. 554 ; DA, 1995, n° 55, obs. C. Maugüé.
(25) Voir, en ce sens, CE, Contentieux, 30 juillet 1997, n° 169574, Commune de Montrouge contre Parmentier (N° Lexbase : A0962AED), BJDU 6/1997, p. 442, concl. C. Maugüé.
(26) CE, Contentieux, 30 juillet 1997, n° 157313, Société nouvelle Etude Berry, M. Attali (N° Lexbase : A0814AEU), BJDU n° 6/1997, p. 447, concl. Ch. Maugüé.
(27) CAA Paris, 1ère ch., 2 octobre 2001, n° 00PA01207, Commune de Guignes-Rabutin (N° Lexbase : A6422BMS), RFDA, 2002, p. 420.
(28) CE, Contentieux, 6 octobre 1999, n° 185577, Association Tendance nationale Union islamique de France (N° Lexbase : A5216AXH), BJDU n° 5/1999, p. 388.

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