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N5638BQU
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par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Hebdo - édition publique
le 04 Janvier 2011
L'intervenante souligne, en outre, que ce texte a acquis une forte valeur symbolique dès son origine puisque dans la convention chargée de son élaboration siégeaient, à côté des représentants des chefs d'Etat et de Gouvernements, des représentants du Parlement européen, des parlements nationaux et de la Commission. Le "mandat de Cologne" avait pour objectif de rendre les droits existants plus visibles. Il posait, également, comme principe intangible l'indivisibilité des droits fondamentaux, notamment civils et politiques. Toutefois, ont été petit à petit englobés des droits réservés au citoyen européen, ainsi que des droits économiques et sociaux. Ces derniers constituent, d'ailleurs, comme le soutient Jacqueline Dutheil de la Rochère, la catégorie la plus novatrice de ce catalogue. L'existence des syndicats, y compris de syndicats européens, se voit consacrée par l'article 12 de la Charte qui concerne la liberté de réunion et d'association et qui reconnaît "la liberté d'association à tous les niveaux, notamment dans les domaines politique, syndical et civique, ce qui implique le droit de toute personne de fonder avec d'autres des syndicats et de s'y affilier pour la défense de ses intérêts". Le texte reconnaît aussi un minimum de droits des travailleurs et le droit à la Sécurité sociale et à l'aide sociale dans la limite des législations et pratiques nationales.
Plus généralement, le fil conducteur qui court tout du long des six chapitres de ce texte (consacrés respectivement aux notions de dignité, de liberté, d'égalité, de solidarité, de citoyenneté et de justice) est la dignité de la personne humaine. Cependant, de nombreuses critiques se sont développées concernant le champ de compétences de cette Charte, celle-ci abordant, également, des domaines tels que la peine de mort et la torture, qui relèvent normalement des compétences normatives des Etats membres. Concernant la catégorie des droits civils, l'on peut relever que la Charte reprend mot pour mot les termes de la CESDH, en omettant, toutefois, de mentionner les limites de ces droits comme le fait la Convention, ceci par souci de brièveté. Se pose donc la question de la coexistence de la Charte et de la Convention. L'article 52.3 de la Charte pose en principe que, chaque fois que des droits de la Charte correspondent à des droits garantis par la CESDH, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que prévoit cette dernière (1). Par ailleurs, il est indiqué, dans le préambule de la Charte, que le sens et la portée des droits garantis dans les deux textes sont déterminés, non seulement par le texte de la CESDH et ses protocoles, mais aussi par la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.
Pour confirmer la validité de cette coexistence moins problématique qu'il n'y paraît au premier abord, Johan Callewaert, Greffier adjoint de la Grande chambre à la CEDH, rappelle que l'institution dans laquelle il officie a été, non seulement, la première Cour européenne à se référer à la Charte, mais que cette dernière constitue, pour elle, une source d'inspiration de plus en plus importante, dont la présence est notée dans plusieurs arrêts importants. Ainsi, dans une décision du 17 septembre 2009, elle en fait application pour énoncer que l'article 7 de la CESDH (N° Lexbase : L4797AQQ), qui interdit que soit infligé une peine plus sévère que celle en vigueur au moment de la commission de l'infraction, "ne garantit pas seulement le principe de non-rétroactivité des lois pénales plus sévères, mais aussi, et implicitement, le principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce" (CEDH, 17 septembre 2009, Req. 10249/03 N° Lexbase : A0692EL9). Précédemment, dans un arrêt du 19 avril 2007 (CEDH, 19 avril 2007, Req. n° 63235/00 N° Lexbase : A9491DU3), la Cour avait procédé de manière remarquable à l'extension des garanties de l'article 6 de la Convention (N° Lexbase : L7558AIR), qui sanctuarise le droit à un procès équitable, au contentieux de la fonction publique française. Dans un arrêt récent du 6 juillet 2010 qui a fait grand bruit (CEDH, 6 juillet 2010, Req. 41615/07 N° Lexbase : A8294E3L), les juges de Strasbourg font application de l'article 8 de la CESDH (N° Lexbase : L4798AQR), qui garantit le droit de toute personne au respect de sa vie privée et familiale, dans une affaire dans laquelle une mère avait emmené son fils de manière illicite d'Israël vers la Suisse, pour décider que la possibilité de continuer à vivre ensemble est un élément fondamental qui relève de la vie familiale au sens de l'article 8 précité, qui trouve donc à s'appliquer. A chaque fois, le contenu de la Charte et sa portée jouent un rôle majeur dans le raisonnement des magistrats et dans l'orientation de leur décision. Johan Callewaert constate enfin une intensification des rapports entre Charte et Convention depuis l'entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, intensification qui tend à aboutir à une véritable symbiose entre les deux textes.
Cet entrelacement harmonieux des écrits protecteurs des droits des citoyens implique que l'Union européenne est véritablement devenue porteuse de valeurs au niveau international, comme le souligne Jean-Claude Bonichot, Président de la quatrième chambre à la CJUE. Ceci est renforcé par le fait que la Charte s'ajoute au droit primaire de l'Union et en possède la même valeur, même si elle ne constitue pas une base juridique nouvelle et ne remet en cause ni les structures, ni les règles matérielles du TUE. Etant, à la fois, plus à jour et plus développée que la CESDH, elle constitue, désormais, un instrument efficace du contrôle de légalité des actes de l'Union, même si elle ne peut se substituer à la législation de cette dernière. La Charte ne peut donc que s'accorder avec les missions dévolues à la Cour de justice, dont l'objectif est d'assurer l'unité d'interprétation et d'application du droit communautaire. Toutefois, du fait que les Cours de Strasbourg et de Luxembourg ont un caractère juridictionnel, supranational, et qu'il n'existe pas de hiérarchie formelle entre elles, la question de l'influence respective de leurs décisions pouvait légitimement se poser. Le constat que tire l'intervenant avec l'expérience de sa fonction est qu'il n'existe aucune interdépendance, du moins formelle, entre les deux Cours, même si l'interprétation des juges de Luxembourg est susceptible de se rapprocher de celle de Strasbourg (2). En revanche, en cas de divergence, le juge national se trouve confronté à un sérieux dilemme, en raison de ses doubles obligations communautaire et conventionnelle. Dans pareil cas, il semble plus légitime pour celui-ci, de faire primer le droit communautaire en raison du lien direct noué par le mécanisme de renvoi préjudiciel entre le juge national et le juge communautaire propre à la CJUE, plutôt qu'après épuisement des voies de recours au sein de l'Etat, comme l'exige la CEDH.
Mattias Guyomar, Rapporteur public au Conseil d'Etat et Professeur associé en droit public à l'université de Paris XI, positive cette coexistence en soulignant la naissance d'une véritable cohérence au fil du temps entre droit national et droit européen, à travers, à la fois, le mécanisme du renvoi préjudiciel pour la CJUE et de la subsidiarité pour la CEDH. Il rappelle, en outre, que le juge national s'est peu à peu imposé comme un juge du droit européen. Il est, en effet, devenu le premier juge conventionnel, comme en témoigne l'arrêt "Remli" (CE 4° et 6° s-s-r., 30 juillet 2003, n° 252712 N° Lexbase : A2895C94), par lequel le Conseil d'Etat a reconnu aux détenus, sous la pression de la CEDH, le droit de contester une mesure d'isolement devant les juridictions administratives. L'intervenant poursuit en affirmant que cette élévation constante des droits protégés est un élément positif et que la pluralité de leurs sources n'est pas problématique, dès lors qu'elle ne peut que contribuer à l'enrichissement de la boîte à outils du juge chargé de les faire respecter.
Le juge national est aussi devenu le premier juge communautaire en reconnaissant la responsabilité de l'Etat du fait du fonctionnement défectueux de la justice administrative. Dans un arrêt rendu le 18 juin 2008 (CE 4° et 5° s-s-r., 18 juin 2008, n° 295831 N° Lexbase : A2358D99), les Sages du Palais-Royal énoncent que "la responsabilité de l'Etat peut cependant être engagée dans le cas où le contenu de la décision juridictionnelle est entachée d'une violation manifeste du droit communautaire ayant pour objet de conférer des droits aux particuliers". De manière plus emblématique encore, dans l'arrêt "Perreux" (CE Contentieux, 30 octobre 2009, n° 298348 N° Lexbase : A6040EMN), la Haute juridiction administrative en est venue à reconnaître l'effet direct des Directives communautaires, ce qui constitue l'aboutissement du lent travail de rapprochement entre les positions nationale et communautaire entamé en 1996 (CE Contentieux, 30 octobre 1996, n° 045126 N° Lexbase : A1022APK). En l'espèce, le juge administratif avait écarté des dispositions du Code général des impôts au motif qu'elles n'exonéraient pas de TVA toutes les opérations effectuées par les courtiers d'assurance, et cela en contradiction avec les termes de la Directive (CE) 77/388 du Conseil du 17 mai 1977 (N° Lexbase : L9279AU9). En 2007 (CE Contentieux, 8 février 2007, n° 287110 N° Lexbase : A2029DUP), le Conseil d'Etat avait admis qu'en principe, la validité d'une Directive doit être contrôlée au regard des seules normes communautaires et plus spécialement des principes généraux du droit. Cette solution ne jouant qu'en cas d'existence de normes communautaires équivalentes à la norme constitutionnelle invoquée au soutien du recours pour excès de pouvoir contre l'acte de transposition, il se reconnaissait compétent pour se prononcer sur la constitutionnalité de l'acte administratif et, donc, indirectement, sur une Directive.
L'importance des garanties offertes aux citoyens de l'Union devrait aller en s'accentuant avec la prochaine adhésion de l'Union à la CESDH prévue par le Traité de Lisbonne, celle-ci nécessitant, toutefois, l'approbation à l'unanimité du Parlement européen et de tous les Etats membres, ceci en accord avec leurs règles constitutionnelles respectives. Cependant, comme l'indique Jacqueline Dutheil de la Rochère, cette adhésion ne doit pas entraîner l'avènement de la CEDH comme le juge de la répartition des compétences entre Union et Etats membres à la place de la CJUE. En effet, le droit conventionnel, à la différence du droit communautaire, n'impose pas sa propre primauté dans l'ordre juridique interne. C'est pourquoi la Cour de Strasbourg n'a jamais admis sa compétence pour contrôler les actes de l'ordre juridique communautaire qui n'ont pas été insérés dans l'ordre juridique national. Dans ce domaine, l'intervenante rappelle que les Etats n'ont, en effet, qu'une simple obligation de résultat et pas une obligation de comportement. Il importe simplement qu'ils respectent de manière substantielle les droits fondamentaux garantis par la Convention (CEDH, 28 septembre 1995, Req. 27/1994/474/555 N° Lexbase : A8397AWW). Toutefois, dans une décision emblématique rendue le 30 juin 2005, dite "Bosphorus", la CEDH a accepté de reconnaître sa compétence pour vérifier la conformité au regard de la Convention d'une mesure nationale prise sur le fondement d'un Règlement communautaire (CEDH, 30 juin 2005, Req. 45036/98 N° Lexbase : A1557DKU). Même si cette vérification ne s'effectue qu'a minima, cela aura normalement pour résultat, comme l'évoque Bruno Genevois, ancien président de la Section du contentieux du Conseil d'Etat, que trop d'affaires arrivent devant la CJUE. Se pose, à cet égard, la question de l'épuisement des voies de recours internes, question non seulement procédurale mais aussi substantielle. Tout le problème est de savoir comment interpréter cet épuisement : le fait de déterminer, par exemple, si la question prioritaire de constitutionnalité en fait partie ou non n'est pas encore tranché.
Une telle adhésion enverrait, à coup sûr, un signal positif au monde entier concernant la protection des droits de l'Homme à l'intérieur des frontières de l'Europe. Elle signifierait, également, une plus grande cohérence entre le système juridique européen et les systèmes juridiques nationaux (3). L'on peut, toutefois, s'interroger sur le fait que la Convention ne s'impose pas de manière formelle à l'Union, alors que l'adhésion à ce texte par les Etats est une des conditions sine qua non de leur entrée dans la grande famille communautaire. En outre, via cette adhésion, la CEDH pourrait exercer un contrôle direct sur les actes de l'Union en permettant aux personnes physiques ou morales de déposer des recours de la même manière que devant les autorités nationales, c'est-à-dire en contradiction avec le principe de subsidiarité. Tout justiciable devrait donc pouvoir se défendre directement à Strasbourg et y être représenté par un juge européen. Devra, également, être prise en compte l'éventuelle insécurité juridique découlant du fait que les citoyens sont habilités à poursuivre à la fois l'Union et les Etats membres. Pour y remédier, il est probable que la solution retenue soit celle de l'interdiction du dépôt direct d'une requête devant la Cour de Strasbourg avant épuisement du système de recours interne. Par ailleurs, l'Union pourra-t-elle intervenir en qualité de défendeur dans toute affaire portée contre un Etat membre devant la CEDH lorsque l'affaire soulève un problème impliquant le droit européen ? Pour toutes ces raisons, le processus préalable à la négociation et à l'adoption du Traité portant adhésion de l'Union à la CESDH apparaît encore long et compliqué.
Le catalogue des droits fondamentaux de l'Union n'en finit pas de s'étoffer. Le droit européen des droits de l'Homme apparaît donc un droit organique, dont le contenu et le mode de contrôle sont en perpétuelle évolution, plus proche d'un anneau de Möbius que de la vision kelsenienne d'un strict positivisme normatif qui semblait prévaloir au départ. Au-delà de cette consécration, à la fois nationale, communautaire et internationale, se pose, toutefois, le problème de la protection de ces droits et surtout, ce qui semble le plus important, de leur applicabilité. Les questions soulevées par la coexistence de deux juridictions européennes ayant des compétences en matière de droits de l'Homme et de deux textes d'une importance équivalente ne sont pas non plus à négliger. Reste à savoir quelle pensée novatrice arrivera à faire cohabiter tous ces éléments ensemble, et quels penseurs, si ce n'est quels nouveaux pères fondateurs, parviendront à l'élaborer.
(1) La France et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, Jacqueline Dutheil de la Rochère, site du ministère des Affaires étrangères et européennes.
(2) La Cour de Strasbourg et la Cour du Luxembourg dans la protection juridictionnelle des droits de l'Homme : duo ou duel ?, par Eric Ngango, Université libre de Bruxelles.
(3) La protection des droits fondamentaux dans l'Union européenne après le Traité de Lisbonne, Xavier Groussot et Laurent Pech, Fondation Robert Schuman.
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