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par Anne Lebescond, Journaliste juridique
le 07 Octobre 2010
La cour d'appel de Paris, sur renvoi, a récemment mis un point final aux péripéties juridiques connues par Les Misérables et aux deux romans que l'oeuvre a inspirés. Elle a accueilli favorablement tous les principes formulés par la Haute cour et s'est livrée à un examen de chacun des ouvrages et de leurs auteurs respectifs. Pour faire la lumière sur l'issue de ce litige, Lexbase Hebdo - édition privée générale s'est entretenue avec Isabelle Camus, avocat associée du cabinet Atem, spécialisée en propriété littéraire et artistique.
Lexbase : L'arrêt de la cour d'appel de Paris du 19 décembre 2008 a été rendu sur renvoi de la Cour de cassation. Dans quel sens cette dernière a-t-elle jugé le litige qui lui était soumis ?
Isabelle Camus : La Cour de cassation, appelée à statuer sur la licéité des suites apportées aux oeuvres romanesques, s'est, tout d'abord, prononcée sur la recevabilité de l'action en réparation intentée par l'héritier du célèbre écrivain, ainsi que sur celle de l'association Société des gens de lettres de France, intervenante à l'instance. Au visa de l'article L. 121-1 du Code de la propriété intellectuelle, elle a jugé, que l'héritier est autorisé à agir en réparation du préjudice résultant de l'atteinte au droit moral post mortem de l'auteur de l'oeuvre initiale. La solution résulte de la loi : ce droit, bien qu'attaché à la personne, est perpétuel et donc transmissible à cause de mort aux héritiers de l'auteur ou à un tiers, en vertu d'un testament. Ce droit moral permet à l'auteur, de son vivant, ou à ses ayants droit, après sa mort, de lutter contre "toute déformation, mutilation ou autre modification [...] préjudiciable à l'honneur ou à la réputation" de l'auteur (5). L'exercice de ce droit moral ne doit, toutefois, pas être abusif (hypothèse d'un auteur qui ferait valoir son droit moral dans le seul but de négocier un avantage pécuniaire ou encore d'un héritier qui refuserait de divulguer l'oeuvre d'un auteur alors même que la collectivité y aurait un intérêt important). L'intervention volontaire de l'association avait, quant à elle, été déclarée recevable par les juges du fond, sur le fondement de l'article 31 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2514ADH). La solution sera confirmée par la Haute juridiction, les suites des oeuvres romanesques "étant susceptibles de porter atteinte à l'intérêt collectif de la profession".
Sur le fond de l'affaire, la Cour de cassation, rattachant la suite au droit d'adaptation, énonce que "sous réserve du respect du droit au nom et à l'intégrité de l'oeuvre adaptée, la liberté de création s'oppose à ce que l'auteur de l'oeuvre ou ses héritiers interdisent qu'une suite lui soit donnée à l'expiration du monopole d'exploitation dont ils ont bénéficié". En d'autres termes, les juges consacrent le droit de réaliser une suite, dès lors que l'oeuvre est tombée dans le domaine public. La solution est rendue au visa de l'article L. 123-1 du Code de propriété intellectuelle, qui rappelle le caractère temporaire des droits patrimoniaux et la vocation de l'oeuvre à devenir une chose commune, au sens de l'article 714 du Code civil (N° Lexbase : L3323ABP). Tant que ces droits existent, celui qui envisage de réaliser une suite (et, donc, d'adapter l'oeuvre) devra recueillir l'autorisation préalable de la part de l'auteur ou du titulaire de ces droits. En revanche, à l'expiration du monopole d'exploitation -soit après les soixante-dix années suivant l'année en cours au moment du décès de l'auteur- le principe de liberté de création prévaut. Le visa de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme justifie, également, le sens de la décision : la liberté d'expression (dont l'une des composantes est la liberté de création) est le principe, les monopoles d'exploitation, les exceptions.
Lexbase : Est-ce à dire que toute oeuvre, une fois tombée dans le domaine public, peut faire l'objet d'une suite ?
Isabelle Camus : Toute oeuvre, une fois tombée dans le domaine publique, peut, en effet, faire l'objet d'une adaptation (donc, d'une suite). Telle est la solution de la Cour de cassation dans son arrêt du 30 janvier 2007. C'est, d'ailleurs, pour cette raison qu'elle a censuré la cour d'appel, qui avait refusé la possibilité de prévoir une suite aux Misérables. Les juges du fond avaient, en effet, estimé qu'une telle interdiction "ne pouvait constituer une atteinte au principe de la libre création puisque, en l'espèce, cette oeuvre, véritable monument de la littérature mondiale, d'une part, n'était pas un simple roman en ce qu'elle procédait d'une démarche philosophique et politique, ainsi que l'avait explicité Victor Hugo et, d'autre part, était achevée". Aucune suite ne pourrait, ainsi, être réalisée sans porter atteinte au droit moral de l'auteur. Or, selon la première chambre civile, le rôle du juge n'est pas d'apprécier "le genre ou le mérite d'une oeuvre" ou "son caractère achevé", mais d'examiner les oeuvres litigieuses et de constater si celles-ci altèrent l'oeuvre de l'auteur ou entraînent une confusion sur leur paternité. Victor Hugo l'avait, d'ailleurs, énoncé : "les hommes qui font des lois quelquefois s'y connaissent ; ils ne s'y connaissent pas en matière littéraire". La cour d'appel de renvoi reprend le principe, en des termes plus explicites encore que ceux utilisés par la Haute cour : "il n'appartient pas à la cour de conduire une analyse littéraire de ce roman mais de dégager, à partir des éléments et commentaires versés aux débats, ce qui en constitue les caractères et l'esprit", puisque, dans tous les cas, la liberté de création "prévaut quelles que soient la qualité de l'oeuvre, sa place dans le patrimoine littéraire et sa construction, quand bien même serait-elle structurée comme une progression tendue vers un accomplissement final conçu par l'auteur pour être un aboutissement ultime". Le juge n'avait aucune légitimité à apprécier la qualité littéraire d'un ouvrage et à distinguer ceux susceptibles d'être adaptés ou de faire l'objet d'une suite, de ceux qui ne le sont pas. La Cour de cassation, en 1966, avait d'ailleurs estimé, concernant l'adaptation au cinéma du Dialogue des Carmélites de Bernanos qu'"une certaine liberté pouvait être reconnue à l'adaptateur cinématographique, dont le rôle consiste à trouver, sans en dénaturer le caractère, une expression nouvelle de la substance d'une oeuvre mettant celle-ci à la portée d'un public nouveau" (6).
Pour autant, la liberté de création de l'auteur de la suite n'est pas absolue. Son usage peut être abusif et porter atteinte au droit moral de l'auteur, droit perpétuel. La Haute juridiction casse, justement, l'arrêt d'appel sur ce point : les juges du fond n'ont pas caractérisé si de telles atteintes existaient en l'espèce.
Lexbase : Quelles sont les atteintes susceptibles d'être portées au droit moral de l'auteur ? La cour d'appel de renvoi en a-t-elle caractérisées dans les suites de François Cérésa ?
Isabelle Camus : Selon les termes de la Cour de cassation, la liberté de création prévaut "sous réserve du respect du droit au nom et à l'intégrité de l'oeuvre adaptée". La cour d'appel de renvoi s'est servie de ces clefs pour déterminer si le droit moral de Victor Hugo sur son oeuvre Les Misérables avait subi des atteintes.
Les juges du fond évacuent rapidement la question du respect du droit au nom, relevant que "la présentation de la maquette de la première et de la dernière de couverture des ouvrages Marius et Cosette ne peut générer un quelconque risque de confusion dans l'esprit du lecteur non averti sur l'auteur de ces suites".
La question du respect de l'intégrité de l'oeuvre fait l'objet d'une analyse beaucoup plus approfondie de la part de la cour. Pour déterminer si aucune atteinte n'a été portée au droit moral de Victor Hugo, les juges cherchent, dans un premier temps, à savoir quel était l'avis de l'auteur sur la possibilité d'adapter ses écrits car "le droit moral n'est pas absolu et doit s'exprimer au service de l'oeuvre en accord avec la personnalité de l'auteur telle que révélée et exprimée de son vivant" (7). Ils constatent, que "la position de Victor Hugo sur la possibilité de voir ses oeuvres prolongées par d'autres auteurs qui les utiliseraient comme point de départ de leur propre travail romanesque ne peut être établie avec certitude". En effet, bien que ce dernier, notamment dans son discours d'ouverture du Congrès littéraire international de Paris, se soit beaucoup exprimé sur l'accès du public à ses romans, qu'"il voulait le plus aisé possible", et sur l'utilisation ou l'appropriation par certains des oeuvres en général, "il n'apparaît pas qu'il se soit exprimé précisément sur l'hypothèse d'une suite donnée à ses romans et spécialement aux Misérables".
Mais, quelle qu'aurait été sa position sur la question, la cour rappelle que l'auteur n'aurait pu interdire la création d'une suite à ce roman. Les juges précisent, ainsi, le contenu du droit moral sur l'oeuvre tombée dans le domaine public, en en excluant la possibilité d'interdire les suites. La volonté de l'auteur n'est, en fait, qu'un outil permettant de révéler l'existence d'une atteinte. En définissant le droit moral, la cour définit la liberté de création : elle "confère à tout un chacun la faculté de s'essayer à concevoir et à formaliser une suite, une fois l'oeuvre tombée dans le domaine public".
Le droit moral impose, en revanche, à "l'auteur de la suite d'être fidèle à l'oeuvre dont il se réclame, d'en respecter l'esprit, ce qui n'exclut pas pour autant une certaine liberté d'expression et de conception". C'est, en effet, "dans l'exercice de cette liberté que l'auteur de la suite fera oeuvre originale, en se gardant toutefois de dénaturer l'oeuvre première". Enfin, "il est indifférent que la suite s'exprime dans le même genre ou dans un genre distinct de celui de l'oeuvre dont elle se réclame". La création implique nécessairement que la personnalité de l'auteur s'exprime tant sur le fond, que sur la forme, quand bien même, elle reposerait sur une oeuvre existante. N'oublions pas que toute création s'inspire nécessairement de l'existant ; il est, effectivement, difficile d'envisager une oeuvre sans aucune influence, serait-elle infime.
L'analyse subjective portant sur la volonté de l'auteur n'apportant rien, la juridiction s'est penchée sur la question des atteintes qui auraient pu être portées à l'oeuvre des Misérables en tant que telle. La cour doit, ici, déterminer si la suite respecte les caractères et l'esprit de l'oeuvre qu'elle prolonge. Mais, encore faut-il, pour ce faire, les définir. L'un des principaux moyens soulevés par les requérants tenait à la méconnaissance du contexte social et des valeurs portées par le roman de Victor Hugo, "mais aussi et surtout, à une transformation des personnages principaux qui confine à leur inversion et change totalement la perspective de l'oeuvre". Les juges relèvent que l'oeuvre initiale "s'inscrit dans un contexte politique et social précis -celui de la Monarchie de juillet, lorsque Paris est en proie à une grande misère"- et prône une philosophie et un idéal fondé sur "l'amour que chacun porte aux autres et la force du pardon", moteur de transformation de l'Homme et de la société. L'oeuvre de François Cérésa débute là où celle de Victor Hugo se termine. L'époque est plus tardive et le contexte social, politique et économique a changé, ce qui justifie que les personnages évoluent au contact de situations nouvelles. L'auteur étant libre de faire le choix de prolonger une histoire, il ne peut lui être fait grief de ne pas explorer tous les registres de Victor Hugo, de ne pas coller à la structure de son oeuvre et aux caractères donnés à ses personnages. Quant à la "résurrection de Javert" dans la suite -qui avait beaucoup choqué l'héritier et la Société des gens de lettres, alors qu'indéniablement, il s'est suicidé dans l'oeuvre initiale-, suivie de sa métamorphose, elle n'est "susceptible que d'affaiblir la suite elle même en l'éloignant de l'oeuvre première, sans pour autant affecter en le dénaturant l'esprit général des Misérables qui ne se réduit pas en effet au destin de Javert mais embrasse un projet philosophique et social bien plus ample".
La cour d'appel de renvoi conclut, donc, à l'absence d'atteinte portée à l'intégrité de l'oeuvre initiale. Le droit moral de Victor Hugo, transmis à son héritier, ayant été préservé, la demande d'indemnisation de ce dernier est rejetée.
Lexbase : Qu'en est-il de la portée des arrêts de la Cour de cassation et de la cour d'appel de renvoi ?
Isabelle Camus : Indéniablement, ces arrêts encouragent les auteurs à s'essayer à des suites ou des adaptations d'oeuvres existantes, en décourageant les héritiers d'abuser du droit moral qui leur a été transmis en le détournant à des fins personnelles. Dans l'espèce en question, l'héritier sollicitait une réparation à hauteur de 700 000 francs (environ 106 714 euros). Même la cour d'appel initialement saisie, qui a relevé l'atteinte au droit moral, a fixé la réparation à un euro symbolique. Les intimés ont, par ailleurs, constaté que Les Misérables ont déjà fait l'objet de nombreuses adaptations au cinéma ou pour la télévision et même d'une suite publiée en 1996 par les Editions JC Lattès, dans laquelle Jean Valjean, renaît, "sans que les appelants ne s'en fussent émus", alors qu'ils condamnaient la "résurrection de Javert".
Ces arrêts sanctionnent, en réalité, le maintien artificiel de monopoles d'exploitation qui n'ont plus lieu d'être.
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