La lettre juridique n°297 du 20 mars 2008 : Contrats et obligations

[Jurisprudence] Retour sur les conditions de mise en oeuvre de l'action de in rem verso (à propos de l'absence de cause)

Réf. : Cass. civ. 3ème, 27 février 2008, n° 07-10.222, Mme Nadine Daudet, veuve Morisseau, FS-P+B (N° Lexbase : A1764D7H)

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par David Bakouche, Professeur agrégé des Facultés de droit

le 07 Octobre 2010

Après avoir admis l'enrichissement sans cause de façon occulte sous couvert de la gestion d'affaires, par un important arrêt "Boudier" de la Chambre des requêtes du 15 juin 1892, la Cour de cassation en a fait un principe autonome en accordant, de manière générale, à l'appauvri une action de in rem verso "qui dérive du principe d'équité qui défend de s'enrichir au détriment d'autrui" (1). Et l'on a, alors, traditionnellement enseigné que l'enrichissement sans cause supposait la réunion d'un élément positif d'ordre économique -un mouvement de valeur d'un patrimoine à l'autre- et d'un élément négatif, d'ordre juridique -l'absence de cause de ce mouvement. La jurisprudence a, cependant, par la suite, cherché à moraliser l'institution, l'attitude de l'appauvri pouvant être prise en compte pour lui refuser le bénéfice de l'action de in rem verso. La théorie de l'enrichissement sans cause ne serait donc pas, comme on a parfois pu le dire, purement objective (2), mais présenterait, au contraire, une dimension subjective (3). Encore faut-il sans doute distinguer entre les fautes de l'appauvri. Assez récemment encore, à la question de savoir si le banquier, qui commet une faute l'ayant appauvri, peut, ou non, se retourner contre celui qu'elle a enrichi, la Cour de cassation a jugé que "le fait d'avoir commis une imprudence ou une négligence ne prive pas de son recours fondé sur l'enrichissement sans cause celui qui, en s'appauvrissant, a enrichi autrui", pour en déduire que l'action demeure recevable "quand la seule faute commise par la banque était la perte du chèque, laquelle, en dépit de sa découverte tardive, ne constituait pas une faute lourde au regard de l'enrichissement sans cause" (4). C'est dire que la mise en oeuvre du principe, dégagé par la jurisprudence à partir des textes spéciaux du Code civil, selon lequel "nul ne peut s'enrichir injustement aux dépens d'autrui", continue de faire l'objet d'un important contentieux (5). Un arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation en date du 27 février dernier, à paraître au Bulletin, confirme à nouveau les difficultés suscitées par la mise en oeuvre de l'action de in rem verso.

En l'espèce, par acte notarié, des époux avaient vendu une maison à usage d'habitation. L'acte mentionnait que le paiement du prix avait eu lieu "à concurrence de 100 000 francs [15 245 euros] en dehors de la compatibilité du notaire dont quittance". Invoquant l'existence d'un montage destiné à régler leurs difficultés financières et d'une convention aux termes de laquelle, en contrepartie de leur engagement de rembourser le prêt souscrit par l'acquéreur pour l'acquisition de la maison et de payer les frais afférents à la vente, il se serait engagé à revendre aux vendeurs l'immeuble, ceux-ci ont assigné l'ayant droit de l'acquéreur, décédé accidentellement depuis, en paiement du solde du prix et des frais et commissions. La Cour de cassation censure les juges du fond d'avoir condamné l'ayant droit à payer le solde du prix alors que, "si la quittance d'une somme payée en dehors de la compatibilité du notaire ne fait foi que jusqu'à preuve contraire, celle-ci ne peut être rapportée que dans les conditions prévues par les articles 1341 (N° Lexbase : L1451ABD) et suivants du Code civil", ce qui n'était pas, ici, le cas.

Plus délicate était la question posée par le second moyen. Pour condamner l'ayant droit à rembourser aux époux vendeurs une somme correspondant aux frais et commissions payés par ceux-ci lors de la vente, les juges avaient retenu qu'ils avaient un intérêt légitime à agir sur le fondement de l'action de in rem verso, faute d'autres actions, leur appauvrissement ne trouvant pas sa source dans leur propre volonté mais dans le fait qu'ils n'ont pu racheter leur maison comme convenu avec l'acquéreur avant son décès brutal, sa veuve ayant finalement entendu bénéficier de la donation faite à son profit de l'universalité des biens composant sa succession qui avait fait d'elle la propriétaire de cet immeuble. Sans grande surprise, compte tenu de la teneur des solutions du droit positif en la matière, la Cour de cassation casse l'arrêt rendu par la cour d'appel d'Orléans, sous le visa de l'article 1371 du Code civil (N° Lexbase : L1477ABC) et des principes régissant l'enrichissement sans cause : "en statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que l'appauvrissement des époux [vendeurs] et l'enrichissement corrélatif de [l'ayant droit de l'acquéreur] trouvaient leur source dans les conventions conclues avec l'acquéreur, la cour d'appel a violé les textes susvisés".

La solution est parfaitement conforme à l'idée, aujourd'hui acquise, selon laquelle la mise en oeuvre de l'action de in rem verso suppose l'existence d'un élément juridique (à côté de l'élément économique qui consiste, lui, dans l'enrichissement au détriment d'autrui), en l'occurrence l'absence de cause. Seul un enrichissement sans cause peut permettre à l'appauvri d'obtenir de l'enrichi une indemnisation. Or, en l'état du droit positif, un enrichissement est considéré comme étant sans cause lorsqu'il n'existe aucun mécanisme juridique, aucun titre juridique, qu'il soit légal, conventionnel ou judiciaire, qui puisse justifier le flux de valeurs du patrimoine de l'appauvri à celui de l'enrichi. Ainsi, par exemple, est-il jugé que lorsque le déplacement de valeur s'est réalisé en vertu d'un contrat valable conclu entre les parties, l'action de in rem verso ne peut être mise en oeuvre, quand bien même le contrat serait inéquitable. La Cour de cassation affirme, en effet, qu'"il n'y a pas enrichissement sans cause [...] lorsque l'enrichissement réalisé par une personne a sa justification dans un acte juridique, et spécialement lorsqu'il résulte de l'exécution d'un contrat légalement formé entre la personne appauvrie et la personne bénéficiaire de l'enrichissement" (6). Admettre le contraire conduirait à contourner le refus de principe de sanction de la lésion (C. civ., art. 1118 N° Lexbase : L1206ABB).


(1) Cass. req., 15 juin 1892, Grands arrêts de la jurisprudence civile, 11ème éd., n° 227.
(2) En ce sens, J. Carbonnier, Droit civil, T. 4, Thémis, n° 307.
(3) Voir J. Djoudi, La faute de l'appauvri : un pas de plus vers une subjectivisation de l'enrichissement sans cause, D., 2000, Chr., p. 609.
(4) Cass. civ. 1, 19 décembre 2006, n° 04-17.664, Crédit lyonnais, FS-P+B (N° Lexbase : A0819DTI), et les obs. de R. Routier, Enrichissement sans cause : toutes les fautes ne privent pas l'appauvri fautif de sa possibilité d'agir, Lexbase Hebdo n° 248 du 15 février 2007 - édition privée générale (N° Lexbase : N0295BA8).
(5) Voir not., sur l'exigence de subsidiarité en la matière, P. Drakidis, La "subsidiarité", caractère spécifique et international de l'action d'enrichissement sans cause, RTDCiv., 1961, p. 577 et s. ; adde Cass. civ. 3, 4 décembre 2002, n° 01-03.907, FS-P+B (N° Lexbase : A1891A4S) ; Cass. civ. 1, 14 janvier 2003, n° 01-01.304, F-P (N° Lexbase : A6835A4W) ; Cass. civ. 1, 26 septembre 2007, n° 06-14.422, Mme Odyle Tapie-Debat, épouse Castetbieilh, F-P+B (N° Lexbase : A5818DY7).
(6) Cass. civ., 21 février 1944, DA, 1944, p. 58 ; Cass. civ., 17 mai 1944, S., 1944, 1, 132 ; Cass. com., 18 janvier 1994, n° 91-22.237, Société de location d'équipement informatique c/ Société Unimat et autre (N° Lexbase : A6656AB7), Bull. civ. IV, n° 27 ; Cass. com., 29 mars 1994, n° 92-12.780, Mme Tosser c/ Caisse d'épargne et de prévoyance de La Flèche et autres (N° Lexbase : A6852ABE), Bull. civ. IV, n° 128 ; adde, jugeant que l'enrichissement a une cause légitime quand il trouve sa source dans un acte juridique, même passé entre l'enrichi et un tiers : Cass. civ. 3, 28 mai 1986, n° 85-10.367, Société à responsabilité limitée Entreprise Desjoyaux et Compagnie c/ Société à responsabilité limitée Le Vallon du Soleil (N° Lexbase : A5025AAD), Bull. civ. III, n° 83.

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