La lettre juridique n°418 du 25 novembre 2010 : Sociétés

[Jurisprudence] Délégation de pouvoir au sein d'une société par actions simplifiée : retour à l'orthodoxie grâce à la Cour de cassation

Réf. : Cass. mixte, 19 novembre 2010, deux arrêts, n° 10-10.095, P+B+R+I (N° Lexbase : A9890GI7) et n° 10-30.215, P+B+R+I (N° Lexbase : A9891GI8)

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par Bernard Saintourens, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, directeur du Centre d'études et de recherches en droit des affaires et des contrats (CERDAC)

le 04 Janvier 2011

La société par actions simplifiée l'a échappé belle. Par suite des deux arrêts, prononcés en Chambre mixte en date du 19 novembre 2010, elle pourrait bien avoir sauvé sa tête, pour répondre ainsi à la vive inquiétude d'un auteur (1). C'est sans doute avec un soupir de soulagement que ces arrêts auront été accueillis par les praticiens et la doctrine (2). Une sorte de cadeau de Noël, avant l'heure, adressé par la Cour de cassation. Pour dire l'essentiel, la Haute juridiction juge que le président comme le directeur général de la SAS peuvent déléguer le pouvoir d'effectuer des actes déterminés tel que celui d'engager ou de licencier les salariés de l'entreprise et qu'aucune disposition n'impose que la délégation soit donnée par écrit.
On rappellera que, depuis environ un an, une grave incertitude affectait la validité des délégations de pouvoirs pratiquées au sein des sociétés par actions simplifiées, et notamment en ce qui concerne le pouvoir de procéder à des licenciements, compte tenu des positions très restrictives retenues par des juridictions du second degré (3). Pour s'en tenir aux deux arrêts ayant fait l'objet des pourvois conduisant aux arrêts rapportés, on retiendra que le pouvoir de licencier était considéré comme ne pouvant être exercé que par le président de la SAS ou la personne autorisée par les statuts à recevoir délégation pour exercer ce pouvoir et que cette délégation devait être mentionnée au registre du commerce et des sociétés. Ces prises de positions menaçantes pour la sécurité juridique des SAS s'inscrivaient dans un contexte plus large d'interrogations relatives aux conditions de fonctionnement de ces sociétés. Ainsi, a-t-il été jugé par la cour d'appel de Paris (4) que, dès lors qu'elles se dotent d'un directoire et/ou d'un conseil de surveillance les SAS doivent mentionner au RCS l'identité des personnes membres de ces organes, quels que soient les pouvoirs qui leur soient conférés par les statuts. Sur ce point, les interrogations demeurent et il reste à souhaiter que la Cour de cassation vienne, sans trop tarder, apporter tous les éclaircissements nécessaires.

Pour s'en tenir à la question des délégations de pouvoir, la Chambre mixte, composée de la deuxième chambre civile, de la Chambre commerciale et de la Chambre sociale, vient donc apporter l'apaisement tant attendu. En prononçant la cassation des deux arrêts d'appel, elle reconnaît que la faculté de délégation de pouvoir peut s'exercer au sein de la SAS dans des conditions semblables à celles applicables aux autres formes de société et qu'elle peut émaner tant du président que du directeur général (ou directeur général délégué). Si l'apport principal des deux arrêts est relatif au principe même de la faculté de délégation (I), la position adoptée par la Chambre mixte permet également d'envisager les modalités d'exercice de la délégation (II).

I - La faculté de délégation de pouvoir au sein de la SAS

Un préalable, portant sur la qualification de "représentants légaux" de la société applicable tant au président qu'au directeur général de la SAS, permet à la Cour de cassation de déployer pleinement sa position essentielle consistant à admettre que l'un comme l'autre peuvent conférer une délégation de pouvoir, nonobstant les textes spécifiques relatifs à cette forme de société.

A - Le président et le directeur général de la SAS sont également des représentants légaux de la société

Non seulement parce que cette prise de position a une incidence sur la question particulière des délégations de pouvoirs, mais aussi parce qu'elle participe de la bonne compréhension de la singularité des organes de la SAS, il convient de relever que, dans les arrêts rapportés, la Cour de cassation voit dans le président comme le directeur général des "représentants légaux" de la société.

Cette union dans la qualification doit, en effet, être remarquée. Pour le président de la SAS, la question ne fait pas de doute puisque l'article L. 227-6 du Code de commerce (N° Lexbase : L6161AIZ) dispose que la société est "représentée à l'égard des tiers par un président". Même si ce même texte renvoie aux statuts le soin de déterminer les conditions dans lesquelles il sera désigné à cette fonction, dès lors qu'une personne a fait l'objet d'une telle désignation, c'est bien de la loi qu'elle tient sa qualité de représentant de la société à l'égard des tiers. Les statuts n'y sont pour rien : ils ne lui attribuent pas cette qualité et ne pourraient la lui retirer.

La situation du directeur général pouvait emporter quelques hésitations compte tenu du libellé, un peu imprécis ou ambigu, de l'alinéa 3 de l'article L. 227-6. Ce texte combine, en effet, une référence aux statuts et une référence à la loi. Si ce sont bien les statuts qui peuvent prévoir "les conditions dans lesquelles une ou plusieurs personnes autre que le président" peuvent exercer les pouvoirs du président, il s'agit bien des pouvoirs "confiés à ce dernier par le présent article", ce qui vise donc des pouvoirs légaux et notamment celui attaché à la représentation de la société à l'égard des tiers. Selon que l'on insiste sur son origine (désignation selon les stipulations statutaires) ou sur ses pouvoirs (ceux que le Code de commerce donne au président), on pouvait varier quant à la reconnaissance de la qualité de représentant légal de la SAS pour le directeur général (5).

La Cour de cassation a clairement ici exprimé sa position en les unissant sous la qualification commune de "représentants légaux" de la société. Cet alignement, qui n'était pas formellement indispensable à l'expression de la position sur la faculté de procéder à des délégations de pouvoir, doit être relevé en ce qu'il permet d'examiner la question des pouvoirs du président et du directeur général de la SAS vis-à-vis des tiers dans les mêmes termes. Par voie de conséquence, dès lors qu'ils détiennent également cette qualité, ils doivent pouvoir exercer les prérogatives qui y sont attachées et, notamment, en donnant une délégation à un tiers.

B - Le président et le directeur général de la SAS peuvent également conférer des délégations de pouvoir

Bien sûr, et il s'agit ici du coeur des décisions rapportées, ce qui ressort principalement de la position adoptée par la Chambre mixte, c'est la reconnaissance pour le président comme pour le directeur général (unis dans la qualification de "représentant légal", comme vu ci-dessus) de la possibilité de procéder à des délégations de pouvoir. Visant l'article L. 227-6 du Code de commerce, la Cour de cassation affirme que "cette règle n'exclut pas la possibilité [...] de déléguer le pouvoir d'effectuer des actes déterminés". L'essentiel est bien là et la société par actions simplifiée n'est pas victime de la singularité de son régime juridique. Le recours à cette forme de société permet à ses représentants légaux (président et, le cas échéant, directeur général ou directeur général délégué) de procéder à des délégations de pouvoir, parfois dénommées aussi délégations de compétence, comme cela se pratique dans d'autres formes de sociétés. Alors que l'on ne manquait pas, pour d'autres aspects de son régime juridique, de mettre en avant sa singularité, on se réjouit ici de voir la SAS alignée sur le sort des autres sociétés commerciales.

Dans cette perspective d'alignement de la SAS, on relèvera également que la Chambre mixte précise toutefois de quelles délégations il peut s'agir. Elle indique que les représentants légaux peuvent "déléguer le pouvoir d'effectuer des actes déterminés". Par cette formulation, la Haute juridiction rejoint la conception habituelle en la matière qui veut que l'organe ne puisse se défaire de la totalité de son pouvoir (6) mais puisse consentir des délégations partielles, portant sur un domaine déterminé de ses pouvoirs. L'exigence de délimitation du pouvoir délégué ne se réduit pas à des actes spéciaux, isolés et strictement identifiés. Il peut s'agir d'actes susceptibles d'une certaine fréquence et portant sur un champ étendu du pouvoir, la délégation demeurant pour autant valable.

Ainsi, au titre des "actes déterminés", la délégation peut porter sur le recrutement ou le licenciement des salariés de l'entreprise. Il est intéressant de noter qu'alors que le problème soumis à son appréciation ne portait spécifiquement que sur le pouvoir de licencier, la Cour de cassation se réfère également au pouvoir d'engager les salariés, au nom de la société. Il y a là à l'évidence la marque d'une volonté de prendre une position de principe, confirmant que la délégation de pouvoir peut avoir un domaine étendu, dès lors que ce pouvoir est déterminé, et couvrir, par exemple, l'essentiel des actes attachés à la gestion du personnel, du recrutement au licenciement. Sans doute, faut-il bien comprendre que la délégation peut inclure le pouvoir de recruter comme de licencier, envisagé sur le terrain de l'opportunité et non pas limité à la seule signature des actes nécessaires à la réalisation de l'une comme de l'autre des deux opérations juridiques. Il s'agit bien d'une délégation de pouvoir et non point seulement d'une délégation de signature dans laquelle le délégant se réserverait le pouvoir de prendre la décision, à savoir recruter ou licencier, laissant seulement au délégué le soin de signer les actes nécessaires.

La Chambre mixte de la Cour de cassation reconnaît bien au président comme au directeur général la faculté de déléguer une partie de leurs pouvoirs dans le sens le plus entier du terme. C'est bien cette reconnaissance officielle qui était attendue par la pratique, le recours à de telles délégations étant tout aussi nécessaires dans les SAS que dans les autres formes de sociétés. Il convient toutefois de rappeler que cette faculté de délégation, attachée à la qualité de représentant légal de la société, pourrait être limitée par les statuts de la société. Les associés peuvent en effet souhaiter que les personnes portées aux fonctions de président ou de directeur général exercent personnellement leurs pouvoirs, sans faculté de s'en remettre, par voie de délégation, à des tiers. Cette restriction au pouvoir de délégation peut bien sûr être limitée à certains secteurs de l'activité et de la gestion de la société. En toute hypothèse, si une telle restriction du pouvoir de déléguer figurait aux statuts, elle serait inopposable aux tiers (C. com. art. L. 227-6).

II - L'exercice de la délégation de pouvoir au sein de la SAS

Dans le prolongement de la position de principe qui est adoptée par la Chambre mixte s'agissant de la faculté pour les représentants légaux de consentir des délégations, des enseignements sont également à retirer des deux arrêts sur le terrain de l'exercice de la délégation, qu'il s'agisse du formalisme ou de la publicité de la délégation.

A - Le formalisme de la délégation

Dans l'arrêt n° 10-10.095, la Chambre mixte pose, en outre, le principe selon lequel "aucune disposition n'impose que la délégation du pouvoir de licencier soit donnée par écrit" et ajoute que la délégation "peut être tacite et découler des fonction du salarié qui conduit la procédure de licenciement".

En tant que telle, cette position n'est pas nouvelle. La Cour de cassation a déjà admis que le directeur des ressources humaines d'une société mère puisse recevoir mandat pour procéder à l'entretien préalable et au licenciement s'un salarié employé dans une filiale sans qu'il soit nécessaire que la délégation de pouvoir soit donnée par écrit (7). Cette souplesse, sur le terrain du formalisme de la délégation, se trouve renforcée par les deux arrêts examinés de la Chambre mixte.

Au-delà de la délégation relative au licenciement, sans doute faut-il considérer que l'absence de formalisme peut être généralisée à toute délégation de pouvoir. Sur ce point, les positions sont peut être encore divergentes, d'éminents auteurs exposent en effet que la délégation devrait être formellement établie pour être opposable aux tiers, sinon l'acte serait annulable, pour avoir été accompli par une personne sans pouvoir (8). On peut aussi considérer que la délégation reposant sur le mandat, les règles applicables en la matière conduisent à retenir qu'il peut être verbal et son acceptation n'être que tacite, selon les dispositions de l'article 1985 du Code civil (N° Lexbase : L2208ABE) (9).

B - La publicité de la délégation

La question de la publicité qui devrait, éventuellement, être donnée à la délégation de pouvoir n'est pas envisagée dans les deux arrêts analysés. Il s'agit pourtant d'une question sensible qui ne bénéficie pas, nous semble-t-il, de toute la clarté requise.

La réponse ministérielle du 9 septembre 2010, précitée, affirme que "ces délégations fonctionnelles, qui ne concernent pas le pouvoir d'engager à titre habituel la société mais porte sur un objet déterminé, n'ont pas à faire l'objet d'une publicité au registre du commerce et des sociétés" et souligne que "le régime applicable aux SAS ne diffère pas, sur ce point, de celui relatif aux autres formes de sociétés".

Une telle conception pourrait être discutée. Dans le domaine de compétence qui a été retenu pour fixer le périmètre de la délégation (et qui n'est pas forcément étroit même s'il doit être déterminé, voir ci-dessus), le délégataire dispose bien du pouvoir d'engager "à titre habituel" la société par ces actes. On relèvera que le critère n'est pas la généralité du pouvoir mais la fréquence de l'accomplissement des actes. Dès lors qu'il s'agit là d'un des cas identifiés par l'article R. 123-54 du Code de commerce (N° Lexbase : L5067HZP) imposant la mention de l'identité de la personne au RCS, on pourrait légitimement considérer qu'une telle formalité est requise. Le délégué ne dispose effectivement pas du pouvoir de "diriger" ou de "gérer" la société, qui forme les deux autres hypothèses imposant la mention au RCS mais il engage bien la société à titre habituel par les actes qu'il accomplit à l'intérieur de la délégation. Il en est ainsi, par exemple, pour les recrutements comme pour les licenciements qui peuvent très bien ne se réaliser que par l'intervention de la personne titulaire de la délégation. Si l'on admet que l'interprétation fonctionnelle de l'article R. 123-54 doit prévaloir et aboutir ainsi à écarter de l'obligation de publicité les membres des organes de la SAS qui ne disposent d'aucun pouvoir d'engagement de la société (voir le contentieux précité portant sur le conseil d'administration ou de surveillance mis en place au sein d'une SAS), cette même interprétation devrait conduire à imposer la publicité des délégations de pouvoir (et non point des simples délégations de signature). Les tiers doivent pouvoir connaître l'identité des personnes qui détiennent le pouvoir d'engager la société par leurs actes, qu'il s'agisse, par exemple, de la conclusion ou de la rupture d'un contrat de travail.

Pour autant, dès lors que la Cour de cassation admet que la délégation de pouvoir peut ne pas être écrite mais résulter d'autres éléments factuels, il faut sans doute en conclure qu'il n'y a pas lieu de procéder à la mention au RCS de l'identité des personnes recueillant la délégation.


(1) F.-X. Lucas, La SAS décapitée, Bull. Joly Sociétés, 2010, p. 615.
(2) Voir, notamment, Quand la signature de la lettre de licenciement dans une Sas devient risquée, Questions à Maîtres Catherine Michelet-Quinquis et Anne-France Léon-Oulié, Lexbase Hebdo n° 391 du 15 avril 2010 - édition privée générale (N° Lexbase : N7509BNG).
(3) Voir, not., CA Versailles, 5ème ch., 24 septembre 2009, n° 08/02615 (N° Lexbase : A2125ENZ), Bull. Joly Sociétés, 2010, p. 39, note A. Couret ; adde CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 3 décembre 2009, n° 09/05422 (N° Lexbase : A6415EPB), Dr. Sociétés, 2010, n° 91, note D. Gallois-Cochet ; CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 10 décembre 2009, n° 09/04775 (N° Lexbase : A7606ER7), Rev. Sociétés 2010, p. 226, obs. A. Lienhard.
(4) CA Paris, Pôle 5, 8ème ch., 18mai 2010, n° 10/00710 (N° Lexbase : A8470EXY), Dr. sociétés, 2010, n° 182, note D. Gallois-Cochet ; adde dans le même sens, T. com. Paris, ord. 2 octobre 2009, Bull. Joly Sociétés, 2010, p. 45, note P. Le Cannu ; QE n° 12583 de M. Roland du Luart, JO Sénat 18 mars 2010 p. 657, réponse publ. 9 septembre 2010 p. 2367, 13ème législature (N° Lexbase : L0309INR).
(5) Voir, notamment, l'hésitation exprimée par A. Couret, note préc..
(6) Cass. com. 11 juin 1965, n° 63-10.240 (N° Lexbase : A6521AGM), Bull. civ. III, n° 361 ; voir, toutefois, admettant que la délégation puisse être globale et n'être critiquable que si elle était motivée par la volonté de ne plus exercer personnellement la fonction, N. Ferrier, La délégation de pouvoirs, technique d'organisation de l'entreprise, Thèse Droit Montpellier, 2008, n° 80, publiée à la Bibliothèque de droit de l'entreprise n° 68, Litec.
(7) Cass. soc. 23 septembre 2009, n° 07-44.200, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3386ELY), Ch. Radé, Nullité des clauses de mobilité au sein d'un groupe ou d'une UES : une jurisprudence excessive, Lexbase Hebdo n° 366 du 9 octobre 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N0795BME), RJS, 12/09, n° 898 ; adde, J. Pélissier, G. Auzero, E. Dockes, Droit du travail, Précis Dalloz, 25ème éd., n° 468.
(8) P. Le Cannu et B. Dondéro, Droit des sociétés, Montchrestien, 3ème éd., n° 503.
(9) V. P.-H. Antonmattéi et J. Raynard, Contrats spéciaux, Litec, 6ème éd., n° 474.

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