La lettre juridique n°304 du 15 mai 2008 : Conflit collectif

[Jurisprudence] Le droit de grève n'est pas à vendre !

Réf. : TGI Dax, 15 avril 2008, n° 08/00064, Syndicat CFDT multidépartemental des transports routiers Aquitaine Atlantique c/ SAS GT Logistics.01 (N° Lexbase : A9410D7N)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010



L'affaire avait défrayé la chronique, lorsqu'un employeur avait très cyniquement proposé à ses salariés de ne plus faire grève moyennant le paiement d'une somme annuelle de 1 000 euros (I). L'ordonnance rendue par le Président du tribunal de grande instance de Dax le 15 avril 2008 devrait rassurer tous ceux qui s'inquiétaient que l'on puisse ainsi brader l'exercice d'un droit constitutionnel aussi fondamental que le droit de grève (II), même si, par certains aspects, elle n'échappe pas à la critique (III).
Résumé


Le fait de créer et de remettre une avance permanente, et de poser comme condition à son maintien le renoncement à toute absence et, notamment, toute action de grève ou débrayage futurs, sans aucune limitation dans le temps autre que celle de la durée du contrat de travail du salarié dans l'entreprise, constitue une atteinte manifeste au droit de grève des personnels ayant signé le document et perçu, dès le 12 février 2008, la somme de 1 000 euros.

I - La prime de la discorde


  • L'affaire


Désireuse de sortir d'un conflit qui paralysait l'entreprise, la direction de l'entreprise GT Logistic, sous-traitant de la société Turboméca, pour le compte de laquelle elle assure la logistique, avait proposé aux salariés de l'entreprise le paiement d'une somme de 1 000 euros, qualifiée d'"avance permanente", dans le cadre d'un accord individuel aux termes duquel chaque salarié s'engageait à garantir la "permanence" de ses prestations. Devant le tollé provoqué par la publicité faite à cette mesure, la direction de l'entreprise devait, quelques jours plus tard, préciser qu'il ne s'agissait que de verser aux salariés une avance sur prime d'assiduité, ouverte à tous les salarié et soumise à une simple condition résolutoire.

Considérant que cette initiative constituait une violation manifeste du droit de grève, le syndicat multidépartemental des transports routiers Aquitaine Atlantique avait assigné en référé l'entreprise afin que soit annulée la mesure.


  • La solution adoptée


Faisant droit au syndicat demandeur, le Président du tribunal de grande instance de Dax, dans une ordonnance rendue le 15 avril 2008, a considéré que l'avance litigieuse constituait un trouble manifestement illicite qu'il convenait de faire immédiatement cesser en ordonnant son annulation. En outre, il énonce qu'il convenait de renvoyer les salariés et l'employeur à négocier "les conditions dans lesquelles cette avance pourra se conjuguer avec les mesures prises au titre de la prime d'assiduité créée par la note du 10 mars 2008", et le condamnant à verser à la CFDT la somme de 4 000 euros, sans préjudice de  1 200 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L2976ADL).

Cette solution doit être pleinement approuvée, même si, sur certains aspects, elle mérite quelques explications complémentaires, voire quelques critiques.


II - Une solution justifiée


  • Le régime légal du droit de grève


L'article L. 521-1 du Code du travail (N° Lexbase : L5336ACM, art. L. 2511-1, recod. N° Lexbase : L1078HX9), qui dispose que "l'exercice du droit de grève ne peut justifier la rupture du contrat de travail, sauf faute lourde imputable au salarié", précise que "son exercice ne peut donner lieu à aucune mesure discriminatoire telle que mentionnée à l'article L. 122-45, alinéa 2 (N° Lexbase : L3114HI8, art. L. 1132-2, recod. N° Lexbase : L9687HWP), notamment, en matière de rémunérations et d'avantages sociaux" et que "tout licenciement prononcé en absence de faute lourde est nul de plein droit".


  • Grève et rémunération


L'exercice régulier du droit de grève entraîne normalement la suspension du droit à rémunération. Pour que la privation du droit à rémunération n'apparaisse pas comme discriminatoire, et pour s'en tenir aux règles applicables dans le secteur privé (1), les retenues doivent être proportionnelles à la durée de l'arrêt de travail (2) ; à défaut, ces retenues heurteraient, non seulement, les dispositions de l'article L. 2511-1 du Code du travail, mais également celles de l'article L. 1331-2 qui interdit les sanctions pécuniaires.

Cette exigence, qui vaut pour le salaire, s'applique, également, aux différentes primes mises en place dans l'entreprise (3). L'employeur peut donc valablement considérer l'absence du salarié gréviste comme justifiant le non-versement de la prime, mais à la condition d'appliquer la même mesure à tous les salariés absents, sans opérer des distinctions selon la cause de cette absence (4).

Les primes versées à l'occasion du conflit sont généralement éminemment suspectes car elles visent à récompenser les non-grévistes ; elles seront donc annulées si elles leur sont réservées, ou si les non-grévistes bénéficient de montants majorés (5).


  • Qualification de la somme litigieuse


Dans sa version initiale, c'est-à-dire telle que proposée aux salariés en cours de conflit, la somme de 1 000 euros était présentée comme une "avance permanente" remboursable intégralement en cas de manquement à l'engagement de "permanence de sa prestation".

La qualification adoptée par la direction de l'entreprise était astucieuse. Il s'agissait, en effet, de prévoir une avance sur prime d'assiduité, assortie d'une condition résolutoire en cas de non-respect de l'engagement de permanence.

En apparence, cette "avance" pouvait sembler licite. Il n'est, en effet, pas interdit à l'employeur de traiter les absences des salariés pour fait de grève comme des absences ordinaires, pour en tirer les conséquences financières qui s'imposent, dès lors qu'il ne réserve pas aux absences pour exercice du droit de grève un traitement particulier. Il n'est pas, non plus, interdit de subordonner le bénéfice d'une prime à une condition de présence dans l'entreprise, à une date donnée, ou même au respect d'une obligation d'assiduité, dès lors que la privation de cette prime n'abaisse pas le salaire en deçà des minima légaux ou conventionnels ; on sait, d'ailleurs, que le droit au paiement prorata temporis du temps de présence dans l'entreprise, en cas de non-réalisation de la condition de présence, n'est pas de droit, à défaut d'avoir été stipulé dans l'accord ayant mis en place la prime (6). Dans ces conditions, l'opération mise en place pouvait sembler licite, sous ces réserves.

L'examen des circonstances de fait montrait, toutefois, que la véritable cause du versement de cette avance résidait dans la volonté d'inciter les salariés à cesser la grève et, pour l'avenir, à y renoncer. Or, on sait, notamment, grâce à l'article 1132 du Code civil (N° Lexbase : L1232ABA), qu'il convient de rechercher la cause d'une obligation, non pas uniquement dans la lettre de celle-ci, mais, au-delà, dans l'intention des parties.

C'est pour cette raison que le juge des référés pouvait, compte tenu des circonstances et du caractère machiavélique du régime mis en place, ordonner que cessent les effets de la mesure.


  • L'interdiction de renoncer par avance au droit de grève


La grève constitue un droit constitutionnel et, à ce titre, nécessairement d'ordre public absolu. Le salarié ne peut donc pas y renoncer et les atteintes qui pourraient y être portées ne sont jamais susceptibles de confirmation ultérieure (7). C'est aussi pour cette raison que la mesure litigieuse apparaissait comme manifestement illicite dans la mesure où, en contrepartie du versement de la somme de 1 000 euros, les salariés s'engageaient, en réalité, à renoncer à l'exercice du droit de grève. Certes, telle qu'elle semblait formulée, l'avance semblait neutre, puisque l'engagement de permanence de la prestation ne visait pas expressément l'exercice du droit de grève. Mais, c'est précisément parce que cette hypothèse n'était pas exclue que cette avance présentait un caractère illicite, puisqu'elle englobait, également, l'exercice du droit de grève. L'avance méritait, d'ailleurs, certainement d'être, aussi, déclarée illicite en ce qu'elle incitait les salariés à ne pas prendre de congé maladie, contrariant, ici, un autre droit fondamental, celui à la santé.


III - Quelques éléments discutables


  • La qualification douteuse de l'obligation de remboursement, sanction pécuniaire prohibée


Le Président du tribunal de grande instance de Dax a, également, considéré que l'obligation de remboursement de l'intégralité de l'avance de 1 000 euros constituait une sanction pécuniaire prohibée, caractérisant, ainsi, également, le caractère manifestement illicite de la mesure.

Pareille qualification n'est pas évidente. Dans la mesure où l'assiduité du salarié constitue la condition du bénéfice de la prime (8), que les sommes à restituer n'excèdent pas le montant de ce qui a été versé et que la Cour de cassation valide le système du tout ou rien, s'agissant des primes versées au salarié présent dans l'effectif au moment où la prime vient à échéance, il ne semblait s'agir ni d'une clause pénale, au sens civil du terme, ni d'une sanction pécuniaire au sens du droit du travail, dans la mesure où le remboursement était proportionné au versement.


  • Le choix inadéquat de la nullité


Même si, comme le relève justement l'ordonnance, le juge des référés est en droit de prendre toutes les mesures de nature à faire cesser le trouble manifestement illicite qu'il constate, ses pouvoirs ne vont pas jusqu'à lui permettre de se mêler du fond du droit et d'annuler un acte juridique (9). La seule mesure qu'il puisse prendre est donc de suspendre la mesure, dans l'attente de la décision au fond. En toute hypothèse, et dans la mesure où l'ordonnance de référé n'est pas revêtue, au principal, de l'autorité de la chose jugée (10), le juge conservera au fond toute sa liberté, même si l'on peut gager qu'il annulera, cette fois-ci définitivement, la prime litigieuse.



(1) Pour les règles applicables dans les services publics, lire nos obs. La grève et ses conséquences financières dans la fonction publique, Lexbase Hebdo n° 85 du 11 septembre 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N8683AAT).
(2) Cass. soc., 4 février 1988, n° 84-45.303, SA Sotra Causse Walon et compagnie c/ Simon (N° Lexbase : A1517ABS) : "la retenue sur salaire par heure de grève d'un salarié mensualisé doit être égale au quotient du salaire par le nombre d'heures de travail dans l'entreprise pour le mois considéré".
(3) Ainsi, pour une prime d'ancienneté : Cass. soc., 12 mai 1980, n° 79-40.306, Kocurek c/ Ets Decaux (N° Lexbase : A1625ABS) : "les juges du fond, après avoir relevé qu'aucun salaire n'est dû pendant la suspension de l'exécution du contrat du fait de la grève, et que les retenues sur le salaire doivent être proportionnelles a la durée de la grève, ont a bon droit reconnu la légitimité de la réduction de la prime opérée par l'employeur, qui ne pouvait donc constituer une atteinte au droit de grève". Pour une prime d'assiduité : Cass. soc., 8 janvier 1987, n° 84-40.537, Société anonyme Dickson Constant c/ M. Ajdi et autres (N° Lexbase : A6209AA9) ; Cass. soc., 15 février 2006, n° 04-45.738, Société Lamy Lutti c/ Mme Yamina Achi, FS-P+B (N° Lexbase : A9875DMP), v. nos obs., La grève pour les retraites est licite et ne peut donner lieu à aucune sanction déguisée, Lexbase Hebdo n° 203 du 23 février 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N4878AKU). Pour une prime de fin d'année : Cass. soc., 26 février 1981, n° 79-14.450, publié. Pour une prime de travail posté : Cass. soc., 7 décembre 1995, n° 92-41.495, M. Bernard Jacqueson, M. René Montagner, M. Bernard Claus, M. Jean-Louis Chaumeil c/ Société Manufacture française des pneumatiques Michelin, inédit (N° Lexbase : A4501CPE).
(4) Cass. soc., 2 octobre 1982, n° 80-41.211, Société Gérard Fortier c/ Dame Salvaux, dame Deneuville, dame Demangeaux (N° Lexbase : A7487AGE) ; Cass. soc., 10 décembre 2002, n° 00-44.733, Caisse régionale crédit agricole mutuel Anjou Mayenne c/ M. Marcel Guignard, FS-P+B (N° Lexbase : A4135A4W), v. nos obs., Grève et non-paiement de la rémunération du gréviste la délicate frontière entre exception d'inexécution et discrimination prohibée, Lexbase Hebdo n° 53 du 9 janvier 2003 - édition sociale (N° Lexbase : N5343AA7).
(5) Cass. soc., 2 mars 1994, n° 92-41.134, Société Nozal c/ M. Bazier et autres, publié (N° Lexbase : A1961AAU).
(6) Ass. plén., 5 mars 1993, n° 89-43.464, Société Constructions mécaniques Louis Martin et autre c/ ASSEDIC de la Région lyonnaise et autres (N° Lexbase : A5405AYT), D., 1993, p. 245, concl. M. Jéol ; JCP éd. E, 1994, II, 531, note G. Pignarre ; Dr. ouvrier, 1993, p. 195, note Rochois.
(7) C'est ce constate le jugement lorsqu'il précise que la note de service du 10 mars 2008 "ne saurait être suffisante pour régulariser" le document signé le 12 février 2008.
(8) Pareille condition est habituellement suspensive, lorsque la prime est versée en fin d'année au vu de l'assiduité passée du salarié, mais elle était ici résolutoire compte tenu du caractère anticipé de son versement.
(9) En ce sens J. Héron, Droit judiciaire privé, Domat droit privé, 3ème éd., 2006, par Th. Le Bars, n° 386.
(10) C. proc. civ., art. 488 (N° Lexbase : L2728ADE).


Décision

TGI Dax, 15 avril 2008, n° 08/00064, Syndicat CFDT multidépartemental des transports routiers Aquitaine Atlantique c/ SAS GT Logistics.01 (N° Lexbase : A9410D7N)

Textes visés : C. trav., art. L. 521-1 (N° Lexbase : L5336ACM, art. L. 2511-1, recod. N° Lexbase : L1078HX9) ; et art. L. 122-45, al. 2 (N° Lexbase : L3114HI8, art. L. 1132-2, recod. N° Lexbase : L9687HWP)

Mots-clefs : droit de grève ; violation manifeste ; paiement d'une avance de 1 000 euros aux salariés pour garantir la "permanence" de leurs prestations ; trouble manifestement illicite

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