La lettre juridique n°353 du 4 juin 2009 : Contrat de travail

[Jurisprudence] Requalification d'un contrat de collaboration libérale en contrat de travail : l'importance de la clientèle personnelle

Réf. : Cass. civ. 1, 14 mai 2009, n° 08-12.966, Cabinet Jacques Bret c/ Mme Séverine Couzon, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9766EGS)

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 03 Mars 2011

Depuis 1990, la profession d'avocat peut être exercée pour le compte d'un autre avocat selon deux modalités particulières : la collaboration ou le salariat. Si le choix de l'un ou de l'autre de ces statuts appartient aux parties au contrat, celui-ci ne doit pas être en contradiction avec les modalités concrètes d'exécution de la prestation convenue. En d'autres termes, un contrat de collaboration peut être requalifié en contrat de travail et inversement, quoique de manière plus hypothétique. A première vue, la distinction de l'avocat salarié et de l'avocat collaborateur paraît classiquement résider dans l'existence, ou non, d'un lien de subordination juridique. Le problème découle du fait que le premier doit conserver une irréductible indépendance, tandis que le second est peu ou prou soumis à un certain nombre de sujétions. Sans doute gênée par cette confusion, la Cour de cassation tend à ériger la possibilité de créer et de développer une clientèle personnelle comme critère de distinction de l'avocat salarié et de l'avocat collaborateur. Un arrêt du 14 mai 2009, promis à une très large diffusion, tend à le confirmer, la Cour de cassation y affirmant, qu'en principe, la clientèle personnelle est exclusive du salariat. Mais ce qui importe surtout, c'est moins le résultat, c'est-à-dire que l'avocat ait effectivement une clientèle personnelle, que les moyens qui lui ont été donnés pour y parvenir.
Résumé

Si, en principe, la clientèle personnelle est exclusive du salariat, le traitement d'un nombre dérisoire de dossiers propres à l'avocat lié à un cabinet par un contrat de collaboration ne fait pas obstacle à la qualification de ce contrat en contrat de travail lorsqu'il est établi que cette situation n'est pas de son fait, mais que les conditions d'exercice de son activité ne lui ont pas permis de développer effectivement une clientèle personnelle.

Commentaire

I - La délicate distinction de l'avocat salarié et de l'avocat collaborateur

  • Présentation

Ainsi que l'affirme l'article 1er de la loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques (N° Lexbase : L6343AGZ), "la profession d'avocat est une profession libérale et indépendante". Toutefois, afin de tenir compte du fait que les anciens conseils juridiques intégrés dans la nouvelle profession d'avocat, créée par la loi n° 90-1259 du 31 décembre 1990 (N° Lexbase : L7803AIT), exerçaient leur activité en tant que salariés, ce dernier texte a autorisé l'exercice de la profession d'avocat dans le cadre d'un contrat de travail. Depuis cette date, il convient donc de distinguer l'avocat salarié de l'avocat collaborateur (1). Tandis que, dans le premier cas, l'avocat sera titulaire d'un contrat de travail, dans le second, il aura conclu un contrat de collaboration.

Il convient, néanmoins, d'avoir à l'esprit la règle fondamentale selon laquelle "l'existence d'une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu'elles ont données à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs" (2). Par voie de conséquence, le juge ou, dans un premier temps, le bâtonnier, pourra être amené à requalifier un contrat de collaboration en contrat de travail (3). On mesure, dès lors, toute l'importance des critères permettant de distinguer l'avocat salarié de l'avocat libéral.

  • Les critères de distinction

Ainsi qu'un auteur a pu le relever, "il existe un certain parallélisme entre le collaborateur libéral et l'avocat salarié, mais il n'en reste pas moins que les statuts de l'un et de l'autre sont bien distincts. Les différences essentielles qui les séparent sont les suivantes :
- l'avocat salarié ne peut avoir de clientèle personnelle, alors que l'avocat collaborateur doit pouvoir satisfaire aux besoins de sa clientèle personnelle ;
- l'avocat salarié est rémunéré par un salaire, l'avocat collaborateur par une rétrocession d'honoraires ;
- le rapport de subordination du salarié est plus fort que celui du collaborateur
".

Cette dernière affirmation peut surprendre en ce qu'elle laisse entendre que l'avocat collaborateur est, peu ou prou, soumis à un rapport de subordination, alors que l'on serait en droit de penser qu'il est nécessairement indépendant. Il convient, néanmoins, de ne pas se cacher qu'elle correspond à une réalité, le contrat de collaboration établissant en fait une certaine subordination du collaborateur à l'égard de son cocontractant (5). A rebours, l'avocat salarié se doit de conserver, dans l'exercice de ses fonctions, une irréductible part de liberté. La loi de 1971 ne dit pas autre chose lorsqu'elle affirme, en son article 7, que, "dans l'exercice des missions qui lui sont confiées [l'avocat salarié] bénéficie de l'indépendance que comporte son serment et n'est soumis à un lien de subordination à l'égard de son employeur que pour la détermination de ses conditions de travail".

Saisi d'une demande de requalification d'un contrat de collaboration en contrat de travail, le juge (ou le bâtonnier) devra donc rechercher si, pour la détermination de ses conditions de travail, l'avocat est soumis à l'autorité de son employeur. Mais, sauf exceptions, l'indépendance de l'avocat est de nature à rendre délicate la caractérisation du lien de subordination. Ceci explique sans doute que le juge ait, par le passé, privilégié la possibilité de créer et de développer une clientèle personnelle ; faisant de cette faculté un critère essentiel du contrat de travail de l'avocat salarié (6). Cette solution est, d'ailleurs, conforme aux textes applicables qui précisent que l'avocat collaborateur doit pouvoir se constituer une clientèle personnelle (7).

Cette jurisprudence a pu être critiquée, principalement en ce qu'elle pouvait conduire à une utilisation excessive de la possibilité de se constituer une clientèle personnelle comme critère de requalification (8). L'arrêt rendu le 14 mai 2009 par la Cour de cassation confirme que la possibilité précitée occupe une place centrale dans l'opération de requalification. Mais il démontre, également, que la Cour de cassation entend en faire une application raisonnée.

II - L'importance de la clientèle personnelle

  • La clientèle personnelle, exclusive du salariat

En l'espèce, une avocate avait conclu avec un cabinet d'avocats, successivement, un contrat de collaboration libérale à durée déterminée pour la période du 19 mars au 29 juin 2001, prolongée jusqu'au 26 juillet 2001, puis un contrat de collaboration libérale à durée indéterminée, homologué après régularisation, par le conseil de l'Ordre. Consécutivement à la rupture de ce contrat, intervenue en octobre 2005, l'avocate avait saisi le bâtonnier d'une demande en requalification en contrat de travail. Infirmant la sentence arbitrale, la cour d'appel saisie du litige avait accueilli la demande et jugé que la rupture du contrat de travail s'analysait en un licenciement sans cause réelle et sérieuse. L'employeur reprochait aux juges du fond d'avoir statué ainsi alors qu'ils avaient, par ailleurs, relevé que l'avocate avait une clientèle personnelle. Le pourvoi est rejeté par la Cour de cassation.

Le motif de principe de l'arrêt sous examen débute par une affirmation éclairante. Ainsi que l'affirme la première chambre civile, "en principe, la clientèle personnelle est exclusive du salariat". On est, par suite, tenté de considérer que, pour écarter une demande de requalification d'un contrat de collaboration en contrat de travail, le juge (ou le bâtonnier) peut se contenter de relever que l'avocat a pu créer et développer une clientèle personnelle. Une telle assertion doit, toutefois, être relativisée, ainsi que la Cour de cassation s'emploie à le faire dans la suite du motif considéré.

Selon cette dernière en effet, "le traitement d'un nombre dérisoire de dossiers propres à l'avocat lié à un cabinet par un contrat de collaboration ne fait pas obstacle à la qualification de ce contrat en contrat de travail lorsqu'il est établi que cette situation n'est pas de son fait mais que les conditions d'exercice de son activité ne lui ont pas permis de développer effectivement une clientèle personnelle". Il faut donc comprendre que le juge ne doit pas seulement se contenter de relever l'existence d'une clientèle personnelle, mais doit établir que celle-ci est conséquente et non pas dérisoire.

Ainsi que le relève la première chambre civile pour expliciter la solution de principe retenue, l'avocate demanderesse "n'avait pu traiter que cinq dossiers personnels en cinq ans de collaboration avec le cabinet employeur, [...] la plupart des rendez-vous et appels téléphoniques, nécessaires au traitement de ces rares dossiers personnels, se passaient hors du cabinet et après vingt heures ou pendant le week-end, [...] [l'avocate] partageait son bureau avec un autre avocat et pouvait difficilement trouver un lieu pour recevoir ses propres clients, la salle de réunion ne permettant l'accès ni à l'outil informatique, ni au téléphone et [...] les témoignages recueillis faisaient état de l'attitude générale du cabinet tendant à dissuader les collaborateurs à développer une clientèle personnelle, et que [l'avocate] était privée de l'indépendance technique propre au collaborateur libéral". Par voie de conséquence, "la cour d'appel, qui en a souverainement déduit que les conditions réelles d'exercice de l'activité de [l'avocate] ne lui avaient effectivement pas permis de se consacrer à sa clientèle et que le cabinet employeur avait manifestement omis de mettre à sa disposition les moyens matériels et humains lui permettant de développer sa clientèle personnelle a, dès lors, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision de requalifier le contrat de collaboration libérale conclu entre les parties en contrat de travail".

L'inhabituelle longueur du motif de principe de l'arrêt rapporté tend à démontrer que la Cour de cassation a entendu signifier l'usage qui doit être fait du critère de la clientèle personnelle par le juge. Il ressort, en effet, de celui-ci que c'est moins le nombre de dossiers personnels de l'avocat qui compte que la façon dont celui-ci a pu les obtenir (9). Il convient d'avoir à l'esprit que la clientèle de l'avocat collaborateur ne peut qu'être relativement restreinte pour la bonne et simple raison que celui-ci doit consacrer l'essentiel de son activité à la clientèle du cabinet. Mais, ce qui importe, c'est qu'il ait, dans des proportions raisonnables, la possibilité de créer et développer cette clientèle. Or, à suivre la Cour de cassation, cela implique plusieurs éléments. Il convient, d'abord, que l'avocat collaborateur dispose des moyens matériels et humains lui permettant de développer sa clientèle personnelle. Cela implique, au minimum, que l'avocat dispose d'un local aménagé afin de recevoir ses clients et qu'il puisse avoir recours aux services d'un(e) secrétaire du cabinet (10). Ensuite, son activité pour le compte de ce dernier doit lui laisser le temps nécessaire pour se constituer et développer sa clientèle personnelle. En l'espèce, et ainsi que le relève la Cour de cassation, la plupart des rendez-vous et appels téléphoniques, nécessaires au traitement des dossiers personnels de l'avocate, se passaient après vingt heures ou pendant le week-end. Cela tend donc à démontrer que l'avocate n'était pas en mesure de développer sa clientèle personnelle pendant qu'elle était au service du cabinet.

A notre sens, et bien que la question ne soit pas spécifiquement abordée dans l'arrêt rapporté, cet élément doit nécessairement être mis en relation avec la charge de travail que le cabinet fait peser sur l'avocat. Si celle-ci est telle qu'il ne peut se consacrer à sa clientèle personnelle qu'après vingt heures ou le week-end, on peut effectivement considérer que le cabinet ne lui donne pas la possibilité de développer sa clientèle personnelle (11). Toute la difficulté réside alors dans l'appréciation de cette charge de travail, sachant que certains travaillent plus vite que d'autres....

Il faut, pour conclure sur ce point, relever qu'à aucun moment, il n'est question de subordination, si ce n'est, en négatif, lorsque la Cour de cassation se réfère à une bien étrange "indépendance technique" de l'avocate, qui faisait défaut en l'espèce. On pourrait être tenté de considérer que l'existence "d'un lien de subordination dans les conditions de travail" découle de l'absence de toute possibilité conférée à l'avocat de se constituer une clientèle personnelle ; cela traduisant son absence d'autonomie dans l'exercice matériel de ses fonctions.

  • L'absence de clientèle personnelle, critère du salariat ?

L'absence de clientèle personnelle ou un nombre dérisoire de dossiers propres à l'avocat collaborateur suffit-il à caractériser l'existence d'une relation de travail salariée ? La réponse est, à l'évidence, négative dès lors que, comme le relève, en l'espèce, la Cour de cassation, une telle situation est le fait de l'avocat lui-même. Rien ne l'oblige, en effet, à se constituer ou à développer une clientèle personnelle. Mais un tel choix postule que l'avocat a très concrètement été mis en mesure de le faire. Ce qui revient à dire que les conditions d'exercice de son activité doivent lui permettre de développer effectivement une clientèle personnelle. La difficulté réside dans l'exigence que cette possibilité doit être permanente ; ce qui signifie que, quelle que soit l'attitude de l'avocat collaborateur, le cabinet doit toujours veiller à lui permettre de créer et développer sa clientèle personnelle.

On mesure, ce faisant, toute la distance qui sépare l'énoncé formel de certaines exigences juridiques de leur mise en oeuvre concrète. La difficulté découle, en réalité, du fait que, sauf exceptions, il est extrêmement délicat de distinguer en fait, sinon en droit, l'avocat collaborateur de l'avocat salarié. A cet égard, on est tenté de rejoindre l'opinion de certains observateurs avertis, selon lesquels il conviendrait de créer un statut de collaboration fondé sur le concept de "parasubordination" (12).


(1) Ces expressions sont, sans doute, préférables à celles de "collaborateur salarié" et de "collaborateur libéral", qui restent ambigües, notamment au regard du fait que les deux exercent une activité libérale, celle d'avocat (v., en ce sens, J. Barthélémy, C. Idrac, J.-L. Magnier, V. Vieille, Réflexions et propositions à propos d'un statut de l'avocat collaborateur, JCP éd. G, 2008, 182, spéc., § 10.
(2) Cass. soc., 19 décembre 2000, n° 98-40.572, Labbane (N° Lexbase : A2020AIN), J. Pélissier et alii, Les Grands arrêts du droit du travail, Dalloz, 4ème éd., 2008, n° 3.
(3) Rappelons que le litige doit, dans un tout premier temps, être soumis à l'arbitrage du bâtonnier (loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, art. 7, tel que modifié par la loi n° 2009-526 du 12 mai 2009, de simplification et de clarification du droit et d'allègement des procédures N° Lexbase : L1612IEG).
(4) R. Martin, Avocats. Modes d'exercice de la profession, J.-Cl. Civ. Annexes, Fasc. 25, 2006, spéc. § 6.
(5) V., en ce sens, R. Martin, ibid..
(6) V., en ce sens, Cass. mixte, 12 février 1999, n° 96-17.468, Société civile professionnelle Coulombie-Gras c/ M. Le Coq (N° Lexbase : A4601AY3), Dr. soc., 1999, p. 404, obs. Ch. Radé.
(7) V., notamment, loi n° 2005-882 du 2 août 2005, en faveur des petites et moyennes entreprises, art. 18 (N° Lexbase : L7582HEK) et décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, organisant la profession d'avocat, art. 129 (N° Lexbase : L8168AID)... tandis que l'avocat salarié, lui, ne le peut pas (loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, préc., art. 7).
(8) V., en ce sens, Th. Wickers, note ss. CA Paris, 25 février 2003, Gaz Pal., 2003, p. 2389. V., aussi, J. Barthélémy et alii, art. préc., § 10 qui relèvent que "le critère de clientèle personnelle n'est pas déterminant à lui seul dès lors que [...] tout avocat ayant rempli ses obligations contractuelles à l'égard du cabinet peut avoir une seconde activité compatible avec la réglementation de la profession et ceci y compris s'il est salarié". Un avocat salarié peut donc, en principe, développer une clientèle personnelle en dehors de son temps de travail. Mais, et on y reviendra, un avocat collaborateur doit être mis en mesure de faire la même chose pendant son "temps de travail".
(9) Il convient, en outre, de souligner que certains dossiers sont plus importants que d'autres...
(10) L'article 14.3 du Règlement intérieur national des avocats (N° Lexbase : L4063IP8) précise, à cet égard, que "l'avocat avec lequel il collabore doit mettre à sa disposition, dans des conditions normales d'utilisation, les moyens matériels nécessaires aux besoins de sa collaboration et au développement de sa clientèle personnelle".
(11) Ne parlons pas de la situation dans laquelle le cabinet impose à l'avocat de ne se consacrer à sa clientèle personnelle qu'à partir de vingt heures ou pendant ses week-ends. Il y a là caractérisation d'un rapport de subordination quant aux conditions de travail.
(12) J. Barthélémy et alii, art. préc..


Décision

Cass. civ. 1, 14 mai 2009, n° 08-12.966, Cabinet Jacques Bret c/ Mme Séverine Couzon, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A9766EGS)

Rejet, CA Lyon, audience solennelle, 21 janvier 2008

Textes concernés : loi n° 71-1130 du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques, art. 1 et art. 7 ([LXB=L6343AG])

Mots-clefs : avocats ; contrat de collaboration libérale ; requalification ; contrat de travail ; clientèle personnelle

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