La lettre juridique n°408 du 16 septembre 2010 : Fiscalité des particuliers

[Questions à...] L'ISF est-il inconstitutionnel ? Questions à Maître Jérôme Cuber, Avocat, et Maître Frédéric Subra, Avocat associé, Cabinet Delsol Avocats

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N0551BQH

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par Anne-Lise Lonné, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition fiscale

le 07 Octobre 2010

Par un arrêt rendu le 9 juillet 2010, le Conseil d'Etat a décidé de transmettre au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur les articles 885 A (N° Lexbase : L1191IET), 885 E (N° Lexbase : L8780HLR) et 885 U (N° Lexbase : L0165IKC) du CGI, en matière d'ISF (CE 3°et 8° s-s-r., 9 juillet 2010, n° 339081, mentionné dans les tables du recueil Lebon N° Lexbase : A1408E4W). La décision des Sages de la rue de Montpensier, qui est attendue pour début octobre au plus tard, le Conseil ayant trois mois pour se prononcer, pourrait bien sonner le glas de l'ISF, alors que le débat sur le bien-fondé de cet impôt et du bouclier fiscal est à nouveau relancé par le ministre du Budget, François Baroin, qui mène une réflexion à propos d'une harmonisation avec le système fiscal allemand, dans lequel ces dispositifs n'existent pas. En attendant la décision, les avocats lyonnais ayant soulevé la question, Maître Frédéric Subra, Avocat associé, et Maître Jérôme Cuber, Avocat, Cabinet Delsol Avocats, ont accepté de répondre à nos questions. Lexbase : Quels sont les arguments soutenus à l'appui de la QPC soulevée à l'encontre de l'ISF ?

Jérôme Cuber et Frédéric Subra : Nous avons trois arguments à l'appui de la QPC transmise au Conseil constitutionnel. Le premier argument, qui repose sur le principe d'égalité devant la loi, tient à la différence de traitement qui existe entre, d'une part, les concubins notoires, qui suivent le même régime que les personnes mariées et les partenaires d'un PACS, et qui sont donc soumis à une imposition commune, et d'autre part, les concubins non notoires, qui font l'objet d'une imposition séparée. Pour ces derniers, chacun des concubins n'est donc soumis à l'ISF que si son patrimoine personnel dépasse le seuil d'imposition, alors que, s'agissant des concubins notoires, comme les personnes mariées, ou les partenaires d'un PACS, c'est le patrimoine du foyer fiscal qui est comparé au seuil d'imposition. Les concubins non notoires disposent donc d'un avantage certain puisqu'ils bénéficient deux fois du seuil d'imposition. Or, en fait, la situation est identique dans les deux cas, puisqu'il existe une communauté de vie. Nous considérons, donc, que l'ISF ne respecte pas le principe d'égalité des contribuables devant la loi, dans la mesure où il existe un traitement différent de situations identiques, et que rien ne justifie ce traitement différent. A l'argument selon lequel l'assimilation des concubins notoires à des personnes mariées ou pacsées a pour objet d'éviter les problématiques de fraude, nous répondons qu'il convient, alors, de considérer que l'ensemble des concubins doit être soumis au même régime que les personnes mariées.

Notre deuxième argument porte sur le problème de l'intégration, dans l'assiette de l'ISF, de tous les biens, qu'ils soient productifs ou non de revenus. Nous soutenons qu'il ne devrait être tenu compte que des seuls biens qui produisent effectivement des revenus. L'argument n'est pas nouveau. En effet, dans deux décisions rendues par le Conseil constitutionnel, l'une le 30 décembre 1981, à propos de l'IGF (Cons. const., 30 décembre 1981, n° 81-133 DC N° Lexbase : A8033ACI), et l'autre le 29 décembre 1998 (Cons. const., 29 décembre 1998, n° 98-405 DC N° Lexbase : A8751AC4), le Conseil constitutionnel énonçait la nécessité que l'impôt sur la fortune soit acquitté au moyen des revenus produits par le patrimoine : "l'impôt de solidarité sur la fortune a pour objet de frapper la capacité contributive que confère la détention d'un ensemble de biens et qui résulte des revenus en espèce ou en nature procurés par ces biens ; en effet, en raison de son taux et de son caractère annuel, l'impôt de solidarité sur la fortune est appelé normalement à être acquitté sur les revenus des biens imposables".

Nous nous appuyons sur ces deux décisions pour soutenir, plus généralement, que ne devraient être inclus dans l'assiette de l'ISF que les seuls biens qui procurent effectivement des revenus. Autrement dit, il conviendrait d'exclure de l'ISF les biens tels que les véhicules, les bijoux, et tous les meubles meublants. Concernant les immeubles, il conviendrait également de distinguer ceux utilisés par le contribuable lui-même au titre de sa résidence principale, ou de résidences secondaires, et ceux qu'il loue ; de même, on peut s'interroger à propos des titres de société qui ne donnent pas lieu à dividendes au titre d'une année donnée. Cela étant, dans les décisions précitées, le Conseil constitutionnel fait référence aux revenus "en espèce ou en nature". La question se pose donc de savoir ce qu'il faut entendre par revenu en nature, et notamment si le fait d'occuper un bien est constitutif d'un revenu en nature. En droit civil, la réponse est négative, sachant que la notion de revenu se réfère uniquement au fructus et non à l'usus. En revanche, il est vrai que, en droit fiscal, notamment en matière de revenus fonciers, les revenus des propriétés dont le contribuable se réserve la jouissance présentent le caractère de revenus imposables, conformément à l'article 14 du CGI (N° Lexbase : L1053HLL), et font l'objet d'une exonération lorsqu'il s'agit de logements, en vertu de l'article 15-II du même code (N° Lexbase : L1055HLN). Il faudra, donc, que le Conseil constitutionnel précise la notion de "revenus en nature".

Ces deux premiers arguments ont été joints par le Conseil d'Etat pour être rattachés à une QPC portant sur les articles 885 A et 885 E du CGI, relative à l'assiette de l'ISF.

Le troisième argument porte sur l'absence de quotient familial, et a donné lieu à une seconde QPC visant l'article 885 U du CGI. Il est également tiré du principe du respect des capacités contributives issu de l'article 13 de la DDHC (N° Lexbase : L1360A9A). On considère qu'une famille avec trois enfants, par exemple, n'a pas la même capacité réelle de contribution, à patrimoine identique, que celle d'une personne célibataire. Aujourd'hui, le mode de calcul de l'ISF ne permet pas réellement de tenir compte de cette différence de capacité contributive, c'est ce que nous condamnons ici.

Lexbase : Outre l'intérêt de la décision, sur le fond, en tant qu'elle porte transmission de la QPC au Conseil constitutionnel, l'arrêt du Conseil d'Etat du 9 juillet 2010 statue sur un point de procédure important, puisqu'elle a été soulevée à l'occasion d'un recours pour excès de pouvoir. Pouvez-vous nous préciser les circonstances de l'affaire ?

Jérôme Cuber et Frédéric Subra : Dans cette affaire, nous intervenons au nom d'une personne physique, qui est le président d'une association ayant pour charge de défendre les contribuables. Nous avions exercé un premier recours, au nom de cette association, mais celui-ci a été rejeté, le Conseil d'Etat ayant jugé que l'intérêt à agir faisait défaut. C'est donc le président de l'association, soumis à l'ISF, qui a exercé l'action à titre personnel. L'action en justice a consisté en un recours pour excès de pouvoir, exercé directement devant le Conseil d'Etat, à l'encontre des instructions administratives relatives à l'ISF, et ne résulte donc pas d'un litige. La décision du 9 juillet 2010 présente un intérêt procédural puisque le Conseil d'Etat admet la possibilité de soulever une QPC à l'occasion d'un recours pour excès de pouvoir, et dont le seul moyen est la QPC, sachant que nous n'avions pas soulevé d'autres arguments.

Lexbase : Quelles effets attendez-vous de la décision du Conseil constitutionnel s'il relève l'inconstitutionnalité des dispositions attaquées ?

Jérôme Cuber et Frédéric Subra : S'agissant des effets de droit, en supposant que le Conseil constitutionnel nous donne raison sur l'un des points soulevés, nous pensons, vraisemblablement, qu'il invitera le législateur à modifier la loi de telle sorte que la disposition en cause soit désormais conforme à la Constitution, tout en lui laissant un délai pour procéder à cette régularisation, ainsi que lui permet l'article 62 de la Constitution. Cette régularisation pourrait intervenir, par exemple, dans le cadre de la prochaine loi de finances. De la même manière, il lui appartiendra, en vertu de l'article 62 de la Constitution (N° Lexbase : L1328A93), de préciser les effets de sa décision pour le passé et nous pensons qu'il décidera d'en limiter les effets à l'avenir seulement.

Au-delà de ces effets de droit, il est clair que la décision comporte une dimension politique au sujet de cet impôt qui est particulièrement controversé. Si le Conseil constitutionnel relève l'inconstitutionnalité des dispositions en cause, on peut également penser qu'il s'agira d'un argument supplémentaire en faveur de la suppression de l'ISF dans sa globalité, et par la même occasion du bouclier fiscal. Inversement, si le Conseil constitutionnel déclare les dispositions attaquées conformes à la Constitution, en utilisant le bouclier fiscal comme argument de conformité à la Constitution, cela renforcerait nécessairement la pérennité de ce dispositif.

Lexbase : Décelez-vous d'autres sources d'inconstitutionnalité dans le système fiscal français ?

Jérôme Cuber et Frédéric Subra : Nous avions une autre piste de réflexion à propos des dispositions de l'article 158, 7, 1°, du CGI (N° Lexbase : L0074IKX) prévoyant une majoration de 25 % du revenu imposable pour les non-adhérents à un centre de gestion agrée, mais le débat a été clos par le Conseil constitutionnel, dans une décision du 23 juillet 2010, par laquelle il a jugé la conformité de ces dispositions (Cons. const., décision n° 2010-16 QPC, 23 juillet 2010 N° Lexbase : A9194E4B). L'on s'interroge, également, sur la taxe sur les salaires, et notamment sur les conditions d'application de cette taxe. Quoi qu'il en soit, la QPC constitue une nouvelle arme qui va être amenée à se développer dans le cadre du contentieux fiscal.

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