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par Anne Lebescond - Journaliste juridique
le 07 Octobre 2010
Pour comprendre les enjeux de la preuve en matière de harcèlement moral et faire un point sur le régime juridique général mis en place pour prévenir et, à défaut, sanctionner ces agissements, Lexbase Hebdo - édition sociale s'est entretenue avec Maître Isabelle Boukhris, Avocate Associée du cabinet LEKS.
Lexbase : Quel est le régime juridique de la preuve en matière de harcèlement moral ?
Maître Isabelle Boukhris : La loi de modernisation sociale avait organisé un régime probatoire particulier en matière de harcèlement moral, relativement favorable au salarié (3). Elle lui imposait, en effet, de présenter les éléments de fait laissant supposer l'existence d'un harcèlement. La loi du 3 janvier 2003 (4) a, quelque peu, compliqué la tâche, en rééquilibrant la charge de la preuve entre les parties. Désormais, le salarié concerné doit établir -et non plus seulement présenter- des faits qui permettent de présumer l'existence d'un harcèlement. La solution est en droite ligne avec la règle de droit commun fixée à l'article 1315 du Code civil (N° Lexbase : L1426ABG), aux termes duquel -celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver-, et respecte le principe de présomption d'innocence. Elle confirme, également, les solutions déjà rendues et les "habitudes" prises par les avocats dans ce type de dossiers. Ainsi, avant l'institution de ce régime légal et compte tenu du principe de liberté de la preuve en droit social, les défenseurs des salariés concernés par de telles pratiques, qui agissaient, notamment, sur le fondement de la mauvaise exécution du contrat de travail et du manquement à l'obligation de bonne foi de l'employeur, ont toujours eu le réflexe d'apporter au dossier le plus grand nombre de preuves, quelles que soient leur nature (contrat de travail, évaluations annuelles, attestations des tiers, courriers du salarié à sa hiérarchie, certificats médicaux, et parfois même, post-it...) permettant d'établir les agissements déviants des harceleurs à l'encontre de leur victime. Les juges fondant leur décision sur un faisceau d'indices, plus un dossier comporte de preuves, plus il leur permet de prendre conscience de la violence subie quotidiennement par le salarié.
Une fois ces faits établis, le défenseur pourra, toutefois, prouver que les agissements ne sont pas constitutifs d'un harcèlement moral et que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à tout harcèlement. C'est seulement à partir de là, que le juge fondera sa conviction sur l'existence ou non d'un harcèlement moral. La solution est donnée par la Chambre sociale, qui a dû interpréter les dispositions de l'article 4 de la loi de relance de la négociation collective en matière de licenciement économique, dans une série de quatre arrêts du 24 septembre 2004 (5).
La Cour de cassation (et c'est ce que vient confirmer l'arrêt du 10 février 2009) s'octroie le contrôle de cette qualification de harcèlement moral retenue par les juges du fond, quand, auparavant, elle laissait cette qualification à leur libre appréciation (6). Ce faisant, elle franchit une nouvelle étape et affiche clairement sa volonté, devant la multiplication d'un contentieux sensible, "de renforcer la nature de son contrôle, d'harmoniser les pratiques des différentes cours d'appel et de préciser les règles qui conduisent la recherche de la preuve". Ce contrôle implique que les magistrats de la Haute cour analysent les preuves apportées au dossier par les victimes du harcèlement, la Chambre sociale imposant aux juges d'appréhender les faits dans leur globalité. Toutefois, en pratique, les preuves n'ont pas, aux yeux de ces derniers, toutes la même force. Sont, notamment, plus susceptibles d'emporter la conviction de la Cour, les écrits des employeurs (qui se prémunissent de plus en plus contre tout éventuel litige) ou, encore, les certificats médicaux, qu'ils émanent de spécialistes ou de généralistes (la compétence de ces derniers étant souvent, en vain, contestée par les défenseurs, la Cour de cassation leur reconnaissant pleine valeur probatoire).
Lexbase : Les juges du fond, dans l'espèce soumise à la Cour de cassation le 10 février 2009, avaient retenu un contexte de très grande exigence dans les rapports entre le DRH et son assistante, qualification rejetée par la Chambre sociale. Existe-t-il des liens entre le stress au travail et le harcèlement moral ?
Maître Isabelle Boukhris : Le stress au travail et le harcèlement moral sont deux choses qu'il convient de bien dissocier. Faire cet amalgame est dangereux, puisqu'en aucun cas, le seul stress connu dans le milieu professionnel ne peut être constitutif d'un harcèlement. Sur le nombre considérable de personnes qui se disaient victimes de harcèlement moral au travail en 1998 (7), il est fort à parier qu'une grande partie connaissaient, en réalité, non pas des agissements déviants de leur employeur, de leur supérieur hiérarchique ou même d'autres salariés, mais les impératifs de gestion et, plus généralement, la pression contemporaine connue dans le monde du travail. Quand bien même celle-ci peut être vécue comme une véritable souffrance, elle n'est pas répréhensible en tant que telle (8). Elle est naturelle et constitue, même, la plupart du temps, un moteur. Il faut bien comprendre que la principale caractéristique du harcèlement est la déviance du comportement du harceleur, qui poursuit par ses agissements, un objectif sous-jacent qu'il s'est fixé. Il a une volonté délibérée de nuire au salarié, en dégradant ses conditions de travail. Cette volonté de nuire ne se retrouve pas chez le manager, qui aura pour unique souci la productivité de l'entreprise et sa rentabilité.
(NDLR : Selon certains praticiens (9), il serait, cependant, possible au salarié d'obtenir une réparation au titre de cette pression qu'il subit, sur le fondement de l'obligation de sécurité mise à la charge de l'employeur (C. trav., art. L. 4121-1 N° Lexbase : L1448H9I).
Il s'agira, pour chaque espèce, d'une analyse au cas par cas, le rôle de l'avocat étant précisément de se mettre dans la peau du juge et d'objectiver les sentiments du salarié, pour déterminer si le harcèlement existe et quelles sont les chances d'obtenir une indemnisation (la réintégration étant, compte tenu des circonstances, exclue de fait).
Lexbase : Dans quelle mesure l'employeur engage-t-il sa responsabilité ? Le licenciement du harceleur, comme dans l'espèce du 10 février 2009, l'exonère-t-il ?
Maître Isabelle Boukhris : En pratique, dès lors qu'un harcèlement est avéré, l'employeur sera toujours responsable. Ceci même s'il n'est pas à l'origine des pratiques et qu'il a pris des mesures pour les faire cesser.
La jurisprudence reconnaît, en effet, non seulement le harcèlement vertical, entre un dirigeant et un salarié, que le harcèlement horizontal, entre employés, en l'absence de lien de subordination. La nature de sa responsabilité variera, toutefois, selon le cas de figure. S'il est l'auteur des agissements, la sanction sera pénale. En application de l'article 222-33-2 du Code pénal (N° Lexbase : L1594AZ3), introduit par la loi de modernisation sociale, le harcèlement moral est puni d'un emprisonnement d'un an et de 15 000 euros d'amende. La question de sa responsabilité civile se pose, toutefois, car le législateur est resté muet sur ce point. En l'absence de texte, la Chambre sociale de la Cour de cassation s'est attelée à cette problématique.
Les juges ont, ainsi, dressé le régime de la responsabilité civile de l'employeur, dans un arrêt du 21 juin 2006 (10). Ils ont décidé d'inclure le harcèlement moral dans le périmètre de l'obligation posée à l'article L. 4121-1 du Code du travail. Le texte impose au dirigeant de "prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des salariés". Tout comme l'OMS (11) et la CJCE (12), la Chambre sociale de la Cour de cassation avait, bien avant l'introduction de cette disposition législative, défini la santé comme "un état complet de bien-être physique, mental et social". Or la santé mentale exclut, forcément, toute forme de harcèlement. Dès lors, s'il est à l'origine du harcèlement ou s'il n'a pas réussi à le prévenir, l'employeur manque à son obligation. Celle-ci est, ici, de résultat, ce qui signifie que l'absence de faute de sa part ne peut l'exonérer de sa responsabilité. La jurisprudence opte, donc, pour une responsabilité de plein droit, dès lors que le harcèlement est constitué. L'obligation étant préventive, le licenciement du harceleur n'est pas susceptible d'exonérer le dirigeant de sa responsabilité. Dans l'espèce soumise à la Chambre sociale, le 10 février 2009, l'employeur peut, donc, voir sa responsabilité engagée par l'assistante du DRH, quand bien même ce dernier a été licencié. La solution a été confirmée depuis, notamment, dans un arrêt du 21 février 2007, selon lequel "l'employeur est tenu, en matière de harcèlement moral, à une obligation de sécurité de résultat et les juges n'ont pas à rechercher la preuve d'un manquement fautif (13). Elle s'inscrit dans la droite ligne de la jurisprudence rendue, antérieurement, en matière de tabagisme (14)".
Pour lutter contre le harcèlement, l'employeur dispose de plusieurs moyens, énumérés, notamment, à l'article L. 4121-1 du Code du travail, qui dispose que "ces mesures comprennent :
1° Des actions de prévention des risques professionnels ;
2 ° Des actions d'information et de formation ;
3° La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés". Le texte, pour plus d'efficacité, précise que "l'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes". La mise en place de cellules, voire d'un médiateur, au sein de la structure sera, également, très souvent, opportune.
Lexbase : Le harcèlement moral est, donc, pénalement et civilement réprimé. Pour quelles raisons choisit-on d'agir au civil ou au pénal ?
Maître Isabelle Boukhris : Tout dépend, a priori, de ce que veut obtenir le salarié. Agir au civil permet d'obtenir une indemnisation financière plus intéressante que celle qui sera octroyée, si l'action avait été introduite au pénal. Pour autant, la sanction présente moins de "force morale" qu'une sanction pénale, qui permet une meilleure prise de conscience de sa responsabilité par l'employeur. En outre, une action au pénal permet de faciliter la charge de la preuve, en ce que le parquet est doté de moyens dont ne disposent pas les conseils des salariés victimes de tels agissements (comme l'inspection du travail, par exemple).
(1) Cass. soc., 24 septembre 2008, 4 arrêts, FS-P+B+R+I, n° 06-43.504, Mme X c/ CMBM (N° Lexbase : A4538EAC) ; n° 06-45.579, Mme X c/ SCU (N° Lexbase : A4539EAD) ; n° 06-45.747, Mme X c/ RATP (N° Lexbase : A4540EAE) ; n° 06-46.517, M. X c/ TADY (N° Lexbase : A4541EAG) et lire Ch. Radé, Principe "à travail égal, salaire égal", égalité de traitement, non-discrimination et harcèlement : la Cour de cassation reprend la main, Lexbase Hebdo n° 321 du 9 octobre 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3848BHY).
(2) Un directeur de ressources humaines (le DRH) contestait son licenciement, prononcé par son employeur pour faute grave, en raison du harcèlement sexuel et moral qu'il aurait exercé sur son assistante. La cour d'appel, pour juger le licenciement sans cause réelle et sérieuse et octroyer, de ce fait, diverses sommes au DRH, avait relevé que les attestations produites par la salariée, intervenante volontaire à l'instance, traduisaient un contexte de très grande exigence professionnelle existant dans les rapports des deux protagonistes, plutôt qu'un harcèlement moral exercé par le premier à l'encontre de la seconde. La Haute juridiction a, toutefois, cassé cet arrêt, requalifiant en harcèlement moral, le comportement du DRH, eu égard à ces mêmes attestations qui "relatent qu'il traitait "rudement" ses collaborateurs, a eu un comportement déplacé à l'égard de Mme [P.] qui a été vue sortant en larmes de son bureau, qu'il s'emportait et devenait violent à son égard et qu'elle a manifesté auprès d'une collègue la peur qu'elle ressentait".
(3) Il est à noter que la charge de la preuve en matière de harcèlement moral est calquée sur le même modèle que celui mis en place par la loi n° 2001-1066 du 16 novembre 2001, relative à la lutte contre les discriminations (N° Lexbase : L9122AUE).
(4) Loi n° 2003-6, du 3 janvier 2003, de relance de la négociation collective en matière de licenciement économique (N° Lexbase : L9374A8P).
(5) Cass. soc., 24 septembre 2008, quatre arrêts, n° 06-43.504, n° 06-45.579, n° 06-45.747 et n° 06-46.517, préc..
(6) Cf. Cass. soc., 27 octobre 2004, n° 04-41.008, Société Mât de misaine, F-P+B (N° Lexbase : A7443DDZ), dans lequel la Chambre sociale soutenait qu'elle n'avait pas à contrôler l'appréciation faite par les juges des éléments produits par les parties pour établir l'existence d'un harcèlement, une telle appréciation relevant du pouvoir souverain des juges du fond.
(7) Cf. l'enquête "Conditions de travail 1991 et 1998" (MES / DARES - Ministère de l'Emploi et de la Solidarité/ Direction de l'animation, de la recherche, des études statistiques).
(8) Une jurisprudence intervenue récemment après la promulgation de la loi relative au harcèlement moral a souligné qu'"il appartient au tribunal de déterminer si, dans le cadre d'une activité professionnelle, les faits soumis à son appréciation sont répréhensibles ou s'ils ne s'analysent pas en des conséquences, à tort ou à raison, mal ressenties par le salarié, de contraintes imposées par les impératifs de gestion inhérents à la vie de toute entreprise développant son activité dans un contexte par essence concurrentiel" (Cf. TGI Paris, 31ème ch. corr., 25 octobre 2002).
(9) Cf. Me Dan Griguer, avocat, Harcèlement moral ou stress au travail ?, publié sur le site du Village de la Justice, le 29 avril 2008.
(10) Cf. Cass. soc., 21 juin 2006, n° 05-43.914, M. Jacques X c/ Mme Martine Y et autres (N° Lexbase : A9600DPA).
(11) Cf. la Charte OMS d'Ottawa pour la promotion de la santé, 1986 : "la santé est un état de complet bien être physique, mental de maladie ou d'infirmité".
(12) Cf. CJCE 12 novembre 1996, aff. C-201/94, The Queen c/ The Medicines Control Agency, ex parte Smith & Nephew Pharmaceuticals Ltd et Primecrown Ltd contre The Medicine Control Agency (N° Lexbase : A1713AWD).
(13) Cass. soc., 21 février 2007, n° 05-41.741, Société Auvergne Denrées, F-D (N° Lexbase : A2962DUA).
(14) Cf. Cass. soc., 29 juin 2005, n° 03-44.412, Société ACME Protection c/ Mme Francine Lefebvre, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8545DIC).
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