Réf. : Cass. soc., 1er juin 2010, n° 09-40.144, Société Safen c/ M. Mustafa Avci et 16 autres, FS-P+B (N° Lexbase : A2230EYA)
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
Résumé Est discriminatoire l'attribution par l'employeur d'une prime aux salariés selon qu'ils ont participé ou non à un mouvement de grève. |
I - L'abandon de la jurisprudence autorisant le versement de primes exceptionnelles de fin de conflit aux seuls non-grévistes
Le Code du travail protège, depuis 1950, les salariés qui exercent leur droit de grève en interdisant à l'employeur toute mesure discriminatoire à leur encontre, notamment en matière de rémunération, ce qui concerne le salaire, mais également ses accessoires, notamment les primes (1).
Pour qu'il y ait discrimination, encore faut-il que le motif du non-versement d'une prime soit pris de l'exercice du droit de grève (2). C'est la raison pour laquelle la jurisprudence permet à l'employeur de ne pas verser tout ou partie d'une prime à des salariés grévistes, à condition que le motif réside non pas dans l'exercice du droit de grève, mais dans l'absence de travail fourni (3), ce qui le contraint à pratiquer la même retenue à tous les salariés qui n'ont pas fourni de travail, quel qu'en soit le motif, à moins, bien entendu, que la loi n'assimile certaines absences à du travail effectif (4).
C'est dans ce cadre que la jurisprudence permettait à l'employeur de fonder le versement d'une prime spéciale réservée aux seuls non-grévistes pour compenser l'excès de travail fourni pendant le conflit, ces derniers ayant été à consentir un effort exceptionnel pour pallier l'absence des grévistes (5).
C'est cette solution classique qui se trouve ici remise en cause par cet arrêt en date du 1er juin 2010.
Dans cette affaire, dix-sept grévistes s'étaient plaints d'avoir été privés du bénéfice d'une prime exceptionnelle d'après-grève, versées par l'employeur aux seuls non-grévistes, d'un montant de 150 euros, et avaient réclamé, de surcroît, des dommages et intérêts en réparation du préjudice causé par l'absence de paiement ou le retard dans le paiement de cette prime.
Pour obtenir la cassation du jugement qui avait fait droit à ces demandes, l'employeur se rattachait à la jurisprudence qui autorisait, sous certaines conditions, le versement de primes exceptionnelles aux non-grévistes. Selon le demandeur, en effet, "le versement d'une prime exceptionnelle aux salariés ayant travaillé durant un conflit collectif est licite, lorsque cet avantage a pour objet de compenser une charge inhabituelle de travail ou la soumission à des sujétions particulières au cours de la période litigieuse", ce qui aurait été le cas en l'espèce.
Or, le pourvoi est nettement rejeté, la Cour affirmant "qu'est discriminatoire l'attribution par l'employeur d'une prime aux salariés selon qu'ils ont participé ou non à un mouvement de grève", et relevant "que le conseil de prud'hommes, qui a constaté que n'étaient exclus du paiement de la prime que les seuls salariés ayant participé à la grève, a, par ces seuls motifs, légalement justifié sa décision", la précision "par ces seuls motifs" indiquant clairement l'inutilité d'entrer dans une logique de justification tenant aux contraintes particulières ayant pesé sur les non-grévistes pendant le conflit.
Cette solution doit être pleinement approuvée.
II - Un revirement parfaitement justifié
En premier lieu, on relèvera que le Code du travail reconnaît aux non-grévistes des droits supplémentaires lorsqu'ils accomplissent des tâches exceptionnelles pendant le conflit, droits qui ne sont d'ailleurs pas spécifiques aux motifs de ces tâches mais qui relèvent du droit commun de la durée du travail ; il s'agit, pour l'essentiel, du régime des heures supplémentaires, qui tient compte de la réalisation d'heures accomplies au-delà de la durée normalement applicable dans l'entreprise et qui ouvre droit à des majorations de salaire et/ou à des repos compensateurs. Dans ces conditions, le versement d'une prime exceptionnelle, dont on sait qu'elle ne peut tenir lieu de paiement des heures supplémentaires (6), ne peut avoir logiquement pour cause que la "fidélité" des salariés à leur employeur pendant la durée du conflit, ce qui constitue précisément une discrimination fondée sur l'exercice du droit de grève.
En second lieu, la solution se justifie y compris au regard du régime des exceptions autorisées par la loi au principe de non-discrimination. On sait, en effet, que des différences de traitement fondées a priori sur un motif discriminatoire peuvent être "autorisées", pour reprendre les termes même de la loi n° 2008-496 du 27 mai 2008 (N° Lexbase : L8986H39) (7), "lorsqu'elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, et pour autant que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée".
Or, on peut valablement douter que la volonté de l'employeur réponde à ces critères, même si le contenu de cette clause dérogatoire générale est des plus incertains (8). Comme nous l'avons indiqué, l'objectif poursuivi par l'employeur apparaît autant de récompenser la fidélité des non-grévistes que de compenser les contraintes de la production pendant la grève, ce qui ne constitue d'évidence pas un objectif légitime, bien au contraire. Par ailleurs, le versement d'une prime postérieure au conflit ne répond pas non plus à une "exigence professionnelle essentielle et déterminante" qui renvoie plutôt à des nécessités impérieuses, comme celle de recruter des femmes pour tenir des rôles féminins au cinéma.
(1) C. trav., art. L. 2511-1 (N° Lexbase : L0237H9N). Dernièrement Cass. soc., 5 juillet 2005, n° 03-45.615, Société Iss Abilis France, FS-P+B (N° Lexbase : A8922DIB) ; Cass. soc., 8 avril 2009, n° 07-44.878, Société Mory Team, F-D (N° Lexbase : A1050EGY).
(2) Est illicite la prime versée aux salariés sous condition qu'ils n'exercent pas leur droit de grève pendant l'année à venir : TGI Dax, 15 avril 2008, n° 08/00064, Syndicat CFDT multidépartemental des transports routiers Aquitaine Atlantique c/ SAS GT Logistics.01 (N° Lexbase : A9410D7N) et nos obs., Le droit de grève n'est pas à vendre !, Lexbase Hebdo n° 304 du 15 mai 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N8986BEK).
(3) Dernièrement Cass. soc., 23 juin 2009, n° 07-42.677, Société Nutrea, FS-P+B (N° Lexbase : A4116EIB). Lire nos obs., Grève et retenues sur primes : nouvelles précisions, Lexbase Hebdo n° 358 du 9 juillet 2009 - édition sociale (N° Lexbase : N9888BKG) et les références citées.
(4) Précision apportée par Cass. soc., 23 juin 2009, n° 07-42.677, préc..
(5) Cass. soc., 8 janvier 1981, n° 79-41.253, Ancri c/ Société d'Etudes Réalisations Engineering Peeters Serep (N° Lexbase : A2166AAH). Dernièrement Cass. soc., 3 mars 2009, n° 07-44.676, Société Air France, F-D (N° Lexbase : A6345EDD), qui constatait que cette justification faisait, en l'espèce, défaut.
(6) Cass. soc., 27 juin 2000, n° 98-41.184, M. Fayolle c/ Société Transports Jean-Paul Paulet (N° Lexbase : A8769AHA), Dr. soc., 2000, p. 1020, et les obs. ; Cass. soc., 23 février 2005, n° 02-42.552, Société Eric c/ M. Philippe Guye, FS-P+B (N° Lexbase : A8592DGC), Dr. soc., 2005, p. 575, et les obs.
(7) Intitulé du chapitre 3 : "Différences de traitement autorisées". Sur cette loi, lire nos obs., La nouvelle approche des discriminations en droit du travail, Lexbase Hebdo n° 309 du 19 juin 2008 - édition sociale (N° Lexbase : N3609BGR).
(8) Lire K. Bertou, Différences de traitement : esquisse des "exigences professionnelles essentielles après la loi du 27 mai 2008, Dr. soc., 2009, p. 410.
Décision Cass. soc., 1er juin 2010, n° 09-40.144, Société Safen c/ M. Mustafa Avci et 16 autres, FS-P+B (N° Lexbase : A2230EYA) Rejet CPH Cholet, section commerce, 17 novembre 2008 Textes concernés : C. trav., article L. 2511-1 (N° Lexbase : L0237H9N) Mots clef : grève ; prime ; discrimination en raison de l'exercice du droit de grève Lien base : (N° Lexbase : E2583ETT) |
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