Lecture: 7 min
N6902BQP
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 03 Mars 2011
Gabriel Benesty : La première difficulté tient certainement dans la définition des besoins par les acheteurs publics. Si, lorsque l'avocat intervient en tant qu'assistant à maître d'ouvrage pour un projet précis, les prestations attendues sont généralement suffisamment définies, en revanche, il doit bien être constaté que, dans les marchés à bons de commande ou les accords cadres initiés pour le conseil et la défense "au quotidien", l'expression des besoins est réduite à sa plus simple expression, c'est-à-dire, limitée à la catégorie "prestation juridique". L'adjonction d'un domaine d'activité (urbanisme, fonction publique, marché public, etc.) n'apporte aucune information sur les besoins des services. Pourtant, les attentes ne sont certainement pas les mêmes entre une commune de moins de 5 000 habitants et une région ou un département doté en interne d'un service juridique, souvent composé d'agents particulièrement compétents. Que ce soit dans le conseil ou la défense, la distinction des prestations par l'apposition des adjectifs "simple", "complexe" ou "urgent" n'éclaire pas plus utilement, lorsque ces notions ne font l'objet d'aucune définition dans les cahiers des charges ou que celle-ci est pléonastique.
Il en résulte une seconde difficulté tenant aux critères de sélection des offres. En l'absence de définition des besoins, il est particulièrement difficile de définir quels seront les éléments de choix entre les soumissionnaires. En fin de compte -et nous arrivons au coeur du problème qui agite aujourd'hui le petit monde des avocats publicistes- il ne reste plus comme critère rassurant -car "objectif"- que le prix. Il n'y a plus de recherche du "mieux-disant". C'est le règne du "moins-disant" avec toutes ses conséquences antiéconomiques : dumping, renoncement à soumissionner, opacité des éléments de facturation.
Lexbase : Le classement de la profession d'avocat dans la catégorie des services est-il compatible avec les règles déontologiques de la profession ?
Gabriel Benesty : Il ne fait nul doute que nous sommes, au sens commun, des prestataires de services. L'existence de règles déontologiques ne remet pas en cause cette classification. En revanche, ces règles ne sont la conséquence que du caractère particulier de notre activité et sont édictées pour protéger et garantir, non les avocats, mais leurs clients. Cette particularité est reconnue au niveau européen. Pour "raison impérieuse d'intérêt général", la Directive "services" sur la liberté d'établissement (1) peut être écartée pour l'activité d'avocat. Par ailleurs, la Directive relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics (2) ne soumet les services juridiques qu'à des obligations restreintes tenant exclusivement à la définition des spécifications techniques et à la publication d'un avis d'attribution. Si l'on considère que les prestations d'avocats ont un intérêt transfrontalier certain, il faut sans doute ajouter les principes du Traité et donc un "degré de publicité adéquat" selon les termes de la décision "Telaustria" de la CJUE (3).
La traduction de ces obligations dans notre réglementation nationale va au-delà et, finalement, nie les particularités de notre activité, et donc ses règles déontologiques. En soumettant les marchés passés avec les avocats au régime des procédures adaptées, le Code des marchés publics contraint à la définition de critères de sélection des offres avec, nécessairement dans les faits, une prédominance de celui du prix. La liberté de choix de son défenseur est, ainsi, en pratique anéantie. Le Code des marchés publics a déjà contraint à une première entorse au principe du secret professionnel en autorisant les acheteurs publics à libérer les avocats de cette obligation essentielle dans le cadre de la présentation de références (4). L'intuitu personae est, bien évidemment, ignoré et nos interventions sont mises sur le même plan que les services sociaux et sanitaires, les services récréatifs, culturels et sportifs, les services d'éducation, ou encore, les services de qualification et d'insertion professionnelles.
Lexbase : Cela peut-il influer sur le lien de confiance qui doit exister entre le client et son avocat ?
Gabriel Benesty : Ce lien est purement et simplement détruit par les procédures de marchés publics. Le lien de confiance est une construction progressive, c'est-à-dire qu'il suppose une capacité d'échanges de points de vue permettant pour l'avocat de s'approprier la demande de son client et, pour ce dernier, d'accepter les propositions d'action qui lui sont faites par son conseil. L'avocat participe avec son client à la définition d'une stratégie correspondant à l'objectif à atteindre. Il induit, également, une permanence des relations, ce qui est peu compatible avec le Code des marchés publics.
Le lien de confiance n'est pas qu'une notion abstraite sans références économiques et concurrentielles. Il ne s'institue et se maintient que s'il existe, pour le client, une adéquation entre les prestations fournies et les honoraires sollicités.
Lorsqu'il s'est formé, ce lien est le facteur déterminant du choix de l'avocat pour n'importe lequel de nos clients sauf, du seul fait du Code des marchés publics, pour les acteurs publics qui peuvent se voir contraints d'attribuer un marché à un avocat avec lequel il n'existe aucun lien de cette sorte. Qui accepterait d'être contraint de choisir un chirurgien dans lequel il n'a pas confiance au motif que sa rémunération est moindre, ne serait-ce que de quelques centaines d'euros ?
Lexbase : Les cabinets d'avocats n'ont-ils pas eux-mêmes une responsabilité dans cette situation par la présentation d'offres anormalement basses ?
Gabriel Benesty : Oui, si l'on veut confondre cause et conséquence. La présentation d'offres à des honoraires parfois inférieurs à ceux alloués au titre de l'aide juridictionnelle est la conséquence révélatrice de la suprématie du critère du prix dans les marchés de prestations juridiques et de l'impossibilité de définir des critères pertinents au regard de besoins non définis, voire indéfinissables a priori dans le cadre d'une consultation.
Ces offres ne persisteront que si les acheteurs publics continuent d'attribuer les marchés au "moins-disant" sans demander des explications suivant la procédure de l'article 50 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L9798IEM) relative aux offres anormalement basses. Rappelons que, désormais, aucune offre ne peut être écartée comme anormalement basse si une demande d'explication n'a pas été préalablement formulée. Cette demande d'explication ne présume pas de l'issue qui sera réservée à l'offre. Si les justifications données satisfont l'acheteur public, il n'y a pas à lui demander d'assurer une quelconque régulation des prix. Il doit simplement être certain que son choix est parfaitement éclairé pour une offre économiquement plus avantageuse.
Lexbase : La défense du périmètre du droit de la profession serait-elle une solution ? Quelles sont les autres pistes de réflexion à envisager ?
Gabriel Benesty : Les atteintes au périmètre du droit sont, comme l'existence d'offres anormalement basses, une conséquence de la négation des spécificités de notre profession et de la primauté du critère du prix. Le recours à des non-avocats pour des prestations juridiques apparaît légitime à certains acheteurs publics, dès lors qu'ils n'ont plus l'espoir d'instaurer un lien de confiance reposant sur le secret professionnel et l'intuitu personae : la prestation juridique peut donc être réalisée par n'importe quel technicien du droit, fût-il salarié d'une association ou d'un bureau d'études.
Sur ce point, les juridictions administratives ont rappelé l'obligation des acheteurs publics de n'attribuer les prestations juridiques qu'aux seuls avocats et font respecter le périmètre du droit (5). Toutefois, les décisions rendues résultent d'actions individuelles des avocats évincés. Il conviendrait que les instances ordinales se substituent à eux afin d'éviter que nous soyons contraints d'agir, soit contre nos confrères, soit même, contre nos clients anciens ou futurs.
Les barreaux et le Conseil national des barreaux peuvent, également, agir en concertation avec les administrations et les associations d'élus ou de directeurs généraux des collectivités pour qu'une meilleure définition des besoins voie le jour dans les marchés publics de prestations de services juridiques.
Une autre piste pour remédier à l'urgence de la situation serait de réduire l'impact du critère du prix dans l'appréciation des offres. On pense immédiatement à une pondération faible de ce critère et une suppression des méthodes de classement amplifiant les faibles écarts de prix. Mais, il faut également retenir les possibilités de simple hiérarchisation des critères ouverte par le Code des marchés publics pour les procédures adaptées. Le placement du critère du prix en dernier rang permet d'affirmer la prédominance des autres critères et accroît la liberté de choix de l'acheteur public.
Enfin, et surtout, il convient que soit reconnue la nature particulière de la prestation d'avocat et de revenir aux dispositions de la Directive (CE) 2004/18 en imposant simplement l'énoncé de spécifications techniques et la publication d'un avis d'attribution assurant la transparence requise. L'obligation de publicité ne doit être requise que s'il est établi que le marché en cause présente un intérêt transfrontalier certain.
(1) Directive (CE) 2006/123 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2006, relative aux services dans le marché intérieur (N° Lexbase : L8989HT4).
(2) Directive (CE) 2004/18 du Parlement européen et du Conseil du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (N° Lexbase : L1896DYU).
(3) CJCE, 7 décembre 2000, aff. C-324/98 (N° Lexbase : A1916AWU).
(4) Règlement intérieur national (RIN) de la profession d'avocat, art. 2-2, al 3 (N° Lexbase : L4063IP8) ; CE 2° et 7° s-s-r., 6 mars 2009, n° 314610 (N° Lexbase : A5784EDL) et lire Le RIN passé au crible de la jurisprudence 2009-2010, Le secret professionnel, Lexbase Hebdo du 22 septembre 2010 - édition professions (N° Lexbase : N0895BQ9).
(5) TA Lyon, 23 juillet 2010, n° 1004039.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:406902