La lettre juridique n°399 du 17 juin 2010 : Droit international public

[Questions à...] Revendication "made in Taiwan" de la reconnaissance d'un gouvernement par la France - Questions à Maître Rémi Barousse, avocat du cabinet Salans et magistrat en disponibilité

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N4200BPA

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[Questions à...] Revendication "made in Taiwan" de la reconnaissance d'un gouvernement par la France - Questions à Maître Rémi Barousse, avocat du cabinet Salans et magistrat en disponibilité. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3210968-questions-r-revendication-imade-in-taiwan-i-de-la-reconnaissance-d-un-gouvernement-par-la-france
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par Anne Lebescond, Journaliste juridique

le 07 Octobre 2010


Un Etat ou un gouvernement qui n'est pas reconnu par la France peut-il agir devant les juridictions françaises pour contester la revendication de propriété d'une parcelle formée par un autre Etat ? Telle était la question posée devant la Cour de cassation (Cass. civ. 2, 6 mai 2010, n° 08-70.456, FS-D N° Lexbase : A0715EXR) dans une affaire opposant la République populaire de Chine (RPC) et la République de Chine (Taiwan) quant à la propriété d'un terrain ; enjeu auquel les juges ont préféré -eu égard au caractère hautement politique et sensible du contentieux- botter en touche, ainsi que nous l'explique Rémi Barousse, avocat du cabinet Salans et magistrat en disponibilité, représentant la RPC à l'instance.

Lexbase : Pouvez-vous nous présenter les faits, ainsi que le contexte historique et politique dans lequel ils s'inscrivent ?

Rémi Barousse : En 1926, une guerre civile a éclaté en Chine, opposant le Kuomintang, parti nationaliste dirigé par Tchang Kai-chek, et le parti communiste de Chine, dirigé part Mao Zedong. L'armée du second ayant pris le dessus, Mao Zedong a annoncé, le 1er octobre 1949 à Pékin, la fondation de RPC et le gouvernement nationaliste de Tchang Kai-chek s'est replié dans la province insulaire formant l'île de Formose où ont transférées les institutions centrales de la République de Chine (RPC).

Le 27 janvier 1964, la France a annoncé l'établissement de relations diplomatiques avec la RPC, ce qui a entrainé la rupture par Taiwan de ses relations diplomatiques avec elle.

Le 25 octobre 1971, la résolution 2758 (XXVI) a été adoptée par l'assemblée générale des Nations-Unis, aux termes de laquelle les représentants de la RPC ont été reconnus seuls représentants légitimes de la Chine à l'ONU. Aujourd'hui, seuls une vingtaines d'Etats, essentiellement des micro-Etats, ont reconnu le gouvernement de Taiwan comme représentant de l'Etat chinois.

Voilà pour ce qui est du contexte historique.

Concernant les faits, l'arrêt portait sur la revendication de la propriété d'un terrain et d'un immeuble sis à Papeete acquis en 1946 par le gouvernement de la Chine nationaliste via des fonds avancés par la communauté chinoise de Tahiti regroupée en association (les Associations) et utilisé comme consulat général jusqu'en 1964, avant d'être laissé à l'abandon.

Mais, nous le verrons, l'enjeu était bien plus large, puisqu'en réalité, était en cause la reconnaissance du gouvernement de Taiwan à agir en tant que représentant de la Chine, ou, pour le moins, sa capacité à être propriétaire et à agir en justice devant les juridictions françaises, en dépit de la position française à son égard.

Le 26 décembre 1977, un "Comité de Sauvegarde des biens meubles et immeubles du Consulat Général de la République de Chine" (ci-après le Comité de sauvegarde) -dont on ne sait pas très bien "d'où il sort", en ce que, notamment, il n'avait, pendant de décennies, fait l'objet d'aucune immatriculation-, a engagé devant le tribunal civil de première instance de Papeete, une action à l'encontre du gouvernement de Taiwan, en vue de se faire reconnaître la propriété de la parcelle et de l'immeuble en cause.

Par lettre dépourvue de tout caractère officiel en date du 11 avril 1978, une personne se présentant comme directeur adjoint du Département des affaires européennes du ministère des Affaires étrangères de Taiwan a déclaré "acquiesce[r] à la revendication formulée qui est l'expression de l'équité, tant en ce qui concerne le sol que l'édifice".

Lexbase : Quelle a été la procédure jusqu'à l'arrêt rendu par la Cour de cassation le 6 mai 2010 ?

Rémi Barousse : La procédure a été longue et pleine de surprises !

Contre nos attentes et pour des motifs juridiques obscurs, que nous ne nous expliquons pas, le tribunal civil de première instance a, par jugement du 19 avril 1978, dit que la parcelle appartenait au Comité de sauvegarde.

Naturellement, par requête du 1er septembre 2003, nous avons formé tierce-opposition devant ce tribunal -puisque la RPC n'était pas partie au jugement du 19 avril 1978- à l'encontre de ce jugement.

Par décision du 20 octobre 2004, les juges, faisant droit à l'intégralité de nos demandes, ont rétracté le jugement précité, en ce qu'il a ordonné la reconnaissance de propriété de la parcelle et de l'immeuble au bénéfice du Comité de sauvegarde, et a reconnu la RPC propriétaire.

Les associations ont, alors, décidé de revendiquer la propriété de la parcelle et ont interjeté appel de ce jugement le 21 février 2005, faisant, notamment, valoir que :

- la parcelle litigieuse a été la propriété de Taiwan depuis son achat le 22 juin 1946 jusqu'au jugement du 19 avril 1978, la RPC n'ayant jamais contesté cette propriété ;
- le jugement de 1978 a transféré la propriété au Comité de sauvegarde qui est un groupement ayant eu la personnalité morale dès sa constitution avec tous ses attributs, dont le droit d'être propriétaire ;
- à défaut, si le Comité n'a eu la personnalité morale qu'à compter de sa constitution sous forme d'association en 1997, Taiwan -qui a possédé la parcelle de manière paisible et publique et, donc, bénéficie de la prescription acquisitive de 20 ans- en a été propriétaire jusqu'à cette date, et qu'en tout état de cause, le Comité a acquis la propriété par usucapion.

Taiwan a, également, interjeté appel du jugement du 20 octobre 2004, arguant :

- qu'elle est recevable à former appel, en tant qu'Etat ayant la capacité d'agir en justice indépendamment de sa reconnaissance par la France et d'être propriétaire de la parcelle litigieuse ;
- qu'elle a acquis le terrain en 1946 pour le compte des associations en vertu d'une convention de prête-nom, laquelle se déduit des circonstances ;
- qu'elle pouvait en 1978 céder la parcelle au Comité de sauvegarde étant donné que, nonobstant la rupture de ses relations diplomatiques avec la France, elle conserve sa personnalité juridique et son droit de propriété ;
- que le Comité de sauvegarde dont la personnalité morale existait avant même sa constitution en association, a acquis la propriété par usucapion.

A la suite d'une demande de renvoi pour cause de suspicion légitime formée par les appelantes -dont nous avons eu connaissance fortuitement !-, la Cour de cassation a, par arrêt du 28 avril 2006 (dont nous n'avons même pas pu obtenir copie), renvoyé l'affaire devant la cour d'appel de Paris. Celle-ci a, malheureusement, rendu une décision qui nous a été défavorable : constatant que la parcelle de terre avait perdu son statut consulaire, les juges ont dénié à la RPC tout intérêt à agir (CA Paris, 2ème ch., sect. B, 16 octobre 2008, n° 07/02874, République de Chine c/ République populaire de Chine N° Lexbase : A9844EAT) ! Nous nous sommes pourvus en cassation.

Lexbase : Quels arguments avez-vous fait valoir devant la Cour de cassation ?

Rémi Barousse : Nous nous sommes exprimés sur plusieurs points, dont deux essentiels :

- l'irrecevabilité de l'appel de Taiwan ; et
- le fond de l'affaire.

Sur l'irrecevabilité de l'appel de Taiwan : nous estimons que Taiwan n'est pas autorisée à faire appel et, plus généralement, à agir en justice, en ce qu'elle n'est pas reconnue comme Etat par la France, qui a toujours considéré qu'elle faisait partie intégrante de la Chine représentée par la RPC.

Même Taiwan continue à entretenir l'ambigüité vis-à-vis de celle-ci : ses représentants officiels déclarent ne pas vouloir l'indépendance, sa dénomination fait toujours référence à la Chine, sa constitution a vocation à s'appliquer à l'ensemble de la Chine et elle distingue, à cet effet, le "territoire libre" (Taiwan) et la Chine continentale.

Enfin et au surplus, elle a choisi de rompre ses relations diplomatiques avec la France en 1964, lorsque celle-ci a établi des relations avec la RPC.

Sur le fond de l'affaire : selon les requérants, le Comité de sauvegarde serait propriétaire de la parcelle litigieuse, soit à la suite de l'achat de la parcelle par ses membres, soit par usucapion, soit en vertu d'une donation faite à Taiwan et restituée par celle-ci. Aucun de ces arguments ne tenait la route.

Tout d'abord, l'existence de la convention de prête-nom n'a été prouvée qu'au moyen d'attestations de témoins, éléments qui ne peuvent être juridiquement reçus comme probants, puisque l'article 1341 du Code civil (N° Lexbase : L1451ABD) pose que la preuve contre le contenu d'un acte ne peut être faite que par un acte sous-seing privé ou notarié. Les appelantes souhaitaient voir écartées ces dispositions au bénéfice du droit chinois, alors qu'en droit international privé, la loi applicable aux modes de preuve est la loi du for saisi ou la loi du lieu de conclusion de l'acte (Cass. civ. 3, 5 janvier 1999, n° 96-20135, M. Barbu Ollanescu c/ M. Culacov, publié N° Lexbase : A1358CGE), soit en l'espèce le Code civil.

Par ailleurs, la convention de prête-nom s'analyse comme une contre-lettre soumise aux dispositions de l'article 1321 du même code (N° Lexbase : L1432ABN), aux termes desquelles elle n'a d'effet qu'entre les parties et n'a point d'effet contre les tiers. La convention de prête-nom est, donc, inopposable à la RPC, tiers à cet acte dissimulé.

L'intention des associations d'acquérir pour leur propre compte n'est, en outre, pas démontrée par les attestations versées au débat, qui ne prouvent qu'un élément matériel : la remise de fonds par des personnes de la communauté chinoise de la Polynésie Française pour la création d'un consulat. En réalité, cette remise manifestait une intention libérale au profit de Taiwan, ce qui a d'ailleurs été retenu par les premiers juges.

D'autre part, et selon les propres écritures du Comité -qui s'est auto-déclaré représentant de la communauté chinoise-, celui-ci n'a été constitué, de manière informelle, que lors du départ du dernier Consul de Taiwan, soit en 1966. L'achat de la parcelle en 1946 n'a pu donc se faire pour son compte. En outre et jusqu'en juillet 1997, le Comité était dépourvu de personnalité juridique et n'était, jusqu'alors, qu'un rassemblement informel de personnes physiques. Une telle association de fait se confond avec la personne de ses adhérents et seuls ses membres peuvent agir collectivement pour revendiquer une propriété indivise entre eux. Le Comité n'avait, donc, pas la capacité juridique à revendiquer un droit réel.

Quant à l'argument relatif à l'usucapion, il faut se replacer dans le cadre de l'instance de 1978. A cette date, le Comité de sauvegarde ne pouvait prescrire, puisqu'il n'avait pas la personnalité juridique. Un groupement informel de personnes physiques ne peut à l'évidence acquérir par prescription un droit de propriété.

Au surplus, la prescription acquisitive exige pendant son délai une possession véritable réunissant les deux éléments que sont le corpus et l'animus. Le premier est l'élément objectif de la possession caractérisé par une maîtrise matérielle sur la chose, par son appréhension, par sa détention et par sa mainmise : des actes matériels doivent être effectués. S'ajoute l'élément intentionnel, l'animus, le possesseur devant se comporter comme le véritable titulaire du droit possédé. Or, le Comité n'a jamais exercé une possession sur le terrain litigieux avant 1978. Il n'a accompli aucun acte matériel sur le terrain.

A titre subsidiaire, il est invoqué l'hypothèse d'une donation de la parcelle effectuée par le Comité à Taiwan, qui l'aurait restituée par la suite. Mais, pour qu'il y ait donation, il faut d'abord que le donateur soit propriétaire du bien. Or, le Comité ne peut faire cette preuve qui va contre l'acte d'achat, par des témoignages, qui, en outre ne démontrent pas la donation. Enfin, rappelons que le Comité n'avait pas la personnalité morale et ne pouvait, donc, pas effectuer de donation.

Surtout, nous contestions la capacité de Taiwan à acquiescer en 1978 à l'action en revendication formée par le Comité et portant sur un terrain acheté, certes par le gouvernement nationaliste en 1946, mais au nom de la Chine qui n'est représentée, depuis 1964, dans l'ordre juridique interne, que par la RPC.

Lexbase : Comment ces arguments ont-ils été reçus par la deuxième Chambre civile ?

Rémi Barousse : Sur le point fondamental de savoir si un Etat, ou à défaut, un gouvernement, non reconnu par la France pouvait agir en justice, la Cour de cassation a préféré botter en touche ; elle a décidé que la RPC ne pouvait contester la capacité de Taiwan à se défendre, celle-ci ayant un intérêt à faire appel du jugement auquel elle était partie, dès lors que nous avions formé tierce-opposition à son encontre. D'une certaine façon, les juges semblent estimer qu'en formant cette tierce-opposition, nous reconnaissions la possibilité pour Taiwan d'agir en justice. Pourtant, nous n'avions d'autre option que d'agir pour faire valoir nos droits et notre souci a été, tout au long de la procédure, de dénier la qualité d'entité juridique à Taiwan, quand bien même nous avions à la prendre en compte, puisque les juges précédents avaient reconnu la recevabilité de ses actions.

Il n'existe aucune jurisprudence sur la recevabilité par une juridiction française d'une action en justice intentée par Taiwan. Au contraire, dans l'affaire dite "des frégates de Taiwan", la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par Taiwan contre l'arrêt de la Chambre de l'instruction ayant déclaré irrecevable sa constitution de partie civile (Cass. crim., 6 avril 2005, n° 04-82.598 N° Lexbase : A2879EZN).

L'enjeu est, ici, fondamental : accepter la possibilité pour Taiwan d'agir en justice c'est imposer sa reconnaissance de facto par un pays qui ne la reconnaît pas et ainsi mettre la France en contradiction avec sa politique d'une Chine unique.

La Cour de cassation a cassé l'arrêt de la cour d'appel sur un autre fondement. Elle a reproché aux juges d'avoir déclaré irrecevable la tierce opposition aux motifs que la RPC ne pouvait prétendre à aucun droit sur le terrain litigieux, au jour du prononcé du jugement ayant reconnu sa propriété au Comité de sauvegarde, alors que l'existence du droit invoqué par la RPC n'était pas une condition de recevabilité de la tierce opposition, mais de son succès.

Il appartiendra, donc, à la juridiction de renvoi de se prononcer sur la propriété de la parcelle litigieuse.

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