Réf. : Cass. soc., 5 mars 2008, n° 06-45.888, Société Snecma c/ Syndicat CGT Snecma Gennevilliers, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3292D73)
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
Résumé
Dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation des éléments de preuve qui lui étaient soumis et sans dénaturation, la cour d'appel a constaté que la nouvelle organisation mise en place par l'employeur, en février 2005, réduisait le nombre des salariés assurant le service de jour et entraînait l'isolement du technicien chargé d'assurer seul la surveillance et la maintenance de jour, en début de service et en fin de journée, ainsi que pendant la période estivale et à l'occasion des interventions, cet isolement augmentant les risques liés au travail dans la centrale, et que le dispositif d'assistance mis en place était insuffisant pour garantir la sécurité des salariés. Elle a pu en déduire, sans modifier l'objet du litige, que cette organisation était de nature à compromettre la santé et la sécurité des travailleurs concernés et que sa mise en oeuvre devait en être suspendue. |
Commentaire
1. Nouvelle application de l'obligation de sécurité de résultat du chef d'entreprise
La Cour de cassation a décidé de consacrer, depuis 2002, l'existence d'une obligation de sécurité de résultat à la charge de l'employeur (1).
Initialement destinée à justifier la redéfinition de la faute inexcusable dans le cadre de l'indemnisation des victimes d'accidents du travail (2) et de maladies professionnelles, cette obligation de sécurité de résultat a, par la suite, subi une triple évolution.
Cette obligation s'est, tout d'abord, étendue en dehors du régime d'indemnisation des victimes de dommages d'origine professionnelle pour atteindre d'autres aspects de la santé ou de la sécurité au travail, qu'il s'agisse de l'obligation d'assurer au salarié la visite médicale de reprise à l'issue d'un congé pour maladie ou accident (3), de tenir compte de l'avis du médecin du travail dans le reclassement d'un salarié inapte (4), d'assurer le respect dans l'entreprise de la législation anti-tabac (5) ou des dispositions du Code du travail relative au harcèlement moral (6).
L'obligation de sécurité s'est, ensuite, détachée de ses amarres contractuelles pour acquérir son autonomie et ne plus être fondée que sur les seules dispositions du Code du travail, interprétées à la lumière du droit communautaire (7).
Enfin, l'obligation de sécurité a fondé de nouvelles obligations pour l'employeur, comme celle de répondre des dommages consécutifs à des faits de harcèlement commis par les salariés de l'entreprise sur des collègues de travail (8).
C'est ce triple mouvement qu'illustre ce nouvel arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 5 mars 2008.
Cette affaire opposait le syndicat CGT de la Snecma et le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) au chef d'entreprise.
Ce dernier, qui exploitait, à Gennevilliers, un établissement comportant des unités assurant la fabrication de pièces de moteurs d'avions, ainsi qu'un "centre énergie", classé "Seveso", chargé de produire et de distribuer en permanence l'énergie et les fluides nécessaires à cette activité, envisageait de mettre en place, dans le centre énergie, une nouvelle organisation du travail de maintenance et de surveillance effectué par équipes et sans interruption. La Snecma avait informé et consulté le CHSCT, qui avait décidé de désigner un expert avant d'émettre, au vu de son rapport, un avis négatif, suivi en ce sens par le comité d'établissement.
Trois mois plus tard, l'employeur informait le personnel de l'application prochaine de la nouvelle organisation du travail dans le centre énergie, suivant des modalités précisées dans une note de service.
Le syndicat CGT Snecma avait, alors, saisi le tribunal de grande instance pour que cette note soit annulée et qu'il soit fait défense à l'employeur de mettre en application les dispositions qu'elle prévoyait.
Le syndicat ayant obtenu gain de cause devant les juridictions du fond, l'entreprise tentait d'obtenir la cassation de l'arrêt d'appel, au terme d'un pourvoi fortement motivé. Le demandeur faisait, notamment, valoir "que, sauf disposition légale contraire, l'employeur décide seul de l'organisation du travail dans le cadre de son pouvoir de direction ; le juge saisi à titre préventif ne peut s'ingérer dans l'exercice de ce pouvoir, sauf lorsque l'organisation adoptée enfreint une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ; qu'en annulant la note du 21 février 2005 au prétexte que les modalités d'organisation du travail au sein de la centrale qu'elle prévoyait comportaient globalement une aggravation des contraintes imposées aux salariés concernés de nature à compromettre leur santé et leur sécurité sur le site, en contravention avec les dispositions de l'article L. 230-2 du Code du travail(N° Lexbase : L8438HNT) et celles plus générales de l'article L. 120-2 du même code ([LX=L5441ACI]), sans constater qu'elle méconnaissait une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, la cour d'appel a violé les textes précités, ensemble le principe fondamental de la liberté d'entreprendre". Et il reprochait aux juges du fond d'avoir, à la fois, dénaturé les différents documents présents au dossier et mal apprécié la situation de danger qui avait justifié la décision intervenue.
Ces arguments n'ont pas convaincu la Cour de cassation qui rejette le pourvoi. Après avoir réaffirmé le principe selon lequel "l'employeur est tenu, à l'égard de son personnel, d'une obligation de sécurité de résultat qui lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs", la Haute juridiction en tire comme conséquence "qu'il lui est interdit, dans l'exercice de son pouvoir de direction, de prendre des mesures qui auraient pour objet, ou pour effet, de compromettre la santé et la sécurité des salariés", avant de constater que, "dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation des éléments de preuve qui lui étaient soumis et sans dénaturation, la cour d'appel a constaté que la nouvelle organisation mise en place par l'employeur en février 2005 réduisait le nombre des salariés assurant le service de jour et entraînait l'isolement du technicien chargé d'assurer seul la surveillance et la maintenance de jour, en début de service et en fin de journée, ainsi que pendant la période estivale et à l'occasion des interventions, cet isolement augmentant les risques liés au travail dans la centrale, et que le dispositif d'assistance mis en place était insuffisant pour garantir la sécurité des salariés ; qu'elle a pu en déduire, sans modifier l'objet du litige et abstraction faite des motifs surabondants critiqués par les sixième, neuvième et douzième branches du moyen, que cette organisation était de nature à compromettre la santé et la sécurité des travailleurs concernés et que sa mise en oeuvre devait en conséquence être suspendue".
Cette décision est intéressante à plus d'un titre.
En premier lieu, elle confirme l'autonomisation de l'obligation de sécurité du chef d'entreprise qui s'est détachée de l'article 1147 du Code civil (N° Lexbase : L1248ABT) pour trouver ses racines uniquement dans les dispositions du Code du travail, en l'occurrence de l'article L. 230-2.
Mais, surtout, la solution innove doublement en affirmant que l'obligation de sécurité de résultat "lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs", et qu'en cas de manquement, le juge peut s'opposer à la mise en oeuvre de dispositions contraires.
2. L'emprise du juge sur la sécurité dans l'entreprise
Ce n'est pas, à proprement parler, la première fois que la Chambre sociale de la Cour de cassation fait référence à l'obligation faite à l'employeur de "prendre les mesures nécessaires" pour préserver la santé et la sécurité du salarié ; cette référence figure, en effet, dans les arrêts relatifs à la faute inexcusable de l'employeur rendus depuis 2002 (9). Depuis 2006, cette obligation fonde même, avec les dispositions propres du Code du travail (10), l'obligation de "prévention des risques professionnels liés au harcèlement moral" (11).
La Cour de cassation a donné, dans le cadre de l'application du régime d'indemnisation des victimes d'accidents du travail et de maladies professionnelles, quelques exemples d'entreprises qui ont adopté des "mesures nécessaires à la prévention des risques professionnels" et qui, pour cette raison, ont échappé à la reconnaissance d'une faute inexcusable, qu'il s'agisse d'avoir assuré la formation et l'information des salariés exposés à des risques connus (12) ou d'avoir interdit l'accès du personnel à des zones de particulière exposition aux risques dans l'entreprise (13).
C'est, toutefois, la première fois, à notre connaissance, que la Cour de cassation est amenée à statuer en amont de la réalisation d'un risque professionnel, c'est-à-dire dans la phase de prévention proprement dite, et pour admettre que les juges du fond puissent faire interdiction à l'employeur de mettre en oeuvre un dispositif exposant les salariés à des risques professionnels, après avoir souverainement analysé la situation de danger qui en résulterait. Il ne s'agit donc plus, ici, d'engager la responsabilité de l'employeur pour n'avoir pas pris les mesures nécessaires, sanctionnant une faute d'abstention, mais bien de s'opposer à des mesures positives qu'il a adoptées et qui seraient contraires à son obligation de sécurité.
Le moins que l'on puisse dire est que la solution est particulièrement audacieuse. Jusqu'à présent, la Cour de cassation répugnait à s'immiscer dans le pouvoir de gestion du chef d'entreprise, qu'il s'agisse de déterminer les meilleures solutions de reclassement pour les salariés licenciés pour un motif économique (14), ou le meilleur emplacement pour placer les pointeuses au sein de l'entreprise (15), cette dernière solution se fondant sur le "principe fondamental de la liberté d'entreprendre", invoqué, dans le pourvoi, par le demandeur pour obtenir la cassation de l'arrêt.
C'est, toutefois, grâce au soutien de l'article L. 120-2 du Code du travail que les juges parviennent, aujourd'hui, à justifier l'intrusion judiciaire dans le pouvoir de direction du chef d'entreprise, dès que ce dernier porte atteinte aux droits et libertés des salariés. Ainsi, l'employeur ne peut prétendre déplacer unilatéralement le local d'un syndicat dès lors qu'il accroît les contraintes d'accès des salariés sans justifier que cette atteinte à la liberté syndicale serait nécessaire et proportionnée (16).
Reste à s'interroger sur la valeur de la décision.
On ne sait pas, à la lecture de la décision, si la saisine du juge des référés se fondait sur la nécessité de prévenir un dommage imminent ou sur celle de faire cesser un trouble manifestement illicite. Il semble, ici, que la demande devait certainement avoir été présentée pour prévenir un dommage imminent, mais le débat ne portait pas sur ce point.
Force est de constater que cette décision, qui confère aux juges du fond le pouvoir de bloquer tout initiative patronale contraire aux impératifs de santé et de sécurité dans l'entreprise, est de nature à assurer l'effectivité de l'obligation faite à l'employeur de garantir le respect de cette obligation de sécurité, et ce, conformément aux dispositions communautaires applicables (17). Elle permet au juge d'intervenir en amont de la réalisation du risque et privilégie, ainsi, la logique de prévention des risques, sur une logique de pure sanction, ce dont on ne peut que se réjouir.
La solution donne, également, aux représentants du personnel un moyen d'action très efficace, grâce au relais judiciaire, singulièrement lorsque le juge des référés est saisi et ordonne la suspension des mesures envisagées par le chef d'entreprise, dans l'attente d'une décision à rendre sur le fond. Ne disposant pas du pouvoir de s'opposer à la mise en oeuvre de décisions du chef d'entreprise qui porteraient atteinte à son obligation de sécurité, à l'instar d'un inspecteur du travail arrêtant un chantier, mais simplement de rendre des avis, les syndicats de l'entreprise, défendant les intérêts généraux de la profession, peuvent saisir le juge des référés pour tenter de le convaincre de suspendre les mesures qui menaceraient la santé ou la sécurité des salariés dans l'entreprise (18).
Si le renforcement du volet "préventif" de l'obligation de sécurité qui pèse sur le chef d'entreprise ne peut qu'être approuvé, il faut espérer que les juges sauront faire usage de ce pouvoir avec parcimonie pour ne s'opposer qu'à des mesures qui, manifestement, exposent les salariés à des risques avérés, et ce, afin que les entreprises ne se transforment pas (un peu plus) en champ de bataille.
Décision
Cass. soc., 5 mars 2008, n° 06-45.888, Société Snecma c/ Syndicat CGT Snecma Gennevilliers, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3292D73) Rejet (CA Versailles,1ère ch., sect. 1, 14 septembre 2006) Textes concernés : C. trav., art. L. 230-2 (N° Lexbase : L8438HNT) et L. 120-2 (N° Lexbase : L5441ACI) Mots clef : chef d'entreprise ; obligation de sécurité de résultat ; mesure portant atteinte à la sécurité ; juge des référés ; suspension. Liens base : |
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