La lettre juridique n°344 du 2 avril 2009 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Prestation de services transnationale et prêt illicite de main-d'oeuvre

Réf. : Cass. crim., 3 mars 2009, n° 07-81.043, Earl Cidres Le Brun et a., F-P+F (N° Lexbase : A0847EE4)

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010


Exceptionnellement autorisé dans quelques cas bien délimités, le prêt de main-d'oeuvre à but lucratif est, en principe, prohibé par le Code du travail. On ne saurait pour autant en conclure qu'en dehors de ces cas, toute mise à disposition de salariés est interdite. Celle-ci peut, au contraire, être parfaitement licite, spécialement lorsqu'elle intervient dans le cadre d'un contrat de prestation de services. Mais, précisément, encore faut-il que la convention ainsi dénommée par les parties entre bien dans la qualification de prestation de services et n'ait pas pour cause exclusive la mise à disposition de personnel contre rémunération. A défaut, les contrevenants s'exposeront, non seulement à une condamnation pour prêt de main-d'oeuvre illicite, mais également à une condamnation pour travail dissimulé. Tout en nous offrant une illustration de cette issue, l'arrêt rendu le 3 mars 2009 par la Chambre criminelle nous démontre que le fait que les ouvriers mis à disposition soient polonais et que l'entreprise prestataire de services soit de droit britannique ne change rien à l'affaire.

Résumé

Si, au sens des articles L. 341-5 (N° Lexbase : L6226ACL) et D. 341-5 (N° Lexbase : L8298ADP) du Code du travail, dans leur rédaction applicable antérieurement à la loi du 2 août 2005 (loi n° 2005-882, en faveur des petites et moyennes entreprises N° Lexbase : L7582HEK), sont considérées comme prestations de services, les activités de caractère industriel, commercial, artisanal ou libéral exécutées dans le cadre d'un contrat d'entreprise, d'un contrat de mise à disposition au titre du travail temporaire ou de toute autre mise à disposition de salariés, c'est à la condition qu'il existe une relation de travail entre l'entreprise d'envoi et le travailleur pendant la période de détachement.

Commentaire

I - La caractérisation du prêt de main-d'oeuvre illicite

  • La prohibition du prêt illicite de main-d'oeuvre

En application de l'article L. 8241-1 du Code du travail (N° Lexbase : L3717IBB), toute opération à but lucratif ayant pour objet exclusif le prêt de main-d'oeuvre est interdite. Ce même texte fait toutefois échapper à cette prohibition un certain nombre d'opérations parmi lesquelles figurent le travail temporaire et le travail à temps partagé. Par ailleurs, en vertu de l'article L. 8241-2 du même code (N° Lexbase : L3648H9Y), "les opérations de prêt de main-d'oeuvre à but non lucratif sont autorisées".

Ainsi que l'on s'en rend compte à la lecture des deux dispositions qui viennent d'être évoquées, le prêt de main-d'oeuvre n'est pas interdit de manière générale par la loi. Partant, et en dehors même du travail temporaire ou du travail à temps partagé, un salarié peut être mis à la disposition d'une entreprise utilisatrice par son employeur, sans que le délit soit constitué. Ainsi, lorsqu'un contrat de prestation de services est conclu entre deux sociétés, il n'est pas rare que le prestataire détache chez le donneur d'ordre un ou plusieurs de ses salariés afin d'y accomplir la tâche déterminée par le contrat. Mais, précisément, pour que l'opération en cause ne tombe pas sous le coup de la prohibition de l'article L. 8241-1, il faut que l'on soit en présence d'un véritable contrat de prestation de services.

Selon une jurisprudence aujourd'hui bien établie, le contrat ne peut être qualifié de tel que s'il a pour objet une tâche objective nettement définie, habituellement rémunérée de façon forfaitaire, avec maintien de l'autorité du sous-traitant sur son personnel (v. notre étude, Emploi, J.-Cl., Pénal des affaires, fasc. 10, 2007 et la jurisprudence citée). Il appartient, par conséquent, aux juges répressifs de rechercher la véritable nature de la convention existant entre les parties. La qualification de contrat de prestation de services sera écartée, dès lors que la véritable cause de la convention est un prêt de salariés réalisé dans les conditions correspondant à celles offertes par les entreprises de travail temporaire.

Une telle issue pourra être évitée si, pour reprendre les termes d'un arrêt de la Cour de cassation, "le prêt de main-d'oeuvre n'est que la conséquence nécessaire de la transmission d'un savoir-faire ou de la mise en oeuvre d'une technique qui relève de la spécificité propre de l'entreprise prêteuse" (Cass. soc., 9 juin 1993, n° 91-40.222, Sotralentz c/ M. Sanchez N° Lexbase : A0906AB8). De même, il sera difficile d'échapper à une condamnation pour prêt illicite de main-d'oeuvre s'il est démontré que le lien de subordination, ou plus exactement le pouvoir de direction, est, en réalité, exercé par le donneur d'ordre et non le prestataire (Cass. crim., 25 février 1997, n° 96-80.500, Chavrier Gérard N° Lexbase : A9719CZY).

Autant d'éléments qui permettent au fond de démontrer que le contrat conclu ne porte que sur une prestation de services ; éléments qui faisaient défaut en l'espèce.

  • Une infraction applicable au prêt de main-d'oeuvre transnational

La spécificité de l'affaire ayant conduit à l'arrêt rapporté tenait sans aucun doute dans le fait que deux sociétés françaises avaient eu recours, pour le ramassage de pommes, aux services de travailleurs polonais recrutés par l'intermédiaire d'une société de droit britannique, déclarant agir en tant que prestataire de services des deux entreprises précitées qui fournissaient à la fois le matériel et le logement des ouvriers. La société prestataire de services mettait cette main-d'oeuvre à la disposition des entreprises utilisatrices pour deux semaines ou pour la durée de la saison moyennant une rémunération horaire de 9,51 euros, toutes charges comprises, sur le montant de laquelle elle percevait 3 %. A la suite de ces faits, les deux sociétés utilisatrices ont été poursuivies, devant le tribunal correctionnel, pour prêt illicite de main-d'oeuvre et travail dissimulé, et déclarées coupables de ces infractions.

A l'appui de leur pourvoi en cassation, les sociétés condamnées soutenaient qu'il résulte de l'article L. 341-5 du Code du travail, dans sa rédaction, applicable en la cause, antérieure à la loi n° 2005-882 du 2 août 2005, et du décret n° 95-182 du 21 février 1995, pris pour l'application au secteur agricole de cet article, que les dispositions interdisant et incriminant le prêt illicite de main-d'oeuvre ne sont pas applicables aux opérations, intervenant dans le secteur agricole, de mise à disposition d'une entreprise française, à titre temporaire, sur le territoire national, d'un salarié par une entreprise non établie en France. Il était, également, soutenu que l'interdiction, pénalement sanctionnée, de l'opération à but lucratif consistant pour un ressortissant d'un Etat membre de la Communauté européenne autre que la France, qui n'a pas la qualité d'entreprise de travail temporaire, à mettre à la disposition d'une entreprise française des travailleurs ressortissant d'un autre Etat membre de la Communauté européenne constitue une entrave, qui n'est ni justifiée par des raisons impérieuses d'intérêt général, ni objectivement nécessaire, ni proportionnée à la liberté de prestation de services de ces ressortissants communautaires garantie par les articles 49 (N° Lexbase : L5359BCH) et 50 du Traité instituant la Communauté européenne et ceci, quand bien même la convention de mise à disposition ne constituerait pas, selon le droit français, un contrat d'entreprise.

Le pourvoi est rejeté par la Chambre criminelle de la Cour de cassation qui prend soin de relever, pour décider que la cour d'appel n'avait méconnu aucune des dispositions invoquées, que, "pour confirmer le jugement entrepris qui avait dit l'Earl Cidres Le Brun et l'Eurl Cidres Bigoud coupables de prêt illicite de main-d'oeuvre et écarter les conclusions des prévenues qui excipaient des dispositions, antérieures à la loi du 2 août 2005, de l'article L. 341-5 du Code du travail autorisant le détachement temporaire dans une entreprise française de salariés étrangers à l'occasion de prestations de services, l'arrêt énonce que l'application de ce texte suppose que les conditions d'un contrat de prestation de services soient réunies, mais qu'en la circonstance, l'opération menée s'analyse en un prêt illicite de main-d'oeuvre pratiqué hors des règles du travail temporaire, dès lors que la rémunération des prestations effectuées, ne supposant aucun savoir-faire spécifique, a été calculée de façon horaire, que la société Eurokontakt n'a conservé aucune autorité sur les travailleurs et que les moyens et matériels de travail ont été fournis par les sociétés poursuivies ; que les juges ajoutent que les prévenues ne pouvaient ignorer qu'elles utilisaient du personnel étranger de la même manière que de la main-d'oeuvre intérimaire, et ce, à un faible coût, par comparaison avec le coût des salariés qu'elles employaient habituellement".

La Cour de cassation ajoute que "si, au sens des articles L. 341-5 et D. 341-5 du Code du travail, dans leur rédaction applicable antérieurement à la loi du 2 août 2005, sont considérées comme prestations de services les activités de caractère industriel, commercial, artisanal ou libéral exécutées dans le cadre d'un contrat d'entreprise, d'un contrat de mise à disposition au titre du travail temporaire ou de toute autre mise à disposition de salariés, c'est à la condition qu'il existe une relation de travail entre l'entreprise d'envoi et le travailleur pendant la période de détachement ; que tel n'est pas le cas en l'espèce".

Cette solution doit être entièrement approuvée. En effet, ce n'est pas parce qu'un texte autorise expressément le détachement temporaire dans une entreprise française de salariés étrangers à l'occasion d'un contrat de prestations de services, ce qui était le cas de l'article L. 341-5 du Code du travail avant son abrogation par la loi du 2 août 2005, que l'entreprise utilisatrice peut penser être à l'abri de toute condamnation pour prêt illicite de main-d'oeuvre. Seule l'existence d'une véritable prestation de services, telle qu'elle a été décrite précédemment, permet d'échapper à la qualification pénale précitée. A défaut, que le prêt de main-d'oeuvre soit national ou "transnational", une condamnation sera encourue.

Or, ainsi que les juges du fond l'avaient parfaitement démontré en l'espèce, le contrat conclu entre les deux sociétés françaises et la société de droit britannique ne pouvait être qualifié de contrat de prestation de services : les prestations effectuées (ramasser des pommes) ne supposaient aucun savoir-faire spécifique, elles étaient rémunérées à l'heure et non de manière forfaitaire, les moyens matériels de travail avaient été fournis par les entreprises utilisatrices et, enfin, la société prestataire de services n'avait conservé aucune autorité sur les travailleurs. Bien plus, et ainsi que le relève la Chambre criminelle, il n'existait même pas de relation de travail entre l'entreprise prestataire et les travailleurs détachés.

Ce n'est qu'à ces strictes conditions qu'il peut y avoir prestation de services au sens propre du terme. Faute d'un contrat de cette nature il ne saurait, dès lors, être question de libre prestation de services et on ne peut donc taxer les juges d'y avoir porté atteinte.

II - Le délit de travail dissimulé

  • Rappels

Au titre du travail dissimulé, le Code du travail prohibe, en réalité, trois comportements (C. trav., art. L. 8221-1 N° Lexbase : L3589H9S) :

- le travail totalement ou partiellement dissimulé ;
- la publicité, par quelque moyen que ce soit, tendant à favoriser, en toute connaissance de cause, le travail dissimulé ;
- le fait de recourir sciemment, directement ou par personne interposée, aux services de celui qui exerce un travail dissimulé.

La prohibition du travail dissimulé comporte ainsi plusieurs éléments matériels distincts. Dans tous les cas, le caractère intentionnel du délit doit être établi pour caractériser l'infraction. Une telle exigence, conforme au principe fondamental posé par l'article L. 121-3, alinéa 1er, du Code pénal (N° Lexbase : L2053AMY), permet, en outre, de distinguer la volonté de fraude et un simple retard dans les formalités exigées par le Code du travail.

En l'espèce, était seule en cause la prohibition du travail totalement ou partiellement dissimulé et, plus précisément, l'interdiction du travail dissimulé par dissimulation d'emploi salarié (C. trav., art. L. 8221-5 et s. N° Lexbase : L3597H94). Ainsi que l'affirme l'article L. 8221-5, "est réputé travail dissimulé par dissimulation d'emploi salarié le fait pour un employeur :

1° soit de se soustraire intentionnellement à l'accomplissement de la formalité prévue à l'article L. 1221-10 (N° Lexbase : L0788H93), relatif à la déclaration préalable à l'embauche ;

2° soit de se soustraire intentionnellement à l'accomplissement de la formalité prévue à l'article L. 3243-2 (N° Lexbase : L0894H9Y), relatif à la délivrance d'un bulletin de paie".

En cas de dissimulation de salariés, les travailleurs employés sont généralement présentés comme des amis, des bénévoles, des indépendants ou, comme en l'espèce, comme des salariés mis à disposition par une entreprise prestataire de services. Les juges répressifs peuvent alors redonner aux faits leur exacte qualification et mettre en évidence une relation de travail salarié. A cette fin, ils doivent caractériser l'existence d'un lien de subordination au moyen des critères du contrat de travail. C'est précisément ce qui s'était passé en l'espèce.

  • La requalification du contrat de prestation de services

Ainsi que l'avaient, en l'espèce, décidé les juges du fond, les entreprises utilisatrices, qui ne pouvaient se prévaloir du contrat de prestation de services, devaient être considérées comme les employeurs véritables de la main-d'oeuvre polonaise qui travaille dans leurs vergers. Une telle motivation ne saurait, à notre sens, suffire. Mais, il convient de rappeler que ces mêmes juges du fond, pour écarter toute prestation de services en l'espèce, avaient relevé que la société prestataire de services n'avait conservé aucune autorité sur les travailleurs et que les moyens et matériels de travail avaient été fournis par les sociétés poursuivies. Bien plus, ainsi qu'ils l'avaient démontré, le personnel polonais était sous l'autorité exclusive d'un salarié des deux entreprises utilisatrices. En d'autres termes, les salariés "mis à disposition" étaient en réalité sous la subordination de ces entreprises qui étaient devenues leur véritable employeur. Partant, il lui appartenait de procéder à l'accomplissement des formalités prévues par l'article L. 8221-5. L'élément matériel du travail dissimulé était ainsi, à n'en point douter, constitué.

Quant à l'élément intentionnel, dont la Chambre criminelle nous dit qu'il avait été également caractérisé, il paraît résulter de la constatation que les entreprises utilisatrices ne pouvaient ignorer qu'elles utilisaient du personnel étranger de la même manière que des travailleurs temporaires en dehors des règles applicables. Cette affirmation, qui paraît faire peu de cas de l'élément intentionnel de l'infraction, confirme, en réalité, que l'appréciation de ce dernier fait l'objet d'une interprétation compréhensive de la par de la Cour de cassation.


Décision

Cass. crim., 3 mars 2009, n° 07-81.043, Earl Cidres Le Brun et a., F-P+F (N° Lexbase : A0847EE4)

Rejet, CA Rennes, 3ème ch., 18 janvier 2007

Textes concernés : C. trav., art. L. 8221-5 (N° Lexbase : L3597H94) et L. 8241-1 (N° Lexbase : L3717IBB)

Mots-clefs : prêt de main-d'oeuvre illicite ; travail dissimulé ; contrat de prestation de services ; mise à disposition de salariés étrangers

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