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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la rédaction
le 07 Octobre 2010
Didier Adjedj : C'est un barreau de taille moyenne puisqu'il comprend environ 80 avocats ; et c'est un barreau très jeune et très féminin (près de 80 % de femmes !). Nous sommes aujourd'hui confrontés à un problème de déficit générationnel pour trouver du monde pour participer aux instances.
Le barreau de Carpentras est un barreau en pleine mutation tout comme la profession.
Nous avons essayé de mettre à disposition des confrères un grand nombre de formations dans des domaines nouveaux, tel le mandat de protection future, et de réfléchir aussi sur la liquidation des régimes matrimoniaux, domaine dans lequel on peut travailler avec les notaires. Et, surtout, nous essayons de mettre l'accent sur le droit viticole. A cet égard, a été mise en place une formation continue tout au long de l'année sur ce thème et nous organisons, les 10 et 11 décembre 2010, un colloque consacré à la qualité dans le vin, à la fois à destination des avocats, mais aussi des professionnels du domaine (chambre d'agriculture, syndicat des Côtes du Rhône, etc.).
Lexbase : Bâtonnier depuis le début de l'année 2010, quelles sont les priorités de votre mandat ?
Didier Adjedj : D'abord, je souhaite le passage le plus rapidement possible au Réseau privé virtuel avocat (RPVA). L'accent est mis sur l'utilité et l'importance du RPVA.
C'est un outil qui va nous faciliter la vie surtout dans les barreaux comme celui de Carpentras (qui s'étend sur tout le nord Vaucluse) -pas de mise en état, pouvoir échanger facilement, garder des liens avec les cours d'appel-.
Et cela commence à porter ses fruits puisque que nous comptons déjà un bon nombre de confrères abonnés au RPVA. Mais, pour l'instant c'est plutôt du côté du CNB que cela bloque, et l'on constate un retard dans le traitement des dossiers. La position de notre barreau est très simple sur ce sujet : nous disposons d'un système qui est agréé, et qui, certes, est perfectible mais l'on avance avec ce qui est en place. Et au final le coût reste tout de même modeste (35 euros par mois et par avocat).
Ensuite, je souhaite développer tout ce qui peut contribuer à changer l'image de notre profession qui est toujours vue comme étant celle du contentieux.
Et la reconquête crée des difficultés avec les professions d'à côté qui réagissent pour conserver leur pré carré.
Tout doit être fait pour montrer que l'avocat est aussi l'homme du conseil. Des partenariats ont été passés, à cet égard, avec la chambre de commerce et d'industrie. Le barreau a organisé des interventions, auprès de plusieurs organismes qui aident à la création de PME, sur des aspects juridiques très pratiques, très simples, tels que les moyens d'éviter les impayés, par exemple,
Nous devons être présents dans de nombreux domaines !
Prochainement, est prévue une convention avec la CCI qui va nous amener à intervenir régulièrement auprès des PME, des artisans, et des petites structures. Un travail est mené sur des rédactions de plaquettes ad hoc pour montrer la palette des domaines du conseil.
Le barreau propose, à Carpentras même, de très nombreuses formations sur des domaines où le rôle de conseil de l'avocat est très important.
Ainsi, nous avons mis en place des collectifs et des permanences pour les enfants et pour les adolescents leur permettant, en cas de problème familial, qu'ils soient victimes de racket ou auteurs d'un petit fait, d'être reçus par un avocat de façon anonyme et gratuite.
Ces avocats ont, d'ailleurs, tous suivi des formations avec des psychiatres et des psychologues afin d'apprendre à écouter et à entendre dans le cadre des procédures du juge aux affaires familiales.
Nous avons également créé un collectif relatif aux étrangers pour les aider dans leurs premières démarches portant sur les problèmes de nationalités, de reconduites à la frontière, etc..
Enfin, le barreau propose un collectif de défense des victimes, et envisage bientôt la création d'un collectif consacré à la défense des femmes victimes de violence.
Tous ces collectifs sont pris en charge par le conseil départemental de l'accès au droit.
Lexbase : Quel regard portez-vous sur les difficultés rencontrées par la profession concernant l'aide juridictionnelle (AJ) ?
Didier Adjedj : Comme vous le savez, les Ordres vivent avec les revenus des Carpa. Or la baisse des taux d'intérêts entraîne la baisse des revenus des Carpa. Et en conséquence, aujourd'hui ce sont les barreaux qui assurent seuls, ou presque, toute l'organisation de l'AJ.
Il était prévu que les fonds destinés à l'AJ soient mis à la disposition des Ordres et que leur placement permette de couvrir les frais de fonctionnement. Ainsi, initialement, la totalité du budget était donnée en début d'année ce qui permettait un placement. Or, aujourd'hui, il est réparti sur toute l'année. Qui plus est, les fonds baissent.. En conclusion, force est de constater que ce sont essentiellement les avocats qui assurent l'accès au droit.
Je pense que l'accès au droit doit être pris en charge par l'Etat puisque c'est une de ses fonctions régaliennes. A compter d'octobre, partout en France, il n'y aura plus d'argent pour payer les missions d'aide juridictionnelle. Soit les avocats travaillent gratuitement, soit il faut trouver une solution !
Et la situation sera indiscutablement catastrophique en octobre, puisque le budget n'a pas été réévalué alors que l'on assiste à une augmentation du nombre de personnes qui sont aujourd'hui éligibles à l'AJ.
Sans parler, bien évidemment, des problèmes qui vont arriver avec la réforme de la garde à vue, le Parlement étant amené à légiférer sur la présence de l'avocat dès la première minute de la garde à vue. En effet, il va falloir trouver une solution pour rémunérer l'avocat dans ce cadre là.
A cet égard, le CNB avait commencé à tracer des pistes qui me paraissent assez raisonnables et qui consistent à dire qu'il faut séparer le pénal et le civil, le premier restant à la charge de l'Etat.
L'année dernière, il faut savoir que, pour l'ordre des avocats de Carpentras, les placements des fonds relatifs à l'AJ ont rapporté 1 200 euros, pour un coût de fonctionnement de 46 000 euros.... ce n'est pas normal. Il reste encore beaucoup de pistes à explorer pour trouver les bons financements et beaucoup de discussions sont à prévoir : doit-on limiter le nombre de dossiers d'AJ ? Doit-on se poser la question sur le bien-fondé de certains contentieux ? Etc..
Lexbase : Quelle est votre position concernant l'acte contresigné par avocat, introduit dans le projet de loi de modernisation des professions judiciaires et juridiques réglementées ?
Didier Adjedj : J'y suis, pour ma part, très favorable. Si l'on prend l'exemple du contentieux du juge aux affaires familiales (JAF), qui est le plus important au niveau de notre barreau, l'acte contresigné par avocat devrait permettre d'arriver à une meilleure organisation et ainsi éviter systématiquement de recourir au juge pour savoir à quelle heure on commence le droit de visite, à quelle heure il se termine, si le père sera avec ses enfants pour la fête des pères, etc..
Tout cela pourrait être réglé par l'acte sous signature d'avocat qui a le mérite de faire intervenir obligatoirement deux avocats, entraînant de ce fait un équilibre.
Lexbase : Quel est votre point de vue sur l'interprofessionnalité ?
Didier Adjedj : Aussi bien les notaires que les avocats se trompent de concurrents. Le concurrent le plus redoutable est l'expert comptable qui dispose d'une clientèle active avec la comptabilité et les bilans qu'il fait et qui propose davantage de prestations juridiques "indolores", car intégrées dans les prestations comptables ou fiscales. Les avocats essaient de reconquérir un périmètre qu'ils ont totalement abandonné. Pendant longtemps pour les avocats, l'"art noble" consistait à plaider devant les assises, le reste de l'activité étant négligable.Cela a été une erreur fondamentale. En Espagne, par exemple, il exite de toutes petites villes qui disposent d'un nombre d'avocat dix fois supérieur au notre et qui s'en sortent tous et en vivent très bien. Mais en Espagne, les avocats créent les sociétés, s'occupent des ventes immobilières, etc.. Il y a donc, en France, un travail de fond de long cours avant de changer les mentalités.
Lexbase : La question de l'avocat en entreprise divise les avocats. Que pensez-vous de cette évolution de la profession ?
Didier Adjedj : C'est un sujet qui fâche ! Je fais partie de ceux, comme une majorité en province, qui pensent que c'est la mort de la profession. Je considère qu'aujourd'hui, justement parce que l'avocat est en compétition avec d'autres professions qui font du juridique, son atout et son seul atout reste la déontologie.
C'est parce que les avocats ont cette déontologie, qui est rigoureuse, contrôlée, surveillée de près par le Bâtonnier, exigeante puisqu'elle oblige à avoir une formation qui est contrôlée, que l'on peut faire confiance à l'avocat. Grâce à la déontologie, l'intérêt du client passera toujours avant le notre. Or, pour une société commerciale l'objectif est de faire du profit, ce qui est parfaitement normal. Mais un avocat ne peut pas se permettre cela. Il y a un risque de conflit d'intérêt. Et si l'avocat en entreprise voit le jour, on deviendra alors une profession comme une autre et il nous sera encore plus difficile de résister aux autres professions qui sont mieux organisées que nous, qui savent faire de la publicité, et qui savent parler d'une seule voix !
Au final, pour moi, le statut d'avocat en entreprise mettre fin aux principes déontologiques parce que, quoi qu'on en dise, personne ne peut croire qu'un avocat salarié dans une grande entreprise puisse résister à son supérieur hiérarchique. Il est prévu que tout ce qui est du ressort de la déontologie reste sous la coupe du Bâtonnier. Evidemment, le Medef s'est insurgé et a annoncé qu'il n'était pas envisageable que le Bâtonnier vienne dans l'entreprise et donne des instructions au salarié ou à son supérieur. Donc cet avocat là ne sera pas indépendant puisqu'il dépendra de son supérieur hiérarchique. Et le jour où il y aura un conflit d'intérêts et qu'il voudra invoquer le secret des correspondances il ne pourra pas résister. Je n'y crois pas un instant.
Lexbase : Enfin, qu'évoque pour vous la perspective du barreau de région ?
Didier Adjedj : Aujourd'hui l'idée qui prédomine dans la profession est celle de la modernité. Or, pour être moderne et efficace il faut se regrouper. C'est dans cet esprit qu'a été préconisée la création de barreaux de région, sans pour autant savoir si cette région serait celle de la cour d'appel, la région économique ou encore la région administrative. L'idée majeure est de créer un grand ordre régional avec un Bâtonnier, des conseils de l'Ordre et puis, quand même, quelques sous-Bâtonniers chargés de gérer les litiges avec les clients.
Et là, je vois deux problèmes !
D'une part, sur le plan déontologique : pour faire appliquer la déontologie à la profession, il faut une personne de proximité ; et je ne vois pas comment le Bâtonnier régional pourra avoir cette faculté. C'est ce qui a été fait en Angleterre et au final, les trois quarts des avocats anglais ne sont plus affiliés à un Ordre.
D'autre part, sur le plan financier : aujourd'hui les Bâtonniers en province font du bénévolat ou presque. Demain le Bâtonnier régional ne pourra pas être bénévole ! Il va nécessairement faire cela à plein temps ; il aura besoin d'une équipe et d'une administration autour. Et là les cotisations vont exploser en conséquence.
Crédit Photo : Cyril Hiely
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