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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication
le 27 Mars 2014
60 % de réussite, selon le Gouvernement, 40 % selon les syndicats : et si l'évidente preuve d'un tassement et d'un relatif échec ou relatif succès du "Grenelle de l'environnement" -selon que vous voyez le verre à moitié vide ou à moitié plein- ne résidait, tout simplement, pas dans une autre actualité environnementale : la réquisition de salariés grévistes de plusieurs sites pétroliers. Mieux : la confirmation par le juge de la décision de réquisition prise par le préfet, comme à travers cette ordonnance de référé du Conseil d'Etat, rendue le 27 octobre 2010, estimant qu'est justifiée la réquisition de grévistes, salariés d'un site pétrolier, en raison de l'existence d'un risque pour le maintien de l'ordre public, la pénurie croissante d'essence et de gazole en Ile-de-France menaçant le ravitaillement des véhicules de services publics et de première nécessité, et de l'épuisement du stock de carburant de l'aéroport Roissy Charles-de-Gaulle. Le juge administratif a mesuré le caractère nécessaire et proportionné de la réquisition par l'absence d'autres solutions disponibles et aussi efficaces, et a conclu à l'absence d'atteinte manifestement illicite à l'exercice du droit de grève.
En clair, l'approvisionnement d'essence des particuliers, comme celui des entreprises, relève des intérêts stratégiques de la Nation et ces réquisitions mettent en exergue, d'une part, la dépendance énergétique, notamment pétrolière, de la France et, d'autre part, le peu de foi environnementaliste des Français ; ces deux phénomènes concluant, surtout, à l'atteinte d'un seuil de tolérance citoyenne, au sens lockien du terme.
L'indépendance énergétique d'un pays est, sans nul doute, le combat géostratégique des cinquante prochaines années : le développement du nucléaire civil en fut la tête de proue, dès les années 1960. Cette indépendance traduit la capacité de ce pays à satisfaire ses besoins d'énergie en maîtrisant les sources de production, les canaux d'approvisionnement et les techniques de valorisation des différentes formes d'énergie, selon les définitions les plus communes.
Pour ce qui concerne les sources de production, même en matière d'électricité, la France recourt aux importations et il n'est nul besoin de s'étendre sur la dépendance pétrolière et charbonnière -après avoir fermé les bassins houilleux- de l'hexagone. Quant à la valorisation des différentes formes d'énergie, la France est pionnière dans la pétrochimie, par exemple : le savoir-faire tricolore n'est plus à démontrer. Pour les canaux d'approvisionnement, la France peut, également, s'enorgueillir d'abriter l'une des plus importantes compagnies pétrolières du monde ; et ce n'est évidemment pas un hasard... Il n'est donc pas sophistique de dire que l'approvisionnement et la distribution du pétrole constituent un maillon de l'indépendance énergétique du pays auquel même le puissant et constitutionnel droit de grève ne peut contrevenir impunément. Le gaz naturel, l'énergie nucléaire, l'énergie éolienne, le bois, le biogaz, la géothermie, l'énergie solaire photovoltaïque ou thermique : tout cela, c'est bien gentil, mais 96 % des transports mondiaux dépendent du pétrole ! Alors, même les Français, si prompts à faire oeuvre de pédagogie auprès du reste du monde, hésitent à enfourcher leurs bicyclettes ou à emprunter le train (locomotion électrique dépendant à 80 % de l'énergie nucléaire).
Jusqu'à présent les réquisitions des salariés grévistes, depuis la loi sur la sécurité intérieure du 18 mars 2003, n'avaient été ordonnées, par les préfets, que pour prévenir les risques médicaux et sanitaires. C'est donc la première fois -ou presque, nous y reviendrons- que des réquisitions validées par le juge administratif concernent l'approvisionnement énergétique. Mais, si l'on considère les lois sur le service minimum chargées d'opérer un certain équilibre entre l'intérêt collectif et le droit de grève dans les transports en commun ou dans les écoles, on s'aperçoit que, paradoxalement, les Français sondés, se montrant souvent tolérants envers les actions de grève voire compréhensifs, la majorité des urnes plébiscite, elle, l'encadrement de plus en plus strict du droit de grève, malgré son Haut statut constitutionnel : c'est qu'en disposant, dans le Préambule de la Constitution de 1946, que "le droit de grève s'exerce dans le cadre des lois qui le réglementent", ce droit porte en lui sa contrariété. Les lois sur le service minimum en sont l'expression la plus connue, celle sur les réquisitions préfectorales (Code général des collectivités territoriales, art. L. 2215-1), désormais, la plus médiatique.
La tolérance, du latin tolerare qui signifie "supporter", désigne la capacité à accepter ce que l'on désapprouve, c'est-à-dire ce que l'on devrait normalement refuser. En effet, l'on sait, d'après John Locke, qu'il s'agit, dès lors, de "cesser de combattre ce qu'on ne peut changer". Et les moralistes d'associer la notion de tolérance à celle absolue de bien et de mal : combattre le mal engendrerait un mal encore plus grand. Ici, combattre le droit de grève engendrerait une atteinte intolérable aux libertés fondamentales et sociales. Or, que Voltaire est loin en ce XXIème siècle : "Je ne suis pas d'accord avec [votre grève], mais je me battrai jusqu'au bout pour que vous puissiez [exercer votre droit]", n'est plus vraiment la citation préférée des Français, au seuil de tolérance, désormais, entamé par la multiplication passée des conflits sociaux, le corporatisme éternel, et une crise économique qui modifie, quelque peu, les priorités sociales de la majorité des concitoyens...
"Toute tolérance devient à la longue un droit acquis" écrivit Georges Clemenceau dans Au soir de la pensée... Ce droit de grève que l'on croyait acquis, car protégé par le sceau constitutionnel, est certes en danger, aujourd'hui, du moins dans sa conception absolutiste telle qu'elle a prédominé pendant près de cinquante ans. Mais, si "la tolérance est une vertu nécessaire à l'établissement d'une société juste", John Rawls, dans Une Théorie de la justice, nous interpelle brutalement : "doit-on tolérer les intolérants ?" Ramené à notre affaire, la Nation doit-elle tolérer, plus que de raison, l'expression du mécontentement, par l'exercice du droit de grève, de ceux qui ne tolèrent pas la voix de la majorité démocratique ? Rawls y répond positivement : ne pas les tolérer serait intolérant et serait donc une injustice ; mais il milite pour la "tolérance mutuelle" : la tolérance de ceux qui exercent le droit de grève et de ceux dont la locomotion par l'énergie pétrolière est impérative. C'est sans doute cette "tolérance mutuelle" que le Haut conseil est en charge de promouvoir, suivant la lettre de la loi sur les réquisitions, suivant l'esprit des libertés sociales des grévistes...
En 1963, le Général-Président avait renoncé à la réquisition des "gueules noires", estimant pourtant le secteur énergétique houilleux comme stratégique pour la France et ne comprenant pas pour quelles raisons les miniers s'inquiétaient pour leur avenir et leur reconversion. Mais, la résistance de Léon Delfosse l'avait fait reculer. Aujourd'hui, certes le dirigeant historique de la CGT n'est plus... Il semble qu'il importe peu d'arborer deux étoiles et d'être sacré "Père de le victoire" pour faire plier les grévistes... Ou encore : le seuil de tolérance, cher Voltaire, le seuil de tolérance...
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