Réf. : CE Contentieux, 6 mars 2009, n° 306084, M. Coulibaly (N° Lexbase : A6905ED4).
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par François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis et directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique
le 07 Octobre 2010
Il appartenait donc à la Haute assemblée de répondre à une question d'importance : dans quelle mesure l'administration peut-elle abroger un acte administratif individuel ? A vrai dire, cette question en dissimulait beaucoup d'autres : quel est le champ d'application matériel de cette abrogation ? Quel est le champ d'application temporel de cette abrogation ? Quels sont les motifs pouvant justifier l'activation de ce pouvoir d'abrogation ?, etc.
A toutes ces questions, le Conseil d'Etat a apporté une réponse sans ambiguïté puisque "sous réserve de dispositions législatives ou réglementaires contraires, et hors le cas où il est satisfait à une demande du bénéficiaire, l'administration ne peut retirer ou abroger une décision individuelle expresse créatrice de droits que dans le délai de quatre mois suivant l'intervention de cette décision, et si elle est illégale". Et appliquant la solution ainsi dégagée au cas d'espèce, il n'a pu que constater que la décision d'inscription de M. C. au tableau constituait une décision individuelle créatrice de droits et qu'elle ne pouvait donc être abrogée, dès lors qu'elle avait été obtenue en dehors de toute fraude, plus de quatre mois après son édiction. Au total, l'arrêt "Coulibaly" vient, ainsi, utilement compléter une jurisprudence récente née des arrêts "Soulier" du 6 novembre 2002 (2) et "Portalis" du 14 mars 2008 (3), par laquelle le Conseil d'Etat avait reconnu à l'autorité administrative un pouvoir d'abrogation particulièrement important puisque non limité dans le temps. L'abrogation des actes administratifs individuels créateurs de droit est désormais conditionnée (I), et les règles de disparition desdits actes, pour le passé comme pour l'avenir, sont en même temps uniformisées dans l'optique d'une protection toujours plus (peut-être trop) grande des droits acquis (II)
I - L'abrogation conditionnée des actes administratifs individuels créateurs de droits
L'arrêt commenté enserre le pouvoir d'abrogation des actes administratifs dans de strictes conditions. Ces conditions invitent à faire quelques distinctions.
La première distinction est celle existant entre les actes administratifs réglementaires et les actes administratifs non réglementaires. Les premiers, dont on sait qu'ils ont une portée générale et impersonnelle, peuvent être abrogés par l'administration, à toute époque, et sans qu'elle ait à justifier sa décision. Comme le notent les auteurs des Grands arrêts de la jurisprudence administrative (Marceau Long, Patrick Weil, Guy Braibant, Pierre Delvové, Bruno Genevois, Les Grands Arrêts de la jurisprudence administrative, Dalloz, 2007), les seconds sont le plus souvent des actes individuels en ce sens qu'ils s'adressent à une personne nommément désignée (une inscription au tableau de l'ordre des chirurgiens dentistes comme c'était le cas en l'espèce). Doivent, également, être considérées comme non réglementaires, sans pour autant que l'on puisse en déduire qu'ils s'agissent d'actes individuels, les décisions dites d'espèce (déclaration d'utilité publique par exemple). La solution posée par l'arrêt "Coulibaly" ne concerne que les actes administratifs individuels, à l'exclusion des actes réglementaires et des actes non réglementaires ne constituant pas des décisions individuelles.
La deuxième distinction que l'on doit faire se situe à l'intérieur même de la catégorie des actes individuels. Elle oppose les actes créateurs de droits aux actes non créateurs de droits. La notion d'actes créateurs de droit n'est assurément pas facile à définir (4). On peut, toutefois, considérer qu'elle englobe "les actes qui donnent aux intéressés une situation sur laquelle il n'est pas possible en principe à l'administration de revenir" (5). Alors que les actes non créateurs de droits peuvent être abrogées (et retirés) sans condition particulière, les actes créateurs de droits ne peuvent être abrogés que dans les conditions désormais fixées par l'arrêt "Coulibaly".
Ces deux distinctions essentielles étant faites, il convient alors d'analyser la solution posée par l'arrêt du 6 mars 2009. De celui-ci, il résulte que l'administration peut abroger, en l'absence de dispositions législatives ou réglementaires contraires (1ère condition), ou de demande de son bénéficiaire en ce sens (2ème condition), les décisions individuelles (3ème condition), créatrices de droits (4ème condition), explicites (5ème condition), dans un délai de quatre mois suivant l'intervention de cette décision (6ème condition), et cela à la stricte exigence que cette abrogation soit justifiée par son illégalité (7ème condition) et que l'acte en cause n'ait pas été obtenue par fraude (8ème condition). On aura, bien évidemment, reconnu au travers de l'ensemble de ces conditions les règles applicables en matière de retrait telles qu'elles ont été dégagées par l'arrêt "Ternon" et donc transposées en matière d'abrogation. L'arrêt "Coulibaly" contribue, en effet, à la construction d'un régime juridique général de "sortie de vigueur" (6) des actes administratifs unilatéraux.
II - Vers un régime général de "sortie de vigueur" des actes administratifs unilatéraux ?
Parce qu'il reproduit en matière d'abrogation les règles dégagées par l'arrêt "Ternon" en matière de retrait, l'arrêt "Coulibaly" doit être salué. Il répond, ainsi, aux attentes de la doctrine qui n'avait pas manqué de dénoncer la dissociation des règles de retrait et d'abrogation prévalant jusqu'alors (7). Il est d'autant plus bienvenu qu'il permet une meilleure protection des droits acquis pour l'avenir.
L'autorité compétente pour modifier, abroger ou retirer un acte administratif est "en principe celle qui, à la date de la modification, de l'abrogation ou du retrait, est compétente pour prendre cet acte et, le cas échéant, s'il s'agit d'un acte individuel, son supérieur hiérarchique" (8). Comme cela a déjà été souligné, l'affaire en cause ne concerne que les actes créateurs de droits, et la solution qu'elle pose n'a pas vocation à s'étendre au-delà d'eux. Ces actes créateurs de droits peuvent être retirés et abrogés dans les mêmes conditions. Il suffit pour cela qu'ils soient illégaux, et que la décision de retrait ou d'abrogation intervienne dans un délai de quatre mois à compter de leur édiction. Cette solution consistant à aligner les règles d'abrogation sur celles du retrait est tout à fait logique. On ne voit pas, en effet, quel argument pourrait faire obstacle à ce que l'administration, dès lors qu'elle peut faire plus (retirer) ne peut faire moins (abroger). Le retrait est, évidemment, plus attentatoire aux droits acquis et à la sécurité juridique, et permettre à l'administration de prononcer l'abrogation dans les mêmes conditions, c'est lui offrir la possibilité d'édicter une décision moins dommageable pour l'administré.
Lorsque les deux conditions fixées par les arrêts "Ternon" et "Coulibaly" ne sont pas réunies (l'acte est légal ou illégal mais le délai de quatre mois est expiré), l'administration ne peut, alors, en prononcer le retrait ou l'abrogation que dans deux situations tout à fait exceptionnelles (9) : lorsque le bénéficiaire lui en aurait fait la demande, tout d'abord (dans ce cas, l'atteinte portée aux droits acquis est effacée par la manifestation de volonté de l'administré) ; lorsque des dispositions législatives ou réglementaires auront prévu une telle possibilité de retrait ou d'abrogation, ensuite (dans ce cas, l'atteinte portée aux droits acquis est neutralisée par la manifestation de volonté du législateur ou du pouvoir réglementaire).
A l'intérieur de cette catégorie des actes créateurs de droits, l'arrêt "Soulier" du 6 novembre 2002 avait réservé un sort particulier aux actes conditionnels (aussi qualifiés d'actes conditionnés à exécution successive (10)). S'agissant de l'octroi du bénéfice de la nouvelle bonification indiciaire à une fonctionnaire, le Conseil d'Etat avait, en effet, indiqué qu'elle ne pouvait pas être légalement retirée après l'expiration du délai de quatre mois suivant son édiction, mais que, à partir du moment où le maintien de cette bonification était subordonnée à la condition que l'intéressée exerce effectivement ses fonctions, "l'autorité compétente pouvait, dès lors que cette condition n'était pas remplie, supprimer cet avantage pour l'avenir". L'arrêt "Soulier" posait donc une règle asymétrique en matière d'actes conditionnels : leur retrait n'était possible que dans les conditions fixées par l'arrêt "Ternon", mais leur abrogation était possible sans condition de délai dès lors qu'ils étaient entachés d'une illégalité, l'illégalité consistant alors dans le non-respect de la condition légale. Cette solution a été récemment confirmée par le Conseil d'Etat dans l'arrêt "Portalis" du 14 mars 2008 (11). Dans cette affaire, la section du contentieux a en jugé que le caractère créateur de droits de la décision accordant à un agent public la protection prévue par les textes statutaires en cas de poursuites pénales faisait obstacle à ce que l'autorité administrative puisse retirer cette décision plus de quatre mois après sa signature. Surtout, le Conseil d'Etat a indiqué que l'autorité administrative pouvait mettre fin, pour l'avenir et sans limitation temporelle, à la protection accordée lorsqu'elle constate postérieurement l'existence d'une faute personnelle.
On peut s'interroger quant à la question de savoir comment positionner l'arrêt "Coulibaly" par rapport aux jurisprudences "Soulier" et "Portalis". L'arrêt du 6 mars 2009 n'est pas exempt d'ambiguïtés. Il semble, à première vue, confirmer la solution issue des arrêts "Soulier" et "Portalis", puisqu'il indique qu'il incombe "au conseil départemental de tenir à jour ce tableau et de radier de celui-ci les praticiens qui, par suite de l'intervention de circonstances postérieures à leur inscription, ont cessé de remplir les conditions requises pour y figurer". A priori donc, l'autorité administrative dispose d'un pouvoir d'abrogation non limité dans le temps. Mais la lecture de la suite de l'arrêt montre que le Conseil d'Etat a sans doute entendu nuancer la portée de ces deux jurisprudences (n'oublions pas que l'arrêt "Coulibaly" est un arrêt de Section) : le conseil départemental ne peut "en l'absence de fraude, sans méconnaître les droits acquis qui résultent de l'inscription, décider plus de quatre mois après celle-ci de radier un praticien, au motif que les diplômes au vu desquels il a été inscrit n'auraient pas été de nature à permettre légalement son inscription".
Il semble donc que l'arrêt "Coulibaly" amende substantiellement les jurisprudences "Soulier" et "Portalis". Certes, il ne les condamne pas radicalement puisqu'il reconnaît, comme elles, l'existence d'un pouvoir d'abrogation à l'égard des actes administratifs individuels créateurs de droits. Mais il les modifie considérablement en enserrant ce pouvoir d'abrogation dans le délai de quatre mois. Le Conseil d'Etat répond, ainsi, aux critiques d'une partie de la doctrine qui avait pu soutenir, au lendemain de l'arrêt "Portalis" que le juge administratif semblait "attacher désormais beaucoup moins d'importance au maintien des droits pour l'avenir" (12).
Voilà donc un arrêt qui emporte au moins deux motifs de satisfaction : il uniformise les règles de retrait et d'abrogation en ce qui concerne les actes individuels créateurs de droits et contribue, ainsi, à une meilleure protection des droits acquis pour l'avenir. Pour autant, on ne peut s'empêcher de poser une question essentielle : que reste-t-il de la légalité ? Que l'on explique à M. C. que son inscription au tableau de l'ordre des chirurgiens-dentistes ne pouvait pas être abrogée au-delà d'un délai de quatre mois est évidemment rassurant pour lui... mais beaucoup moins pour ses patients qui seraient sans doute très inquiets d'apprendre que tout en étant inscrit au tableau de l'ordre des chirurgiens-dentistes il ne dispose (peut-être) (13) pas des diplômes requis par les textes, et que les autorités compétentes ne peuvent a priori pas mettre fin à cette illégalité (14). L'on peut donc en conclure que, si la sécurité juridique est de plus en plus présente, et pressante, au Conseil d'Etat, elle ne doit pas faire oublier les exigences essentielles de la légalité.
(1) CE Contentieux, 26 octobre 2001, n° 197018, Ternon (N° Lexbase : A1913AX7), Rec. CE, p. 497, concl. F. Séners, RFDA, 2002, p. 77, concl. F. Séners, note P. Delvové, AJDA, 2001, p. 1034, chron. M. Guyomar et P. Collin, AJDA 2002, p.738, note Y. Gaudemet, Dr. adm., 2001, comm. 253, note I. Michallet, GAJA, n° 111.
(2) CE Contentieux, 6 novembre 2002, n° 223041, Mme Soulier (N° Lexbase : A7473A38), Rec. CE, p. 369, RFDA, 2003, p.225, concl. S. Austry, note P. Delvolvé, AJDA, 2002, p. 1434, chron. F. Donnat et D. Casas, AJFP, 2003, n° 2, p. 20, note A. Fuchs, JCP éd. A, 2002, 1176, note D. Jean-Pierre, 1342, note J. Moreau, RDP, 2003, p. 408, note C. Guettier.
(3) CE Contentieux, 14 mars 2008, n° 283943, M. Portalis (N° Lexbase : A3803D7Y), AJDA, 2008, p. 800, chron. J. Boucher et B. Bourgeois-Machureau, RFDA, 2008, p. 482, concl. N. Boulouis, p. 931, note B. Seiller.
(4) Pour Jean Gourdou (Précisions sur l'abrogation des actes administratifs non réglementaires, in Mélanges en l'honneur de Daniel Labetoulle, Dalloz, 2007, p. 459 et spéc. p. 463), il s'agit d'une notion "fonctionnelle".
(5) GAJA, n° 111, p. 859.
(6) R. Chapus, Droit administratif général, Montchrestien, 15ème édition, 2001, p. 1151 et s.
(7) R. Noguellou, L'abrogation des actes administratifs non réglementaires créateurs de droits, Dr. adm., 1993, chron. n°12 ; P. Delvolvé, note sous CE, 6 novembre 2002, n° 223041, Mme Soulier, précité ; CE Contentieux, 29 novembre 2002, n° 223027, Assistance publique-Hôpitaux de Marseille (N° Lexbase : A5193A44) ; RFDA, 2003, p. 240 ; J. Gourdou, Précisions sur l'abrogation des actes administratifs non réglementaires, in Mélanges en l'honneur de Daniel Labetoulle, précité, p. 459 ; B. Seiller, note sous CE Contentieux, 14 mars 2008, n° 283943, M. Portalis, précité, RFDA, 2008, p. 931.
(8) CE Contentieux, 30 septembre 2005, n° 280605, M. Illouane (N° Lexbase : A6106DKD), Rec. CE, p. 402, RDP, 2006, p. 488, obs. C. Guettier.
(9) Le cas de la fraude doit être isolé car l'acte obtenu par fraude n'est pas créateur de droits et peut donc être retiré ou abrogé sans délai (CE Contentieux, 29 novembre 2002, n° 223027, Assistance publique-Hôpitaux de Marseille, précité, RFDA, 2002, p. 234, concl. G. Bachelier, p. 240, note P. Delvolvé).
(10) Dans ses conclusions précitées sous l'arrêt "Portalis", Nicolas Boulouis évoquait "des décisions dont les effets se prolongent si, et seulement si, les conditions ayant présidé à leur édiction se prolongent aussi".
(11) CE Contentieux, 14 mars 2008, n° 283943, M. Portalis, précité.
(12) B. Seiller, note précitée, RFDA, 2008, p. 934.
(13) Nous ajoutons le "peut-être" car n'ayant pas pu avoir accès aux conclusions du Rapporteur public (non encore publiées au moment où nous rédigeons ces lignes), et l'arrêt étant énigmatique sur ce point, nous ne savons pas si, au fond, M. C. possédait les diplômes exigés.
(14) La solution réside, peut-être, dans la notion d'acte contraire qui permet à l'autorité administrative compétente d'abroger l'acte qu'elle a précédemment édicté.
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