La lettre juridique n°408 du 16 septembre 2010 : Magistrats

[Jurisprudence] L'accroissement de la sévérité du contrôle de l'activité professionnelle des magistrats

Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 30 juin 2010, n° 325319, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A6043E39)

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

le 03 Mars 2011

L'institution judiciaire est, aujourd'hui, sujette à polémiques. On l'accuse, notamment, de ne pas savoir gérer ses dérives. La révélation de faits ou de comportements isolés, commis par une infime minorité de certains de ses représentants sont apparus susceptibles de constituer de graves manquements aux devoirs de leurs charges. Pourtant, le corps de la magistrature est sain dans son ensemble et il faut resituer le débat dans sa réalité chiffrée, qui est extrêmement modeste, même si elle est dévastatrice à la vue de certains comportements. De même, les enquêtes disciplinaires sont plus nombreuses qu'auparavant et la justice des magistrats répugne un peu moins à sanctionner ses "brebis galeuses". Elle fait également preuve d'un peu plus de transparence. Depuis déjà un certain nombre d'années, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) publie ses décisions dans chacun de ses rapports d'activité annuels sans compter le fait que les audiences de ce même CSM sont publiques depuis 2001 (1). Pour autant, il existe une impression persistante de caste intouchable. La loi organique du 5 mars 2007 (2) a, certes, confié au CSM, le soin d'établir, pour la première fois en France, un Recueil des obligations déontologiques des magistrats (3), mais ce même conseil refuse toujours un code fixant une liste de devoirs, comme il en existe désormais dans la police (4) ou pour les avocats (5), le CSM entendant, par la même, s'affirmer comme la seule autorité légitime pour apprécier le comportement des juges. Les magistrats restent peu sanctionnés (6). L'information remonte difficilement dans les juridictions, il y a toujours une certaine propension à étouffer des affaires pour préserver l'image d'un tribunal. La solidarité entre juges joue aussi normalement s'agissant avant tout de drames humains, parfois même de désarroi ponctuel.

Il n'est pas toujours aisé, à ce sujet, de déterminer quelle attitude adopter à l'égard des magistrats dont le comportement est affecté par une maladie, comportement qui tout à la fois génère des difficultés relationnelles, perturbe le fonctionnement du service et nuit à l'image de l'institution judiciaire. Trop souvent, les mesures prises dans les juridictions apparaissent insuffisantes ou inadéquates : simples rappels à l'ordre, mise à contribution des collègues pour traiter les dossiers en retard de l'intéressé, changement d'affectation au sein de la juridiction, souvent dans des formations pénales collégiales, mutation dans une autre juridiction, ce qui déplace le problème sans le résoudre et risque de faire subir au magistrat un deuxième échec. Par-delà ces exemples, a été assez souvent dénoncée l'absence d'une véritable politique de gestion des ressources humaines dans la Justice. Certains ont également évoqué une grande tolérance interne : "tout le monde sait, personne ne dit rien". On répugne à dénoncer un collègue à la hiérarchie. Il n'est pas non plus facile de l'alerter, de l'aider afin d'éviter que les choses empirent.

De ce fait, lorsque les magistrats sont sanctionnés par leurs pairs, ils sont très rarement révoqués, on comptabilise peu de révocations ou de mises à la retraite d'office, le CSM prononçant des interdictions d'exercer essentiellement lorsqu'il y a des peines au pénal, et encore, ceci n'étant pas systématique. La plupart du temps, les fautes commises sont sanctionnées par une mutation d'office, accompagnée ou non d'un abaissement d'échelon (7). En tout les cas, un manquement professionnel ne peut en toute logique justifier pareille sanction. Du moins en tout logique.

Selon les faits de l'espèce, depuis le 8 novembre 2006, une magistrate du Siège, conseillère à la cour d'appel de Nîmes, a, dans l'exercice de ces fonctions, montré des insuffisances récurrentes manifestées par son absence injustifiée à de nombreuses audiences auxquelles elle devait siéger, par la restitution systématique au président de chambre des dossiers dont elle avait la charge alors qu'aucun travail de rédaction n'avait été accompli durant cette période à l'exception de trois brefs arrêts. Il ressort du dossier administratif de l'intéressée que, malgré les mises en garde réitérées de sa hiérarchie, celle-ci ne s'est pas souciée des conséquences subies par les personnes soumises à ces décisions dans un contentieux familial généralement sensible et urgent.

L'inertie de la magistrate ayant entraîné un ralentissement de l'activité juridictionnelle de la chambre à laquelle elle était affectée, entraînant une situation préjudiciable à l'équilibre de la juridiction, celle-ci a fait l'objet d'une enquête disciplinaire puis d'une convocation devant le CSM. La magistrate ne s'est pas présentée à l'audience du 26 novembre 2008, ni personne pour elle. Le CSM a rejeté sa demande de report d'audience dans la mesure où, ayant disposé de l'entier dossier dans un délai raisonnable lui permettant d'organiser sa défense en vue de sa comparution devant le conseil, les circonstances invoquées sont insuffisantes pour justifier sa non comparution et ne peuvent être regardées comme constituant un cas de force majeure, seul motif de nature à interdire au CSM, de statuer en son absence (8).

Pour le CSM, dans sa décision en date du 17 décembre 2008, l'attitude de la magistrate traduit une carence professionnelle manifeste, un mépris du justiciable et une méconnaissance de ses responsabilités. Un tel comportement jette un discrédit sur la juridiction à laquelle elle appartient et se caractérise ainsi comme un manquement au devoir de son état de magistrat. Dans son audition par le rapporteur comme dans son mémoire en défense, la magistrate avait invoqué l'altération de son état de santé, argument non retenu par le CSM eu égard à la validation de l'activité à plein temps par le Comité médical supérieur le 8 juin 2006. En raison de l'absence de modification de la situation, son état de santé n'étant plus de nature à justifier la gravité ni la persistance des défaillances constatées. Ne s'étant, au surplus pas présentée à l'entretien d'évaluation de son chef de cour et ayant refusé de rendre compte de son activité, l'ensemble des manquements est considérée par le conseil comme constitutif d'une violation de ses obligations statutaires et de ses devoirs de dignité et de délicatesse, tant à l'égard de son supérieur hiérarchique que de ses collègues qui ont du suppléer ses carences dans l'exercice de ses fonctions.

C'est la persistance et la gravité des fautes commises qui justifie alors que soit prononcée à l'encontre de la magistrate la sanction de mise à la retraite d'office ce que confirme le Conseil d'Etat dans la décision d'espèce commentée, le CSM n'ayant pas commis d'erreur de droit en passant outre la demande de report d'audience et n'ayant pas inexactement qualifié les faits de l'époque. Ces faits constituant bien des violations par la magistrate de ses obligations statutaires et de ses devoirs de dignité et de délicatesse.

Il ressort de la décision prise par le Conseil d'Etat que l'indépendance des magistrats ne va pas sans contrepartie. Si leur rôle spécifique dans notre Etat de droit et les pouvoirs qui en découlent, supposent que des droits singuliers leur soient reconnus et que des moyens adaptés garantissent un bon fonctionnement du service public de la justice, ils justifient aussi des exigences particulières. S'ils usent de leurs pouvoirs pour juger la moralité des hommes politiques, ils doivent pouvoir justifier eux-mêmes de leur éthique devant le peuple qui leur a délégué la fonction de juger. De la sorte, si le juge disciplinaire n'a pas à apprécier la démarche intellectuelle du magistrat (9), il peut se prononcer sur des carences professionnelles démontrant une activité insuffisante, un manque de rigueur caractérisé, un défaut d'impartialité, de loyauté ou de respect de la dignité de la personne. La décision d'espèce témoigne, à cet égard, d'une sévérité accrue dans le contrôle de l'activité professionnelle des magistrats, les manquements professionnels étant susceptibles de faire l'objet de sanctions disciplinaires pouvant aller, comme en l'espèce, jusqu'à la mise en retraite d'office.

Ordinairement, le CSM sanctionnait plutôt des comportements personnels problématiques des magistrats, comme l'alcoolisme à l'audience ou la corruption. Les méthodes de travail n'étaient pas punies, car il était considéré qu'elles relevaient des instances proprement judiciaires pouvant être saisies en cours d'enquête, chambres de l'instruction et Cour de cassation. Le contrôle du travail des juges devient en ce sens plus strict (I). Le contrôle normal, depuis peu pratiqué par le juge administratif en matière de discipline des magistrats du Parquet, aurait pu, en contrepartie, amené à un contrôle plus poussé du Conseil d'Etat des sanctions disciplinaires prononcées par le CSM à l'encontre des magistrats du Siège, notamment quant à la proportionnalité de la sanction par rapport à la faute commise. Mais si un tel contrôle est, désormais, pratiqué auprès des magistrats du Parquet, il ne l'est toujours pas concernant les magistrats du Siège, le contrôle demeurant, comme en l'espèce, toujours un contrôle restreint (II).

I - Un contrôle plus strict du travail des magistrats

Il y a immanquablement, aujourd'hui, une tendance qui se dégage de l'analyse des sanctions disciplinaires prises à l'égard des magistrats, c'est cette tendance à augmenter le domaine des manquements professionnels propre à l'activité de tous les jours du magistrat pouvant donner lieu à sanction disciplinaire (A). Tendance qui s'accompagne d'une volonté de sanctionner encore plus sévèrement ces manquements alors qu'à l'origine il ne donnait lieu à aucune sanction disciplinaire voire qu'aux sanctions les plus modestes (B).

A - L'augmentation de l'exigence du niveau d'activité professionnelle suffisant

Quelle que soit sa fonction, tout magistrat est tenu aux devoirs liés à cet état qui lui imposent, en toutes hypothèses, de ne pas commettre de manquement professionnel, lui interdisent une conception personnelle de ses fonctions et lui commandent d'être impartial. Concernant l'insuffisance professionnelle, dans son rapport d'activité pour l'année 2000 (10), le CSM observe que celle-ci ne donne pas plus souvent matière à poursuites disciplinaires aujourd'hui qu'autrefois, mais qu'elle est, depuis quelque temps, plus souvent retenue pour qualifier des manquements professionnels qui, jadis, recevaient des dénominations différentes (absentéisme, carences, négligences...). L'instance disciplinaire précise que tout manquement professionnel avéré ne suffit pas à caractériser une faute disciplinaire et que, pour revêtir un caractère disciplinaire, ces manquements doivent être répétés et ne pas apparaître véniels, l'absence de mise en garde préalable par les supérieurs hiérarchiques du magistrat défaillant n'étant pas aussi sans influence sur le caractère disciplinaire, ou non, des conséquences constatées comme cela a pu être relevé en l'espèce.

Le CSM souligne qu'au fil du temps, l'exigence d'un niveau d'activité professionnelle suffisant devient plus forte et que le seuil au-delà duquel l'insuffisance professionnelle n'est plus tolérée s'abaisse. Il estime que cette évolution accompagne des exigences nouvelles envers une justice qui doit être rendue dans des délais raisonnables, de manière équitable et impartiale et qu'elle est aussi le fruit de l'élévation du niveau d'exigence des justiciables au sujet des devoirs professionnels des magistrats.

On peut citer, à titre d'exemples et en se référant aux considérants de l'arrêt d'espèce, des cas identiques d'insuffisances professionnelles ainsi sanctionnées. C'est le cas notamment des retards apportés dans le traitement d'affaires pénales ayant entraîné la prescription de l'action publique, faisant ainsi obstacle au cours normal de la justice (11). Ont de même été sanctionnés, le fait pour un juge du Siège de s'absenter sans autorisation en écrivant au président du tribunal qu'il agissait en toute conscience des sanctions à venir, provoquant ainsi volontairement une épreuve de force au prétexte du caractère "impératif" d'un voyage à l'étranger dénué de toute connotation professionnelle (12) ou le fait pour un juge des tutelles de laisser sans la moindre réponse, parfois durant plusieurs mois, des demandes insistantes et réitérées de rendez-vous, de convocation du conseil de famille ou de décision dans des situations d'urgence (13). Dans le traitement de l'affaire dite des "disparues de l'Yonne", la passivité, la légèreté, le défaut de diligence et le manque de discernement de certains magistrats du Parquet (14). Enfin, on peut encore citer le refus d'un magistrat du Parquet d'assurer la permanence hiérarchique ainsi que le service des audiences au cours de la période estivale de service allégé (15). La décision d'espèce s'inscrit dans cette dynamique d'augmentation du degré d'exigence attaché à l'activité professionnelle d'un magistrat.

Au fil des décisions et avis du CSM qui viennent d'être cités, on peut relever que l'instance disciplinaire prend effectivement le soin de vérifier dans quelle mesure l'altération de l'état de santé du magistrat ou l'importance de son service peuvent justifier, en tout ou en partie, les manquements constatés. Il a pris soin de le vérifier, en l'espèce, mais n'a pas jugé l'altération suffisante à justifier les manquements constatés. Enfin et comme le relève toujours le CSM, l'élargissement de la notion d'insuffisance professionnelle auquel mènent ces évolutions devra toutefois conduire à apprécier finement la part prise par l'insuffisance professionnelle du magistrat en cause dans le dysfonctionnement constaté par rapport au rôle qu'a pu éventuellement jouer la mauvaise organisation du service dont ce magistrat n'avait pas la charge. Critiquée de toutes parts, la simple "réprimande avec inscription au dossier" adressée au magistrat Fabrice B., dans l'affaire de pédophilie d'Outreau (16) témoigne de cette appréciation fine de la part prise par l'insuffisance professionnelle du magistrat. Ce sont au total 64 magistrats qui avaient participé à l'élaboration du dossier "Outreau". Le juge d'instruction n'était pas la cellule centrale, mais juste la cellule de base (17).

B - L'augmentation du degré de sévérité de la sanction disciplinaire rattaché au manquement professionnel

On a souvent pu faire observer que les sanctions du CSM pouvaient être faibles, sinon symboliques, ce qui faisait dire à certains observateurs que le comportement du conseil de discipline était avant tout un comportement corporatiste. La décision commentée du Conseil d'Etat montre, à l'inverse, que les sanctions peuvent être exemplaires. Point d'orgue de la critique du corporatisme, la décision du 24 avril 2009 concernant le juge d'instruction B.ayant instruit l'affaire de pédophilie d'Outreau précitée dans laquelle le CSM avait infligé au magistrat une simple réprimande avec inscription à son dossier, alors qu'une exclusion temporaire d'une durée maximale d'un an avait notamment été souhaitée par le ministère de la Justice. La décision avait, pourtant, décrit avec une remarquable précision la masse des fautes commises par le juge, celles -ci ne s'analysant pas en quelques manquements isolés. Si l'instance a été visiblement gênée par le cas de l'ancien juge d'instruction, puisqu'elle avait différé d'un mois sa décision, elle a néanmoins souligné, d'une part, la gravité d'un certain nombre de fautes, et d'autre part établit suffisamment leur nombre et leur répétition (18).

L'examen des auditions des mineurs a, d'abord, révéler, de la part du juge d'instruction, d'incontestables négligences, maladresses et défauts de maîtrise dans les techniques d'audition et d'interrogatoire. Le juge d'instruction n'a pas relevé, ni approfondi, au cours de ces auditions ou postérieurement, des contradictions flagrantes dans les déclarations de ces mineurs, alors qu'il disposait des éléments lui permettant de le faire, se contentant d'accumuler les déclarations, sans y apporter une quelconque approche critique. Un manque de méthode a, en outre, été souligné de la part du magistrat instructeur constaté, tant dans le traitement de nombreuse dénonciations que dans la conduite des investigations, interrogatoires et confrontation. Les quelques vérifications nécessaires ont ainsi, parfois, été omises, abandonnées ou tardivement engagées. Enfin, certains faits avaient été présentés comme acquis alors qu'ils ne résultent que de déclarations de victimes ou de mis en cause.

Ce constat sévère n'a pourtant débouché que sur une sanction minimale car le CSM a relevé aussi beaucoup d'éléments à décharge du juge, qui instruisait notamment des dizaines d'autres dossiers en parallèle et manquait de moyens matériels et qui n'avait pas violé la loi, ni les droits de la défense. Surtout, 90 % des fautes étaient couvertes par la loi d'amnistie du 6 août 2002 (19). Les fautes disciplinaires commises avant le 17 mai 2002 étant amnistiées sauf si elles constituent des manquements à l'honneur, à la probité ou aux bonnes moeurs ce qui n'était pas le cas en l'espèce.

Mis à part ce cas particulier, il semble que la tendance soit plutôt à augmenter le degré de sévérité de la sanction disciplinaire corrélativement aux manquements professionnels touchant la profession de magistrat. On peut citer, par exemple, la décision par laquelle le doyen des juges d'instruction du Mans a été mis à la retraite d'office par le CSM (20). Ce juge de 56 ans avait délaissé, entre 1998 et 2007, des dizaines de dossiers à son cabinet, tout en le dissimulant à sa hiérarchie. Le CSM a jugé que le magistrat avait mis en place "un système de dissimulation et de falsification destiné à masquer l'ampleur de ses carences" (21).

On peut citer, encore, une affaire où on peut juger la sanction assez sévère. Une juge d'instruction parisienne ayant, ainsi, été poursuivie pour des propos indélicats à sa hiérarchie, un manque de rigueur de diligence et de responsabilités, le CSM lui a retiré ses fonctions, mesure assortie d'un déplacement d'office (22). La magistrate se voyait reprocher une série de griefs, comme le refus de faire droit au contrôle de la chambre de l'instruction sur son activité de magistrat instructeur, et des retards accumulés dans la rédaction de jugement lorsqu'elle présidait des audiences à juge unique. Un incident avec le président du tribunal et une altercation avec des gendarmes du palais de Justice de Paris qui n'exécutaient pas assez vite, selon la magistrate, une tâche qu'elle leur avait confié, avait également été mis en avant.

II - Un contrôle toujours aussi restreint des sanctions disciplinaires prises à l'encontre des magistrats du Siège

La sanction disciplinaire prise par le CSM, en l'espèce, peut paraître à bien des égards un peu excessive corrélativement à des manquements professionnels, mais le Conseil de discipline reste maître de la déontologie des magistrats (A) d'autant plus qu'en la matière, le recours contre les décisions de sanctions disciplinaires prises à l'encontre des magistrats du Siège s'exerce devant le Conseil d'Etat par le moyen d'un recours en cassation et non d'un recours pour excès de pouvoir ce qui limite le contrôle du juge (B).

A - Un conseil de discipline maître de la déontologie des magistrats

Juridiquement, c'est le CSM, dans l'exercice de sa fonction disciplinaire, et non le Conseil d'Etat, qui dessine, au cas par cas et en creux, le tracé de la frontière entre les bonnes et les mauvaises pratiques professionnelles et rédige au fil des espèces une sorte de Code de déontologie des magistrats. Comme peut le noter David Dokhan, "le juge administratif est moins le censeur des sanctions disciplinaires proposées ou prononcées par le Conseil supérieur de la magistrature qu'un gardien des règles déontologiques intervenant en dernier ressort et garantissant en toute fin de contentieux disciplinaire que la sanction était légalement justifiée sur le fond et légalement prononcée dans la forme" (23).

Deux préoccupations semblent ressortir de cette casuistique de la déontologie mise en place par le CSM : rappeler aux magistrats qu'ils doivent avoir le sens de leurs responsabilités et la conscience de leurs devoirs, dans le but de préserver leur dignité et de légitimer leur action (24). Autrement dit, les devoirs des magistrats tendent à préserver le crédit de la justice et son effectivité. Par delà la généralité de ces termes, se retrouvent les exigences de probité, de dignité, d'honneur, de confraternité, de désintéressement et de compétences, propres à tous les codes de déontologie formels, exigences tournées autant vers les autres membres de la profession que vers les usagers du service public de la justice.

Contrairement au statut général de la fonction publique, le statut des magistrats comporte une définition de la faute disciplinaire -certes approximative- mais qui rend parfaitement compte de la symbiose entre la déontologie professionnelle et l'éthique des magistrats (25). Il faut appréhender la dignité au sens de "l'éthique judiciaire" par le renvoi au respect que l'on doit à la fonction de magistrat. Par conséquent, elle a trait à l'image que la Justice et ceux qui la servent doivent offrir au regard des justiciables et entraîne l'interdiction formelle de tout comportement qui lui porte atteinte. Cette définition purement fonctionnelle de la dignité est emblématique de ce que l'on peut appeler la tyrannie des apparences. Mis en avant, notamment par le juge européen, elle semble être dorénavant davantage prise en compte par les juges disciplinaires ce qui peut amener, à certains égards, à des sanctions qui apparaissent disproportionnées. Mais l'éthique ne renvoie pas seulement à la conscience du magistrat mais elle doit être entendue aussi comme une morale professionnelle, qui génère des obligations qui peuvent être qualifiées de "permanentes". L'éthique inclut par conséquent la déontologie professionnelle et à la différence de la morale qui impose des impératifs à la conscience de chaque individu, l'éthique est davantage une recherche permanente de ce qui est estimé bon dans une pratique professionnelle.

B - Un juge administratif qui pourrait développer son contrôle

L'adéquation de la sanction disciplinaire infligée à un agent public fautif ne fait, en principe, l'objet que d'un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation de la part du juge administratif. Depuis l'arrêt "Lebon" (26), le juge administratif opère ainsi ce que l'on nomme usuellement un contrôle restreint, vérifiant, suivant les termes particulièrement expressifs d'un arrêt récent "Touzard", que la sanction "n'est pas manifestement disproportionnée" (27). Mais cette règle connaît désormais une exception, le Conseil d'Etat ayant opéré un contrôle plus exigeant dans une espèce où était en cause un magistrat du Parquet (28). Le Conseil d'Etat y affirmait que la sanction n'était pas disproportionnée, exerçant ainsi un contrôle entier sur l'adéquation de la sanction prononcée aux fautes de l'intéressé. On peut penser que, l'arrêt émanant de deux sous-sections réunies et la solution "Touzard ", quant à elle, étant adoptée en section il y a tout juste trois ans, que l'arrêt "Pierre H." constitue uniquement une exception ponctuelle au contrôle restreint et non l'annonce d'un abandon, au moins à brève échéance, de la jurisprudence "Lebon". De même, il peut être difficile d'étendre la solution consacrée à propos d'un magistrat du Parquet à un magistrat du Siège, puisque ces derniers sont sanctionnés non pas par le Garde des Sceaux mais par le Conseil supérieur de la magistrature, (Constitution, art. 65 N° Lexbase : L0894AHL) statuant alors en qualité de juridiction administrative spécialisée (29) et qu'ils bénéficient d'un recours en cassation et non d'un recours pour excès de pouvoir.

Pour autant, et comme a pu le souligner le commissaire du Gouvernement Mattias Guyomar, il n'y a pas que les motifs qui condamnent la jurisprudence "Touzard" qui doivent être pris en compte, il faut aussi tenir compte de la situation spécifique des magistrats. Le respect du principe d'indépendance des magistrats appelle, en effet, en matière disciplinaire, un contrôle approfondi, c'est "la nécessaire conciliation entre le principe d'indépendance et l'exercice de la répression disciplinaire qui appelle la garantie appropriée que constitue le passage, dans le contentieux de l'excès de pouvoir, à un entier contrôle de la qualification juridique des faits non seulement sur le principe mais aussi sur le choix de la sanction" (30). De plus, si les magistrats du Siège et les magistrats du Parquet ne sont pas placés dans la même situation, ils doivent, en vertu du principe d'unicité de l'autorité judiciaire, pouvoir bénéficier des mêmes garanties que la décision soit prise par une autorité administrative ou par une juridiction administrative spécialisée. C'est ce qui doit prédominer selon le juge européen au-delà de la distinction entre type de recours (recours en cassation ou recours pour excès de pouvoir). La garantie apportée par l'intervention du juge administratif ne peut être assurée que par l'existence d'un contrôle de pleine juridiction ou, dans le cadre du recours pour excès de pouvoir ou d'un recours en cassation, par l'existence d'un entier contrôle sur le pouvoir de sanction ce qui comprend l'appréciation des éléments de fait y compris en ce qui concerne l'adéquation entre la faute et la sanction.


(1) Loi organique n° 2001-539 du 25 juin 2001, relative au statut des magistrats et au Conseil supérieur de la magistrature (N° Lexbase : L1810AT9).
(2) Loi organique n° 2007-287 du 5 mars 2007, relative au recrutement, à la formation et à la responsabilité des magistrats (N° Lexbase : L5926HUZ).
(3) Cette publication, décidée par le Parlement, a pour objectif de rendre transparentes les conditions dans lesquelles l'autorité judiciaire exerce les pouvoirs qui lui sont impartis par la Constitution afin de renforcer la confiance du public dans les décisions des magistrats rendues au nom du peuple français. Les conduites résultant des exigences éthiques de la fonction de magistrat sont décrites, dans le Recueil, de manière concrète, en fonction des situations institutionnelles, fonctionnelles et personnelles dans lesquelles il peut se trouver. Il vise à constituer un guide pour les magistrats du Siège et du Parquet et non un code de discipline dès lors que seuls les manquements aux obligations statutaires peuvent déclencher des poursuites disciplinaires et être, le cas échéant, sanctionnés par le Conseil supérieur de la magistrature.
(4) En France, la police nationale est soumise à un Code de déontologie, depuis un décret n° 86-592 du 18 mars 1986, portant Code de déontologie de la police nationale (N° Lexbase : L1153G89). Un exemplaire de celui-ci est remis à chaque fonctionnaire durant sa formation initiale. Ce code subordonne l'exercice des missions de police au respect absolu de la légalité.
(5) Un Règlement intérieur national (RIN) (N° Lexbase : L4063IP8) a été mis en place, après bien des vicissitudes. Il a valeur réglementaire et a été publié au Journal officiel : décision du 12 juillet 2007, portant adoption du règlement intérieur national (RIN) de la profession d'avocat . Il constitue le socle de la déontologie commune des avocats et intègre également le Code de déontologie des avocats européens.
(6) Moins en tout cas que d'autres corps de professions comme les avocats ou les policiers par exemple.
(7) Entre 1988 et 2003, on a enregistré 37 déplacements d'office et 4 abaissements d'échelon. Par exemple, pour ne citer que certaines des affaires les plus médiatiques, un magistrat, accusé d'avoir photographié des jeunes filles dénudées dans la salle d'audience du tribunal de grande instance de Grenoble a simplement été contraint de changer de palais de justice (affaire "Carle", février 2002). En décembre 2001, le CSM refuse de sanctionner la juge d'instruction Marie-Paule M., qui était suspectée d'avoir laissé "un dossier en déshérence durant cinq années" le dossier concernant l'Eglise de scientologie, qualifiée, en France, de secte. En janvier 2002 le CSM inflige une "réprimande avec inscription au dossier" au doyen des juges d'instruction de Nice, M. Jean-Paul R., reconnu coupable d'avoir "communiqué à des responsables de la GLNF (obédience maçonnique, Grande loge nationale de France) des renseignements sur une procédure pénale jugée" et d'avoir, toujours au profit de la GLNF, établit "un relevé intégral des fiches de casier judiciaire, appelé bulletin n° 1, qui n'est délivré qu'aux autorités judiciaires". Bien que ces faits soient qualifiés, et que le CSM constate que le juge R. a "frauduleusement utilisé les pouvoirs qu'il tenait de ses fonctions à des fins privées étrangères à ses missions", la sanction est la sanction minimale.
(8) La magistrate avait formulé le 24 novembre 2008 une demande de report d'audience reçu au tribunal par télécopie le 25 novembre 2008 dans laquelle elle indiquait en soutien avoir constitué tardivement avocat et être dans un état d'extrême faiblesse à l'appui duquel elle joignait un certificat médical du 24 novembre 2008 lui prescrivant une simple mise au repos de trois jours en raison d'un syndrome "anxio-dépressif ".
(9) En vertu de l'indépendance des magistrats du Siège garantie par la Constitution, leurs décisions juridictionnelles ne peuvent être critiquées, dans les motifs et dans le dispositif qu'elles comportent, que par le seul exercice des voies de recours prévues par la loi.
(10) Rapport annuel d'activité du Conseil supérieur de la magistrature 2000, La documentation française, 2001, p. 100 et suiv..
(11) CSM Siège, 9 juillet 1993 ; CSM Parquet, 24 avril 1997.
(12) CSM, 6 novembre 1996.
(13) CSM, 17 février 2000.
(14) CSM, 22 mars 2002.
(15) CSM, 16 juillet 2004.
(16) Fabrice B. était poursuivi pour ses manquements supposés dans la conduite de "l'affaire d'Outreau", lorsqu'il était juge d'instruction au tribunal de Boulogne -sur-Mer. Au terme de deux procès, 13 des 17 accusés ont été acquittés des accusations de viols sur mineurs, certains d'entre eux ayant passé près de trois ans en détention provisoire. Le seul autre magistrat à avoir été poursuivi dans cette affaire est le procureur de la République de Boulogne-sur-Mer, Gérald L.. La formation disciplinaire du CSM pour les magistrats du Parquet n'avait demandé aucune sanction. Il a été depuis muté à Caen (Calvados)
(17) Il travaillait avec, d'un côté, les services de police et de gendarmerie qui faisaient tout le travail de terrain, de l'autre, le Parquet qui était responsable des poursuites et requérait ce qu'il était opportun de faire pour la procédure, à coté toujours, le juge des libertés et de la détention qui avait seul compétence pour la détention provisoire, et au dessus la chambre d'instruction, formation de la cour d'appel, saisie à maintes reprises soit contre les décisions du juge d'instruction, s'agissant de la conduite de la procédure, soit contre les décisions du juge de la détention et de la liberté s'agissant de la détention provisoire.
(18) Attendu que l'acte de saisine précise que chacune des insuffisances professionnelles ne saurait, en soi, constituer une faute disciplinaire, mais que leur accumulation tout au long de la procédure, peut, néanmoins, être considérée comme traduisant une conscience insuffisante de ses obligations par le magistrat, pouvant difficilement s'expliquer par la seule inexpérience.
(19) Loi n° 2002-1062 du 6 août 2002, portant amnistie (N° Lexbase : L5165A43).
(20) CSM, 21 juillet 2009.
(21) Didier L. n'a jamais nié ses fautes. Il a reconnu que, dans les rapports d'activité envoyés périodiquement à sa hiérarchie, il mentionnait des actes d'enquête qu'il sollicitait lui-même sans vérifier ensuite leur exécution, faut de temps.
(22) CSM, 16 avril 2010.
(23) D. Dokham, Le Conseil d'Etat, garant de la déontologie des magistrats de l'ordre judiciaire, RFDA, 2002, p. 768.
(24) CSM, 24 mars 1994.
(25) L'article 43 du statut définit la faute disciplinaire comme "tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité".
(26) CE, sect., 9 juin 1978, n° 5911 (N° Lexbase : A2843AI7), Rec. CE, p. 245 ; AJDA, 1978, p. 573, concl. B. Genevois.
(27) CE, sect., 1er février 2006, n° 271676 (N° Lexbase : A6404DM7), Rec. CE, p. 38.
(28) CE 1° et 6° s-s-r., 27 mai 2009, n° 310493 (N° Lexbase : A3389EHY), DA, 2009, n° 7, juillet, comm. 104, F. Melleray ; cf. nos obs., La consécration de l'exercice d'un contrôle normal du juge administratif sur le choix de la sanction infligée à un magistrat du Parquet, Lexbase Hebdo n° 8 - édition professions (N° Lexbase : N3768BMI).
(29) CE, ass., 12 juillet 1969, n° 72480 (N° Lexbase : A8787B7L), Rec. CE, 1969, p. 388.
(30) Conclusions M. Guyomar sous CE 1° et 6° s-s-r., 27 mai 2009, n° 310493 (N° Lexbase : A3389EHY), Gaz. Pal., 23 juin 2009, n° 174 p. 8.

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