La lettre juridique n°335 du 29 janvier 2009 : Social général

[Evénement] Responsabilité sociétale : de l'art et de la manière de moraliser les entreprises

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N3648BIX

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par Anne Lebescond - Journaliste juridique et relations publiques

le 07 Octobre 2010

"Doing well by doing good" (1). C'est par cette courte, mais efficace, formule que les britanniques ont choisi de résumer le concept de développement durable et, avec lui, celui de responsabilité sociétale des entreprises (RSE) (2). Née, au début des années 1970 (3), dans les pays anglo-saxons, de la réaction de la société civile aux préoccupations environnementales, cette "éthique internationale" -consacrée, depuis, lors du sommet de Johannesburg en 2002-, peine à se mettre en place. La définition du développement durable, notion pourtant banalisée, reste pour beaucoup encore obscure. Reposant sur trois piliers environnementaux, économiques et sociaux, ce concept découle de la prise de conscience des conséquences écologiques des activités humaines sur notre planète : face à l'épuisement des ressources naturelles, la logique de croissance des pays industrialisés doit impérativement être renversée. Il s'agit, donc, de changer les comportements de chacun et de responsabiliser tous les acteurs économiques.
La RSE est une déclinaison de ce concept au niveau des entreprises : celles-ci se doivent d'être responsables de leurs activités sur les plans environnementaux, économiques et sociaux, vis-à-vis de leurs parties prenantes (personnel, clients, fournisseurs, sous-traitants, actionnaires, collectivités territoriales, ONG...). Les valeurs du développement durable sont, ainsi, transposées par un nombre croissant de groupes internationaux, qui les intègrent progressivement à leurs stratégies et y familiarisent leurs managers. Elles ont vocation, compte tenu de la légitimité de leur objet, à gouverner toutes les entreprises et pas uniquement les plus importantes d'entre elles. La route risque, toutefois, d'être longue : l'existence de la RSE et son contenu tiennent, à l'heure actuelle, à la seule initiative des sociétés et le régime juridique reste encore à définir. Le remède aux catastrophes écologiques et humaines (il suffit de citer le travail des enfants sur ce dernier point) semble bien faible, puisqu'il repose sur la démarche volontaire de ceux-là même qui sont à l'origine d'une grande partie des catastrophes écologiques et, souvent, humaines. C'est qu'il n'existe aucune "harmonisation" internationale garantissant a minima les droits sociaux et environnementaux. Un groupe dont les sociétés seront implantées dans différents pays se verra appliquer, en fonction du lieu d'établissement de celles-ci, des normes sur ces matières variables, voire inexistantes. Cela signifie-t-il, pour autant, que ce groupe puisse s'affranchir de ces considérations ? Rien n'est moins sûr, compte tenu de la prise de conscience grandissante des Etats et des citoyens. Pour vendre, il faut plaire et, en ces temps difficiles, le développement durable séduit beaucoup.

Compte tenu de l'importance des enjeux, un cadre juridique doit être rapidement trouvé. C'est dans cette optique que la Cour de cassation, en collaboration avec la Chaire Régulation de Science Po, a, autour d'une table ronde intitulée "L'entreprise et sa responsabilité sociétale" (4), dressé le bilan actuel de la RSE et de son évolution. Elle a, également, exploré différentes pistes juridiques, en vue de la rendre plus efficiente.

La diversité des profils des intervenants a permis d'appréhender ce sujet sous ses principaux aspects. Jacques Kheliff, Directeur du développement durable au sein du groupe chimique Rhodia, a exposé la politique de RSE de son entreprise, précurseur en la matière. L'intervention de la Fédération Internationale des Salariés de la Chimie, de l'Energie et des Mines -ICEM- (5) -représentée par son Secrétaire général, Manfred Warda-, dans la politique RSE de ce groupe (nommée "Rhodia Way"), par le biais de la signature avec l'entreprise, en 2005, d'un accord cadre mondial de RSE (ci-après, ACM) (6), cautionne, autant qu'elle accompagne celle-ci dans sa responsabilisation vis-à-vis de l'environnement, de l'économie et des travailleurs concernés. Si, sur le plan international, l'intégration d'une telle démarche comme principe de gouvernance d'un groupe nécessite la caution d'un syndicat international, la concertation et la négociation avec les salariés, leurs représentants et les syndicats nationaux doivent, de la même façon, être assurées. Bernard Saincy, ancien Responsable du collectif développement durable à la CGT, a, sur ce point, enrichi le débat. Les aspects juridiques de cette "auto-régulation" des entreprises ont, enfin, été abordés par Christine Neau-Leduc, Professeur de droit à l'Université Montpellier I.

I - Aspects pratiques de la RSE - pour un exemple de politique sociale : les droits sociaux tels qu'envisagés par le groupe chimique Rhodia, sous le contrôle de l'ICEM

La politique de RSE du groupe Rhodia repose, naturellement, sur les trois piliers du développement durable. "Rhodia way" consiste, notamment, en un référentiel d'engagements, à la fois, outil d'autoévaluation, guide de management et levier de dialogue interne et externe. Concernant le pilier qui nous intéresse tout particulièrement, relatif aux droits sociaux, le groupe cherche à développer l'employabilité, en améliorant, par exemple, la polyvalence des collaborateurs, grâce aux formations, et en favorisant l'insertion locale. Rhodia a, récemment, signé un "engagement national pour l'insertion des jeunes des quartiers" avec le ministère de l'Economie, des Finances et de l'Emploi, visant à favoriser leur accès à l'entreprise, et une charte de Responsabilité sociale appliquée au travail temporaire, avec Adecco et Adia. L'entreprise se concentre aussi spécialement sur la garantie de la santé et de la sécurité de ses collaborateurs, préoccupation indispensable compte tenu de son activité. La notion de "collaborateur" est, ici, entendue au sens large, en ce qu'elle regroupe tant les propres salariés de Rhodia, que ceux de ses fournisseurs et de ses sous-traitants. L'application de "Rhodia way" fait, en outre, l'objet de contrôles rigoureux. Récemment intégrée au Brésil et en Chine, l'application de la RSE définie par le groupe a pu être vérifiée lors de visites des établissements de l'entreprise, au cours desquelles le dialogue a été instauré entre les hauts dirigeants du groupe et ses collaborateurs sur place.

Sur le contenu de cet ACM, Rhodia s'est engagée à respecter les normes universelles existantes, engagements qui, comme le précise Manfred Warda, ne se substituent pas à celles-ci, mais les complètent. Il s'agit, notamment :
- des conventions de l'Organisation internationale du travail (conventions 87, 98, 135, relatives aux droits fondamentaux sur la liberté syndicale, conventions 29 et 105, sur l'interdiction du travail forcé, convention 138, sur l'interdiction du travail des enfants, conventions 100 et 111, sur l'égalité des chances et de traitement en matière d'emploi et de rémunération entre les hommes et les femmes... ) ;
- des 10 principes du pacte mondial de l'ONU ;
- des droits de l'Homme ;
- et des normes générales du travail (liberté d'association, droit à la négociation collective...).

Le groupe a, également, formulé des engagements propres en la matière, notamment, concernant la protection sociale et le droit au syndicalisme.

II - Aspects proprement juridiques de la RSE

Christine Neau-Leduc a souligné l'intérêt de la RSE en tant que nouvel outil pour le juriste. Consciente de l'effet "marketing" de l'intégration d'un tel concept dans les politiques manageriales de certaines entreprises, elle invite, cependant, à considérer la bonne foi de beaucoup d'acteurs économiques sur ce "joli sujet juridique", ainsi qu'elle le qualifie.

Après avoir abordé la diversité des approches (engagement unilatéral dans le cadre de codes de bonne conduite, de chartes, de référentiels de responsabilité ; engagements négociés dans le cadre des accords cadres mondiaux), ainsi que la diversité des parties (les entreprises en premier lieu, les fédérations internationales telles l'ICM, les représentants des filiales, les collaborateurs...), l'intervenante s'est interrogée sur la légitimité des entreprises à créer une norme ou à s'approprier une norme internationale existante (initialement à destination, non des sociétés, mais des Etats), soulignant les risques d'un "self service" de l'autorégulation. Elle estime, néanmoins, que cette première démarche, nécessaire, doit être encouragée.

S'ajoute à ce danger, un facteur de complexité tenant au contexte international de la RSE (dont le cadre privilégié est la mondialisation), notamment, en termes de juge compétent et de loi applicable. Quatre principales problématiques juridiques soulevées par ce concept ont, parallèlement, été identifiées par la juriste : le contexte juridique de la RSE, son contenu, son support et ses enjeux.

A Le contexte juridique de la RSE

Les ACM (dénombrés à plus de 80 à l'heure actuelle), conclus entre les multinationales et les fédérations internationales de travailleurs, notamment, définissent un certain nombre de droits sociaux. Ils imposent une garantie minimale de ceux-ci au niveau mondial, pour chaque groupe concerné, ainsi que, le cas échéant, pour ses sous-traitants et fournisseurs. La matière dépasse de loin le simple droit social, puisque les thèmes d'environnement et d'économie sont, également, abordés dans ces accords. Toutefois, bien que les sujets traités soient identiques, aucune convention ne se ressemble, puisque chacune résulte de la technique contractuelle et, donc, de la négociation.

Souvent, la RSE naîtra d'une démarche unilatérale de l'entreprise et s'orientera, par la suite, vers un accord négocié. Le caractère volontaire de cette initiative suscite des interrogations, quant à une éventuelle volonté du groupe en cause d'éluder la norme sociale légale et d'empêcher toute intervention à venir du législateur. Christine Neau-Leduc considère ce débat injustifié, en ce qu'il confond la norme volontaire de l'entreprise, d'origine privée, et la norme législative obligatoire, d'origine étatique. Or, en application du principe, unanimement admis, selon lequel, la convention tient lieu de loi à ceux qui la forment, l'origine privée de la norme volontaire n'enlève en rien son caractère obligatoire.

La question de la nature et de l'ampleur de la sanction attachée à la règle se pose également : jusqu'à quel point les entreprises sont-elles liées par leurs engagements volontaires ? En vertu de l'effet obligatoire des contrats, énoncé ci-dessus, elles sont tenues de les respecter. Cependant, en vertu de l'effet relatif des contrats, seules les parties à l'ACM devraient pouvoir s'en prévaloir. Or, ni les salariés, ni les ONG, ni les collectivités locales ou territoriales, par exemple, ne sont parties. Est-ce donc à dire que l'accord n'est pas invocable par ces derniers ? Faute de contentieux (cela dit, personne ne s'en plaindra), la question reste en suspend. Probablement, ainsi que l'universitaire le souligne, le régime sera-t-il le même que celui des conventions collectives (opposables aux salariés), dès lors qu'un syndicat sera partie au contrat ?

B - Le contenu de la RSE

Le contenu de la norme volontaire indique si l'entreprise a fait le choix d'une politique de RSE de "polichinelle", dans l'unique objectif de réaliser un "coup marketing", ou si sa politique en la matière est sérieuse et engagée. Dans le premier cas, le salarié, qui souhaiterait s'en prévaloir, pourrait, éventuellement, arguer d'une obligation de loyauté renforcée de la part de l'entreprise.

La question du contenu de la norme pose celle, sous-jacente, de son périmètre. L'ACM s'applique-t-il aux filiales, en cas de silence du texte sur ce point ? L'application est-elle automatique, alors même que celles-ci n'auraient pas signé l'accord ? La réponse n'est pas évidente.

Enfin, l'intervenante insiste sur l'attention particulière qui doit être portée aux clauses de suivi et de contrôle de l'application de l'ACM, ainsi qu'à celles relatives à l'interprétation des termes. Elle souligne l'importance de la création de commissions de règlements des conflits, pour assurer plus d'efficacité dans l'application de la convention.

C - Le support juridique de la RSE

Christine Neau-Leduc distingue l'engagement unilatéral (charte éthique, code de bonne conduite...), pour lequel il existe une facilité de dénonciation, de l'accord négocié.

Dans ce dernier cas, entre les parties, l'ACM est un contrat de droit commun régi par le droit commun des obligations. A l'égard des salariés, si l'accord a été conclu avec un syndicat, ils pourront s'en prévaloir, de la même façon qu'ils sont autorisés à se prévaloir des conventions collectives.

La question de l'opposabilité de l'accord aux salariés des filiales internationales est plus difficile à trancher. Si la filiale n'est pas partie à l'accord, en vertu du principe de l'effet relatif des conventions, ses salariés ne pourront, a priori, pas s'en prévaloir. Dans le cas contraire, le salarié recherchera l'engagement réel de la filiale par rapport au droit national applicable. Enfin, dans le cas où la filiale n'est pas partie à l'accord, mais intégré dans son périmètre, qui, de la société, partie à l'accord, ou de la filiale, est tenue à l'égard du salarié de cette dernière ? Il peut être considéré, dans ce cadre, que la société mère détient un mandat de la part de sa filiale, qui sera, dès lors, engagée vis-à-vis de son salarié. Il est, également, possible d'envisager l'application de la théorie du co-employeur. Dans cette hypothèse, c'est la société mère qui sera, alors, tenue.

D - Les enjeux juridiques de la RSE

Les enjeux juridiques de la RSE sont aussi importants qu'ils sont nombreux.

Beaucoup souhaitent une intervention du "législateur international", en la personne de l'Organisation internationale du travail, par exemple (qui pourrait, notamment, remplir les fonctions de médiateur en cas de conflit). La RSE présente, également, un réel intérêt, en termes de représentation collective sur le plan transnational (avec l'intervention croissante de syndicats internationaux, tels l'ICEM) et en termes de découverte de nouveaux interlocuteurs (collectivités territoriales, ONG...).

Cependant, malgré l'urgence de la situation, nombreuses sont les interrogations qui n'ont pas encore trouvé de réponses précises. Comme nous l'avons déjà souligné, ce concept peine à se définir rapidement et hésite encore entre deux options : constituer un "nouveau droit social de firme", dont les principes de droit s'appliqueraient à tous les salariés d'un même groupe dans le monde ou se revendiquer "lex laboratoria", soit un droit coutumier international dégageant des principes communs en matière d'environnement, d'économie et de droits sociaux. Loin de l'une ou de l'autre solution, la RSE présente, aujourd'hui, autant de visages qu'il y a d'entreprises pour l'initier. Ne perdons, toutefois, pas espoir : c'est parce que la pratique des conventions collectives existait, qu'elles ont été officiellement instituées. Peut-être en ira-t-il de même pour les ACM.


(1) Littéralement : faire le bien, en faisant bien.
(2) La RSE est née sous le nom britannique de "Corporate Social Responsibility".
(3) Le rapport Halte à la croissance, rendu en 1972 par des chercheurs du MIT (Massachussets Institute of Technology) pour le Club de Rome (qui regroupait de hautes personnalités de différents pays, souhaitant que la recherche s'empare du problème de l'évolution du monde pris dans sa globalité pour tenter de cerner les limites de la croissance économique) marque la naissance du développement durable. Il montre l'incompatibilité entre un système basé sur la croissance infinie et les limites de notre planète.
(4) Cette table ronde s'inscrit dans le cycle de conférences organisées par la Cour de cassation et la Chaire Régulation de Sciences Po et consacrées au droit et à l'économie des relations de travail et de la protection sociale.
(5) International Federation of Chemical Energy, Mine and General Workers' Unions.
(6) Intitulé Accord mondial de responsabilité sociétale et environnementale entre Rhodia et l'ICEM, version renégociée, mars 2008.

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