La lettre juridique n°399 du 17 juin 2010 : Éditorial

Non-discrimination au petit théâtre de l'absurde

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Non-discrimination au petit théâtre de l'absurde. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3210965-nondiscriminationaupetittheatredelabsurde
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


Il en va de certains concepts modernes de droit du travail comme des bons sentiments : parés des meilleures intentions, ils n'en pavent pas moins l'enfer quotidien des entreprises. Et, à la lecture de cet arrêt du 1er juin 2010, rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation, interdisant les primes attribuées aux seuls salariés non-grévistes, la lutte contre les discriminations en constitue, malheureusement, un exemple topique.

L'arrêt opère, ainsi, un revirement de jurisprudence, sacralisant, au rang de dogme, la non-discrimination, là où, hier encore, des exceptions pouvaient être autorisées par la loi, des différences de traitement fondées a priori sur un motif discriminatoire pouvant être "autorisées", "lorsqu'elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante, et pour autant que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée". Nombreux, sans doute, se féliciteront que l'on referme, ici, une brèche intolérable qui sanctionnait indirectement et implicitement l'exercice du droit de grève ; d'autres, sans doute plus pragmatiques, y verront, une nouvelle fois, la sanction de ces salariés non-grévistes qui, sans engranger les heures supplémentaires, auront mis les bouchées doubles pour assurer l'essence, voire l'existence, de leur entreprise afin de compenser, autant que faire ce peut, l'absence des salariés en lutte sociale, toute légitime soit elle. Car, à interdire toute "discrimination" dans l'octroi d'une prime exceptionnelle, on écarte de facto toute prime récompensant, ici, l'investissement exceptionnel des salariés non-grévistes. Aucun manichéisme ne doit, ici, faire montre d'arrogance, mais il est, objectivement, à constater, qu'avec ce revirement de jurisprudence et la sacralisation absolue (ou quasi telle) du principe de non-discrimination, on aboutit, de manière rampante, à la contradiction même du principe de non-discrimination, à la négation de l'existentialisme et de la responsabilité individuelle, dans le cadre d'un asservissement à la doxa -le droit de grève inconséquent-, dans un cadre moral qui n'a, en principe, pas le droit de cité dans la relation salariale.

Pour aller vite, et sans tomber dans un sophisme outrecuidant, disons que le principe de non-discrimination est l'héritier du principe de l'Egalité de droit, chère à notre Déclaration universelle et au fronton de nos bâtiments publics. Or, ce principe d'Egalité est, évidement, un principe des Lumières établi en réaction au déterminisme, pour ne pas dire à l'immobilisme, social de l'Ancien régime ; le carcan de la naissance et des privilèges y afférents était par trop intolérable dans une société qui se voulait entrer en religion de l'égalitarisme, après avoir porté de ces voeux les plus pieux la Liberté ; égalitarisme préfigurant, dès lors, l'existentialisme du XXème siècle. Et, l'on comprendra, alors, qu'il a quelque chose d'étrange à ce que l'être humain formant l'essence de sa vie par ses propres actions, ces actions ne lui étant pas prédéterminées par quelconques doctrines théologiques, philosophiques ou morales, on aboutisse, par le jeu de la non-discrimination en droit du travail, à une déresponsabilisation des salariés grévistes quant aux effets de leur exercice du droit de grève sur leur rémunération.

Un pas en avant, deux pas en arrière : que l'exercice du droit de grève assure le salarié en lutte social contre tout licenciement, chacun conviendra que la protection de ce droit nécessite une protection infaillible de l'emploi du salarié gréviste. On notera simplement que, jusqu'il y a peu, il semblait, également, parfaitement naturel à ce dernier qu'il ne fasse pas l'objet d'une retenue sur salaire pour travail non accompli, accords de "fin de grève" et option d'achat de la paix social dans l'entreprise obligent. On saluera, ici, l'application du principe de non-discrimination qui veut, désormais, que celui qui ne travaille pas n'obtienne pas une rémunération, contrairement à celui qui travaille. Si le droit de grève est constitutionnellement établi et protégé, le refus de faire grève et la liberté de travailler le sont tout autant : l'égalité salariale consiste, aussi, à ne pas traiter de manière identique deux comportements dissemblables. Alors, l'on s'étonnera que l'on ne puisse pas récompenser l'investissement exceptionnel des salariés non-grévistes, en l'espèce, dans le sauvetage de leur entreprise, en leur octroyant une malheureuse prime exceptionnelle de 150 euros -beaucoup moins inique, au demeurant, que les primes d'assiduité validées naguère par la Haute juridiction-.

Et, c'est là que nous en revenons à notre principe de responsabilité lié, intrinsèquement, à l'existentialisme, contraire à toute non-discrimination dogmatique. L'existentialisme considère chaque personne comme un être unique qui est maître de ses actes et de son destin, mais aussi des valeurs qu'il décide d'adopter et qu'il exprime, dans le cas présent, à travers l'exercice de son droit de grève. "L'existence précède l'essence" : aussi, selon la théorie sartrienne, nous surgissons, d'abord, dans le monde, puis nous existons et finalement nous nous définissons par nos actions dont nous sommes pleinement responsables. En cela, l'être vivant se distingue de l'objet manufacturé qui, lui, a été conçu pour une fin, et se définit plutôt par son essence. Et, l'existentialisme de condamner la mauvaise foi comme fuite devant la liberté de choix de tout homme gréviste ou non.

Et, l'absurde dans tout cela ? Et bien, l'absurde -du latin absurdus qui signifie "dissonant"- est ce qui est contraire à toute logique ou qui ne respecte pas les règles de la logique. L'absurde est ce qui produit un effet de non-sens, axiome de toute la littérature absurde chère à Camus, "auteur involontaire" de l'existentialisme. Et, cette nouvelle analyse du principe de non-discrimination, décrétée Quai de l'Horloge, peut nous paraître absurde, tant elle caractérise ce qui est dénué de tout sens préétabli : récompenser un investissement exceptionnel ici, ne pas récompenser l'absence d'investissement exceptionnel là. Source du pessimisme de Schopenhauer, le principe de non-discrimination devient absurde en ce qu'il marque, à travers cet arrêt du 1er juin dernier, une défiance dans le bon sens entrepreunarial, sanctionnant les salariés non-grévistes, en délégitimant l'octroi d'une prime, universalisant de facto la lutte sociale des seuls salariés grévistes qui ne peuvent, ainsi, subir aucune conséquence de bon sens, logique intrinsèquement, de leur non investissement professionnel à un moment donné. Il ne s'agissait pas, ici, de licencier ou de discriminer au regard de leurs carrières les salariés grévistes. "L'absurde, c'est la raison lucide qui constate ses limites" (Camus, Le Mythe de Sisyphe) : voilà pourquoi l'application du principe de non-discrimination absolue dans une affaire telle que soumise à la Chambre sociale peut nous paraître absurde.

Qu'on se le dise, le principe de non-discrimination fut érigé en réaction au préétabli (sexe, race, religion, physique, etc.), bref à l'essence, préférant mettre en valeur l'existence du salarié (sa formation, son investissement professionnel, ses compétences, etc.). Or, l'existence n'est pas sans conséquence individuelle : ici, l'absence de prime exceptionnelle. Mais, l'heure est bien au dogme anti-discriminatoire et "l'esprit, mis en présence de toute espèce de difficulté, peut trouver une issue idéale dans l'absurde", me rétorqueriez-vous à l'unisson d'André Breton dans l'Anthologie de l'humour noir.

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