La lettre juridique n°273 du 20 septembre 2007 : Urbanisme

[Doctrine] L'usage de la notion de marché pertinent en contentieux de l'urbanisme commercial

Lecture: 33 min

N4682BCE

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Doctrine] L'usage de la notion de marché pertinent en contentieux de l'urbanisme commercial. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3209339-doctrine-lusage-de-la-notion-de-marche-pertinent-en-contentieux-de-lurbanisme-commercial
Copier

par Fabrice Senanedsch, Avocat à la cour d'appel de Montpellier, CGCB et associés

le 07 Octobre 2010

Envisagé comme un outil d'aménagement harmonieux du territoire et de protection des petites entreprises contre ce qu'il est, désormais, convenu d'appeler "la grande distribution", le droit de l'équipement commercial, devenu droit de l'urbanisme commercial, n'était originairement qu'un cousin relativement éloigné du droit de la concurrence stricto sensu. Il se rattachait plutôt à une autre branche de la liberté d'entreprendre qu'est la liberté d'établissement. Ce rameau de la liberté d'établissement, sans que cela ait été forcément prévu par les travaux parlementaires relatifs à la loi dite "Royer" (1) a, par la suite, été utilisé par les exploitants d'équipements commerciaux en place pour lutter contre l'implantation de nouveaux concurrents sur leur zone de chalandise. C'est ainsi que les exploitants d'équipements commerciaux sont devenus de fins gourmets du contentieux administratif en général et du recours pour excès de pouvoir contre les décisions des commissions d'équipement commercial (CDEC ou CNEC) en particulier, ajoutant le droit de l'urbanisme commercial à leur arsenal de réponse dans la guerre les opposants à leurs concurrents directs ... ou indirects. C'est, donc, aujourd'hui à double titre que le droit de l'urbanisme commercial est, comme le fait remarquer Rémy Schwartz dans ses conclusions sous l'arrêt "Caen Distribution" (2), "irradié par le droit de la concurrence" :

- en tant que branche du droit administratif, le droit de l'urbanisme commercial subi les conséquences de l'entrée du droit de la concurrence dans la sphère de la légalité dont le juge administratif est chargé d'assurer le respect.
Sur le fondement des principes du droit de la concurrence, le juge administratif doit, en effet, désormais, veiller à ce que les décisions de l'autorité administrative ne permettent pas aux opérateurs économiques d'abuser nécessairement d'une position dominante ou même, hypothèse plus rare, ne les mettent pas en mesure de constituer des ententes prohibées (3) ;

- en tant qu'outil de nuisance à l'implantation d'enseignes concurrentes, le droit de l'urbanisme commercial impose au juge administratif de se livrer à un contrôle en matière de droit de la concurrence de plus en plus fin, non plus seulement limité au comportement de l'administration, mais également à celui du pétitionnaire de l'autorisation délivrée par une CDEC et même, dans une certaine mesure, du demandeur au recours pour excès de pouvoir.

Que l'on pense, en effet, seulement à l'ampleur du contrôle exercé par le juge administratif sur la définition de la zone de chalandise (4) ou encore à l'utilisation dans le cadre du contrôle des effets positifs du projet de la notion de modernisation de l'appareil commercial (5), on ne peut que constater à quel point le contrôle du juge administratif est aujourd'hui fin sur des questions de pur droit de la concurrence.

Les conséquences de l'introduction du droit de la concurrence dans le champ du contrôle exercé par le juge administratif en la matière sont, toutefois, encore largement incertaines tant il est vrai que le séisme né de la rencontre de ces deux champs du droit n'a, sans doute, pas encore produit tous ses effets.

Face à cette matière juridique en pleine fusion, l'amateur de contentieux administratif dispose de la possibilité d'user à bon escient de certaines notions de droit de la concurrence dont l'utilisation par le juge administratif n'a pas encore été ici poussée à son paroxysme.

Tel est le cas, en premier, de la notion de "marché pertinent".

Cette notion est, sans aucun doute, l'élément clef permettant au juge de la concurrence, qu'est en premier chef le Conseil de la concurrence, d'exercer son contrôle.

Il est, à cet égard, classique de préciser que cette notion purement économique a été reçue et quelque peu simplifiée par le droit, il est, également, habituel de donner une définition en deux temps de cette notion :

- une définition fonctionnelle : "le marché pertinent regroupe l'ensemble des produits et/ou des services que le consommateur considère comme interchangeables ou substituables en raison de leurs caractéristiques, de leur prix et de l'usage auxquels ils sont destinés" (6) ;

- une définition géographique : le territoire sur lequel s'échangent ces biens et services considérés comme interchangeables ou substituables, apprécié comme regroupant des entreprises évoluant dans un cadre concurrentiel suffisamment homogène et qui peut être distingué de zones géographiques voisines parce que, en particulier, les conditions de concurrence y diffèrent de manière appréciable.

Cette notion est très utile au Conseil de la concurrence pour apprécier l'existence d'une pratique anticoncurrentielle sur un marché donné (en rapportant, notamment, la pratique au poids de l'opérateur économique qui en est l'auteur, sur ce marché), mais également l'impact de cette pratique sur ledit marché (et donc le seuil du contrôle communautaire).

Le juge administratif, et plus particulièrement le Conseil d'Etat, est également parfaitement habitué à faire usage de la notion de "marché pertinent" lorsqu'il agit en tant qu'autorité de contrôle des décisions du ministre de l'Economie en matière de concentration (7) ou dans le cadre de son contrôle des abus de position dominante automatiques (8).

Pourtant, alors même que le droit de l'urbanisme commercial est irradié à double titre par le droit de la concurrence, il n'existe, à notre connaissance, qu'une seule décision du Conseil d'Etat évoquant la notion phare de cette branche du droit qu'est "le marché pertinent".

Cette décision est le désormais célèbre arrêt "Caen Distribution" (préc.) qui pose l'obligation pour les CDEC et la CNEC de prendre en compte le droit de la concurrence dans le cadre de l'octroi des autorisations d'équipement commercial.

L'absence d'utilisation formelle de la notion ne signifie, toutefois, en aucune manière que le juge administratif n'utiliserait pas, d'ores et déjà et de façon habituelle, la notion de marché pertinent dans le cadre de son contrôle.

Il y fait des références cachées.

Ces références cachées permettent ainsi aux requérants, mais également aux défendeurs attentifs de faire état de moyens innovants, fondés en la matière et susceptibles d'assurer une victoire déterminante.

Ces moyens innovants peuvent être utilisés au stade de la recevabilité du recours pour excès de pouvoir (I), mais, également, au stade de l'analyse de la légalité de la décision de CDEC ou de CNEC attaquée (II).


I. De l'usage de la notion de marché pertinent au stade de la recevabilité du recours pour excès de pouvoir

L'usage de la définition fonctionnelle de la notion de "marché pertinent" est particulièrement utile au juge administratif afin de déterminer l'existence d'un intérêt à agir suffisant de la part du demandeur.
Celui-ci en fait un usage implicite de plus en plus fin à travers l'analyse de la qualification de "concurrent du projet" du requérant (A). Reste à s'interroger sur l'intérêt que les parties peuvent trouver de l'usage que fait le juge de cette notion (B).

A. La réception par le juge administratif de la notion de marché pertinent au stade de l'analyse de l'intérêt à agir du demandeur

Il est particulièrement classique de rappeler que l'intérêt à agir en matière de recours pour excès de pouvoir ne s'apprécie pas de la même manière à travers l'ensemble des branches du droit administratif français.

Si, en effet, le principe reste que le recours pour excès de pouvoir est ouvert de façon très large à l'ensemble des personnes ayant un intérêt légitime à solliciter l'annulation d'une décision administrative réglementaire ou individuelle leur faisant grief, l'ampleur et les caractéristiques de cet intérêt sont appréciées différemment par le juge (et, désormais, par le législateur) en fonction de la branche du droit administratif dans lequel celui-ci se situe.

Ainsi, par exemple, en matière de recours contre les autorisations d'urbanisme, le juge administratif considère qu'ont principalement intérêt à agir les voisins du projet autorisé par la décision attaquée et les associations de protection de l'environnement et d'un urbanisme de qualité (9).

Cet état de fait explique pourquoi les simples concurrents d'un magasin ne présentent pas, en tant que tels, un intérêt à agir suffisant pour agir contre le permis de construire afférent audit magasin (10).

Ils doivent, également, cumuler la qualité de voisin du projet.

En matière de droit de l'urbanisme commercial, le Conseil d'Etat a limité différemment l'intérêt à agir contre les décisions des CDEC et de la CNEC, en considérant que sont seules recevables à critiquer, devant le juge de l'excès de pouvoir, de telles décisions, les personnes exploitant un établissement concurrent ou disposant d'un projet suffisamment sérieux d'établissement concurrent (11) mais, également, les associations de consommateurs et/ou de commerçants locaux.

Notons que l'intérêt à agir des communes voisines, soucieuses de protéger leurs artisans de l'évasion commerciale entraînée par la réalisation d'un projet commercial a, également, été admis par le Conseil d'Etat, même si cet état du droit tend à remettre en cause le principe de spécialité des personnes publiques (12).

La qualité de voisin n'est, en tout état de cause, pas suffisante en matière d'urbanisme commercial pour conférer au requérant un intérêt à agir.

En d'autres termes, le Conseil d'Etat considère que la légitimité de l'intérêt à solliciter l'annulation d'une autorisation d'équipement commercial se rapporte à un intérêt soit associatif, soit de nature commerciale et patrimoniale.

Mais, bien plus, le Conseil d'Etat va, exception faite des associations et des personnes publiques, jusqu'à subordonner l'existence de cet intérêt à la qualité de concurrent du projet du requérant.

La jurisprudence récente du Conseil d'Etat est, à cet égard, particulièrement représentative du niveau de contrôle opéré sur cette qualité de concurrent.

Le Conseil d'Etat a ainsi pu, par exemple, juger que :

"Considérant que la société Pradel Horticulture, qui exploite une jardinerie à proximité du lieu d'implantation du projet [magasin bricolage - jardinerie] autorisé par la décision attaquée, a intérêt à l'annulation de cette décision qu'en revanche M. A, qui exploite à Bagnères-de-Luchon un magasin sous l'enseigne A Vidéoshop [videoclub], ne justifie pas d'un intérêt lui donnant qualité pour intervenir au soutien de la requête" (13) ;

Ou encore que :

"Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que la Société Coco Fruits exploite un magasin de produits alimentaires situé dans la zone d'attraction du projet autorisé par la décision attaquée ; qu'elle justifie ainsi, alors même que l'extension projetée du magasin à prédominance alimentaire à l'enseigne E. Leclerc ne porterait que sur son offre de produits non alimentaires, d'un intérêt lui donnant qualité pour demander l'annulation de cette décision" (14) ;

Ou encore que :

"Considérant que les sociétés Etablissements Grassot SA S et Jardivil exploitent chacune une jardinerie susceptible d'être concurrencée par la création, à l'enseigne Botanic, d'une surface de vente de 8 700 m², sur le territoire de la commune de Francheville (Rhône), qui a été autorisée le 23 octobre 2001, au profit de la SCI de la Francoa, par la commission nationale d'équipement commercial ; qu'elles justifient, par suite, d'un intérêt leur donnant qualité pour demander au juge de l'excès de pouvoir l 'annulation de cette décision" (15).

La notion de concurrent est, donc, utilisée par le Conseil d'Etat de manière parfaitement usuelle. Pourtant, la Haute juridiction administrative n'en donne à aucun moment une quelconque définition juridique.

Faut-il penser que cette absence de définition répond à une quelconque utilité et, notamment, à une volonté du Conseil d'Etat de ne pas se lier les mains sur cette notion ? Ceci a, en effet, pour avantage de lui permettre de répondre au cas par cas à la question de l'analyse de l'intérêt à agir d'un concurrent.

A notre sens, le Conseil d'Etat est parfaitement conscient, de par sa grande habitude de l'usage du droit de la concurrence, de ce que cette notion se rattache à une définition précise parfaitement connue.

En d'autres termes, s'il ne fournit pas de définition de la notion de concurrent, c'est tout simplement parce que celle-ci est parfaitement saisie par le droit de la concurrence, qui la définit comme recouvrant l'ensemble des opérateurs agissant en tant qu'offreurs sur un même marché pertinent donné.

En utilisant expressément le terme de concurrent, le Conseil d'Etat ne peut, donc, qu'être conscient qu'il mobilise une notion juridique parfaitement connue et susceptible d'une appropriation par le droit de la concurrence à travers les méthodes de détermination du marché pertinent.

Autrement dit, en utilisant la notion de concurrent, le Conseil d'Etat invite nécessairement les requérants à n'exercer de recours pour excès de pouvoir contre les autorisations CDEC que dans l'hypothèse où ils proposent leurs produits ou services sur le même marché pertinent que celui sur lequel agira l'exploitant du projet autorisé.

Pour autant, l'analyse de la jurisprudence récente sur l'intérêt à agir en matière d'équipement commercial démontre que le contrôle opéré par le juge administratif sur la notion de concurrent est encore quelque peu grossier, n'atteignant pas, loin s'en faut, la complexité d'analyse du marché pertinent utilisée par ailleurs par le Conseil d'Etat, notamment, en matière de contrôle des concentrations).

Le juge administratif semble se contenter de raisonner par grands secteurs d'activités (alimentaire, non alimentaire, bricolage, jardinerie...), plutôt que de s'interroger sur la substituabilité dans l'esprit du consommateur entre l'offre du projet litigieux et celle du requérant.

C'est en cela que l'on peut parler d'évolution inachevée de la pénétration du droit de la concurrence dans le droit de l'urbanisme commercial ; ce n'est pourtant, à notre sens, qu'une question de temps avant que le juge administratif ne procède à une analyse fine du marché pertinent du projet autorisé avant de statuer sur l'intérêt à agir du requérant.

Cette ultime évolution découle, en effet, de deux séries de facteurs.

- Tout d'abord, la baisse tendancielle de l'accessibilité des recours : le juge administratif apparaît aujourd'hui victime de son succès ; de plus en plus de recours sont déposés, encombrant d'autant son rôle et générant des retards préjudiciables à la qualité de la justice.

Afin de réduire l'encombrement des juridictions, plusieurs solutions ont, d'ores et déjà, été mises en oeuvre par le législateur (voir l'exemple de la loi n° 2006-872, du 13 juillet 2006, portant engagement national pour le logement N° Lexbase : L2466HKK, à propos du recours des associations contre les permis de construire), par le pouvoir réglementaire (voir, notamment, le décret n° 2003-543 du 24 juin 2003, imposant par principe le ministère d'avocat devant la cour administrative d'appel N° Lexbase : L6539BHN), et même par le Conseil d'Etat lui-même (à cet égard, la tentative manquée de reporter sur la CNEC l'entier contentieux des recours contre les décisions de CDEC n'est qu'un autre exemple de la volonté de limiter le recours au juge administratif) (16).

Or, l'utilisation d'une analyse fine du marché pertinent pour la détermination de la qualité de concurrent du projet du requérant est de nature à réduire l'accessibilité du recours pour excès de pouvoir.

Elle sera, donc, nécessairement encouragée par le Conseil d'Etat.

En effet, la simple lecture du rapport public du Conseil de la concurrence pour 2001 révèle à quel point la finesse d'analyse de la substituabilité et de l'interchangeabilité permet de parvenir à des marchés pertinents de plus en plus étroits au regard de critères tels que la fonction et l'utilisation des produits proposés, la nature du produit, le mode de distribution, l'environnement juridique, les différences d'effets de gamme (17)...

Par conséquent, toute analyse fine du marché pertinent du projet litigieux par le juge administratif conduira nécessairement à une réduction de son champ et à une réduction du nombre de concurrents et de requérants potentiels.

- Ensuite, le respect du principe d'intelligibilité et de clarté de la norme juridique qui impose, désormais, une forme d'harmonisation dans l'utilisation des notions de droit.

Il serait, à cet égard, que peu intelligible que l'usage de la notion de concurrent par le juge administratif, agissant en tant que juge de la concurrence (dans le cadre, notamment, du contrôle des décisions de concentration) lui impose une analyse différente que celle ayant trait à la même notion, mise en oeuvre par la même juridiction mais agissant en matière d'équipement commercial.

Une harmonisation de la notion de concurrent par la jurisprudence entre les différentes branches du droit administratif sera, donc, nécessairement à prévoir.

Reste à s'interroger sur la conséquence pratique d'une telle harmonisation pour les parties à un litige en matière d'urbanisme commercial.


B- De l'intérêt pratique de l'usage de la notion de marché pertinent au stade de l'analyse de la recevabilité du recours


Au stade de la recevabilité du recours, l'analyse du marché pertinent n'a, bien sûr, d'intérêt que pour le défendeur, titulaire d'une autorisation d'équipement commercial.

Pour lui, la stratégie contentieuse consiste à tenter d'écarter au plus vite un recours pour excès de pouvoir qui a pour effet de lui interdire, de facto, d'exploiter son établissement.

Pour cela, il peut être tenté de permettre au juge administratif d'évacuer très vite le contentieux en fondant son argumentation sur le défaut d'intérêt à agir d'un requérant qui prétend à la qualité de concurrent de son projet.

Des exemples concrets de l'utilisation de la notion, à ce stade, peuvent être utilement envisagés :

Prenons l'hypothèse d'un magasin du secteur "autres commerces de détail" au sens de l'article 18-5 du décret du n° 93-306 du 9 mars 1993 (décret n° 93-306 du 9 mars 1993, relatif à l'autorisation d'exploitation commerciale de certains magasins de commerce de détail et de certains établissements hôteliers, aux observatoires et aux commissions d'équipement commercial N° Lexbase : L7475A4M).

Cette catégorie vise les magasins de commerce de détail spécialisés dans un secteur particulier, tel que le bricolage ou le jardinage par exemple.

A ce titre, envisageons l'hypothèse d'un magasin de bricolage d'une grande enseigne bénéficiant d'une autorisation d'équipement commercial faisant l'objet d'un recours pour excès de pouvoir de la part de plusieurs requérants :

- Le premier serait un magasin de commerce de détail à prédominance alimentaire situé dans la même zone géographique. Ce magasin dispose-t-il d'un intérêt à agir suffisant pour agir contre l'autorisation de notre grande enseigne de bricolage au seul motif qu'il dispose d'un rayon important proposant à sa clientèle des articles dits de bricolage (peinture, matériaux, outils, décoration...) ?

Pour répondre à cette question, il faut, en application de la jurisprudence précitée, s'interroger sur le point de savoir si la Grande Surface Alimentaire (GSA) agit, au moins pour partie, sur le même marché pertinent que notre Grande Surface de Bricolage (GSB).

Autrement dit, le rayon spécialisé en bricolage d'une GSA est-il substituable à une GSB ?

La réponse à cette question nous est tout simplement fournie par la Commission européenne agissant comme juge de la concurrence dans le cadre de son contrôle des concentrations.

Dans une affaire Leroy Merlin / Brico du 13 décembre 2002 Case n° COMP/M.2898, la Commission rappelle que,

"dans ses décisions antérieures, la Commission, sans se prononcer sur une exacte définition des marchés de la vente au détail de produits de décoration, bricolage et jardinage, a considéré qu'il était concevable de segmenter ce secteur selon :

i)les groupes de produits [...], ii) les canaux de distribution :

- Grandes Surfaces de Bricolage ("GSB"),
- Grande Surfaces Alimentaires ("GSA"),
- magasins spécialisés dans un seul type de produits, magasins de proximité (ex : bazar)
".

La Commission explique ensuite la raison pour laquelle les magasins de type GSA ne peuvent être considérés comme évoluant sur le même marché pertinent que les GSB :

"ces grandes surfaces ne mettent pas à la disposition de leur clientèle un personnel spécialisé destiné à la conseiller et s'adressent en général à une clientèle de consommateurs dont la présence est motivée principalement par les linéaires en alimentaires. Sur chacune des neuf familles de produits, les GSB sont en mesure de proposer un large référencement que ne peuvent pas proposer les GSA, les magasins de proximité et que ne peuvent offrir que certains magasins spécialisés mais sur un nombre de gammes restreint. Ces magasins spécialisés ne sont pas d'ailleurs tous organisés sur le mode du libre service, critère important utilisé par la Commission dans la distribution alimentaire. Les GSB appartiennent, de plus à des réseaux nationaux développant, dans une certaine mesure, des politiques de promotion et de prix nationales".

Ce même raisonnement a été suivi par le ministère de l'Economie et des Finances dans le cadre du contrôle du projet d'acquisition de la société française Tabur SA par la société M. Bricolage SA. (BOCCRF N° 19 du 31 décembre 2002).

Dans sa réponse au conseil de la société Mr Bricolage, le ministre précise, dans un raisonnement quelque peu long, mais parfaitement éclairant, que "la pratique décisionnelle des autorités de concurrence communautaires distingue plusieurs canaux de distribution d'articles de bricolage (cf. note 2), à savoir le commerce de détail, le commerce de gros et les grandes surfaces de bricolage (GSB) [...].

Au sein de la catégorie des magasins offrant une surface de vente réservée au bricolage supérieure à 300 m², il y a également lieu de distinguer les grandes surfaces spécialisées dans le bricolage du rayon bricolage des grandes surfaces alimentaires (GSA) ou des grandes surfaces spécialisées dans la jardinerie ou encore du rayon libre service des négociants en matériaux de construction.

En premier lieu, en ce qui concerne les grandes surfaces alimentaires de type hypermarché (GSA), force est de constater qu'elles disposent souvent de rayons réservés à la vente d'articles de bricolage d'une surface exceptionnellement supérieure à 300 m². Toutefois, il ressort des tests de marché que la surface dédiée au rayon bricolage est rarement supérieure à 3 % de la surface totale du magasin et que cette proportion aurait tendance à se réduire depuis quelques années. Alors que le secteur du bricolage a progressé de 4,4 % en 1999, de 3 % en 2000 et de 3,4 % en 2001, le chiffre d'affaires des rayons bricolage des GSA a décru de 1 % en 1999, de 2,3 % en 2000 et de 2,1 % en 2001.

Par ailleurs, les GSA gèrent en moyenne 8 000 références d'articles de bricolage tandis que les GSB proposent entre 45 000 et 70 000 références d'articles de bricolage dans leurs magasins, ce qui démontre une forte asymétrie dans l'offre faite aux consommateurs dans les deux types de grandes surfaces. En outre, plusieurs réponses aux tests de marché soulignent qu'une "distinction doit être faite en fonction des besoins de la clientèle, qui se répartissent entre les articles de bricolage de dépannage, dont le consommateur a besoin rapidement (ex., ampoules), et les articles d'équipement comportant les produits de décoration et les produits d'aménagement d'intérieur et d'extérieur". A ce titre, il est à noter que les principaux fournisseurs des GSA sont précisément essentiellement des fabricants de produits consommables (piles, ampoules électriques, etc.). Il faut, enfin, souligner que les GSB proposent généralement des services complémentaires (conseils, ateliers de découpe, stages d'initiation au bricolage, livraison ou mise à disposition de véhicule de transport, etc.) que les GSA ne proposent pas. L'achat dans une GSB ou dans une GSA ne peut donc être considéré comme équivalent aux yeux de la clientèle.

Par conséquent, il convient de constater que les GSA et les GSB ne se situent pas sur le même "marché pertinent".

Cette analyse du marché du bricolage devra nécessairement être reprise à son compte par le Conseil d'Etat, dans le cadre de son analyse de l'intérêt à agir contre une autorisation d'équipement commercial obtenue par une enseigne de bricolage.

Les GSA, quels que soient la taille et le nombre de références proposées par leur rayon spécialisé en bricolage, ne peuvent être considérés comme substituables à un projet de GSB dans la mesure où, dans l'esprit du consommateur, un tel rayon sera toujours considéré comme une sorte d'offre d'appoint par rapport à l'offre source que constitue le GSB.

Ainsi, dans notre hypothèse, le GSA, aussi grand soit-il, ne pourra que voir son recours pour excès de pouvoir rejeté pour défaut d'intérêt à agir, faute pour lui de présenter la qualité de concurrent du projet attaqué.

- Plus complexe pourrait être l'hypothèse d'un second requérant, une jardinerie-animalerie, proposant des produits identiques à notre GSB.

Une telle enseigne, située dans la zone de chalandise, a-t-elle intérêt à agir contre le GSB ?

L'analyse du marché pertinent devra ici être réalisée au regard du critère de "groupe de produits".

Reprenons la décision précitée de la Commission européenne Leroy Merlin / Brico du 13 décembre 2002 Case n° COMP/M.2898.

Dans cette affaire, la Commission rappelle que, "dans ses décisions antérieures, la Commission, sans se prononcer sur une exacte définition des marchés de la vente au détail de produits de décoration, bricolage et jardinage, a considéré qu'il était concevable de segmenter ce secteur selon :

ii) les groupes de produits :

- décoration,
- revêtements de murs, sols carrelage,
- outillage,
- quincaillerie et rangement,
- électricité et luminaires,
- équipements sanitaires,
- matériaux de construction,
- menuiserie,
-jardinage
"[...].

La Commission ajoutant que :

"l'enquête menée par la Commission a confirmé que c'est une répartition du marché par groupe de produits qui est généralement considérée comme la meilleure".

Dans sa lettre, en date du 10 février 2003, au conseil de la société Leroy Merlin, dans le cadre de cette même concentration, le ministre de l'Economie a été amené, sur le fondement de cette décision de la Commission, à considérer que "les grandes surfaces spécialisées dans la jardinerie vendent très peu (1 500 unités), voire pas du tout, d'articles de bricolage, ou alors très orientés sur l'extérieur de la maison ou le petit outillage de jardinage, ce qui représente là encore une très faible part de la gamme de produits proposés par les GSB. Elles ont, donc, été également exclues du marché pertinent".

L'analyse de ces éléments démontre, donc, que le seul fait pour les magasins de jardinage de proposer des articles pour partie comparables à ceux des GSB n'est pas de nature à permettre de considérer que ces deux types de magasins sont substituables dans l'esprit du consommateur et, partant, que leurs exploitants agissent sur le même marché pertinent.

L'effet de gamme dont dispose un GSB, lui permettant de proposer un large panel de produit d'extérieur et d'intérieur, justifie que ce type de magasins soit considéré comme non substituable à de simples jardineries proposant, pour partie seulement, des articles de bricolage.

Il est, d'ailleurs, à noter que corrélativement l'effet de gamme des produits présentés dans une jardinerie-animalerie interdit de considérer qu'un GSB pourrait agir sur le même marché pertinent que ladite jardinerie.

En conclusion, poursuivant la prise en compte du droit de la concurrence dans le champ de son contrôle, le juge administratif devrait prochainement avoir l'occasion de rejeter comme irrecevable, car déposé par une personne ne justifiant pas d'un intérêt à agir suffisant, le recours pour excès de pouvoir d'une jardinerie dirigé contre l'autorisation d'exploiter une enseigne de bricolage.

Mais l'intérêt de la notion de marché pertinent en matière d'urbanisme commercial apparaît, également, au stade de l'analyse de la légalité de la décision de CDEC ou de CNEC attaquée.


II. De l'usage de la notion de marché pertinent au stade de la légalité de la décision de CDEC ou de CNEC


Impliquant une définition en deux temps, à la fois fonctionnelle puis géographique, la notion de marché pertinent peut être utile à plusieurs stades en matière d'analyse de la légalité d'une décision de CDEC ou de CNEC.

Nous présenterons, ici, les deux domaines dans lesquels le recours à cette notion est le plus évident :

- la détermination de la zone de chalandise (A)
- la lutte contre les abus de position dominante (B)


A. Marché pertinent et zone de chalandise


La zone de chalandise constitue indiscutablement le pendant, en droit de l'urbanisme commercial, de celle de marché pertinent en droit de la concurrence, dans son acception géographique.

Cette notion désigne, en effet, un ensemble de lieux où résident des consommateurs susceptibles, de par sa proximité, sa taille et, dans une moindre mesure, sa spécificité, d'être attirés par les produits ou les services d'une enseigne commerciale. Une zone de chalandise ne comprend, donc, en principe, qu'uniquement des enseignes interchangeables dans l'esprit du consommateur.

Or, la notion est au coeur du contrôle opéré par les CDEC et la CNEC et, par conséquent, par le juge administratif quant au respect par le projet concerné des principes énoncés par la loi dite Royer (loi n° 73-1193, 27 décembre 1973, d'orientation du commerce et de l'artisanat N° Lexbase : L6622AGD).

Elle permet, en effet, de déterminer, au regard de l'analyse de la densité commerciale de la zone concernée, si le projet autorisé est de nature à causer un risque d'écrasement du petit commerce et/ou de gaspillage de l'équipement commercial.

Par conséquent, et eu égard à la proximité des notions de zone de chalandise et de marché pertinent, il pourrait être tentant d'envisager l'application par le juge administratif d'une analyse économique de la zone fondée sur le critère de substituabilité dans l'esprit du consommateur.

Pourtant, l'étude de la jurisprudence et de la doctrine administrative démontre qu'une telle analyse n'a pas encore été poussée très loin par le juge administratif, notamment, en ce qui concerne la question du tracé de la zone de chalandise.

Le Conseil d'Etat, depuis son très célèbre arrêt "Guimatho" (18), considère que le critère principal permettant de tracer une zone de chalandise est le temps d'accès au site en véhicule particulier. C'est ainsi qu'en application de cette jurisprudence, les pétitionnaires de projet s'attachent à dessiner une zone de chalandise en traçant des courbes isochrones dont les rayons couvrent des zones situées à 10, 15, 30, voire 45 minutes de temps de trajet depuis le magasin dont l'autorisation est sollicitée (19).

Monsieur le commissaire du Gouvernement R. Schwartz a, ainsi, pu rappeler "qu'une zone de chalandise ne peut être dessinée qu'en fonction du temps d'accès au site en voiture par les consommateurs" (20).

Pourtant, la pratique montre que les demandeurs d'une autorisation d'exploitation commerciale excluent fréquemment de la zone de chalandise du magasin concerné des zones relativement proches du site intéressé, mais dotées d'équipements commerciaux de nature à dissuader leurs habitants de fréquenter le magasin projeté :

- soit parce que les dimensions de ces équipements ou de l'ensemble commercial auquel ils appartiennent sont nettement plus importantes que celles du magasin envisagé ;

- soit parce que ces équipements ont la même enseigne que celle du magasin envisagé.

L'utilisation de ces éléments pouvait permettre d'introduire dans le tracé de la zone de chalandise une véritable analyse de la substituabilité des enseignes qui y étaient inclues, puisqu'elle tendait à nécessiter une analyse de l'attitude du consommateur plus que de sa seule proximité.

Sans doute soucieux d'éviter le recours à une analyse trop complexe et emprunte de subjectivité, le Conseil d'Etat a récemment souhaité interdire le recours à de telles pratiques.

Le Conseil d'Etat, dans ses décisions "Société Jesda" (CE 4° et 5° s-s-r., 10 novembre 2004, n° 263446, Société JESDA et autres N° Lexbase : A9003DDS) et "Société Bricomuret" (CE 4° et 5° s-s-r., 10 novembre 2004, n° 263206, Société Bricomuret et autres N° Lexbase : A9001DDQ) du 10 novembre 2004, considère que "la zone de chalandise de l'équipement commercial faisant l'objet d'une demande d'autorisation, qui correspond à la zone d'attraction que cet équipement est susceptible d'exercer sur la clientèle, est délimitée en tenant compte des conditions d'accès au site d'implantation du projet et des temps de déplacement nécessaires pour y accéder".

Le même raisonnement est appliqué dans l'arrêt "Bricorama" du 1er avril 2005 (CE 4° s-s., 1er avril 2005, n° 265495, Société Bricorama France N° Lexbase : A4393DH8).

Même si l'on peut comprendre le souci du Conseil d'Etat d'avoir recours à un critère unique de tracé de la zone de chalandise, cette jurisprudence n'est pas parfaitement satisfaisante si l'on souhaite voir dans cette notion une application de la définition géographique de la zone de chalandise.

En effet, le critère de substituabilité, dans l'esprit du consommateur, ne peut être ramené à la seule proximité d'une enseigne ; il est, également, nécessaire d'y intégrer d'autres variables tirées en particulier de la spécificité de l'enseigne ou du secteur concerné.

A ce titre, et paradoxalement, l'application du critère de substituabilité devrait normalement conduire à exclure d'une zone de chalandise un magasin de même dimension et de même enseigne que le projet, mais situé plus loin.

En effet, dans ce cas, le magasin plus éloigné ne pourra plus faire partie de la liste de choix dont le consommateur dispose pour faire ses achats ; il ne sera plus interchangeable avec les autres magasins de cette liste faute de présenter une spécificité propre.

Résumé de façon triviale, le consommateur pourrait se demander : "pourquoi aller plus loin pour trouver exactement la même chose qu'à côté de chez soi ?".

Il semble, toutefois, que, malgré les effets d'annonces, les règles de tracé de la zone de chalandise ne puissent pas encore répondre à l'unique critère du temps d'accès en véhicule particulier ; une part d'analyse de substituabilité, aussi mince soit-elle, reste d'actualité.

Cet état du droit traduit bien la proximité récurrente des notions de marché pertinent et de zone de chalandise.

Un exemple jurisprudentiel récent, et étrangement peu connu, permet, par exemple, de déceler la permanence du critère de la spécificité des équipements inclus dans la zone.

Dans cette affaire, une enseigne nationale bien connue souhaitait réaliser à Flourens, commune située à environ 15 minutes de voiture à l'est de Toulouse, un magasin de commerce de détail alimentaire de 2 240 m² de surface de vente.

La zone de chalandise, de 20 minutes, tracée avait, dans la logique de l'application du critère de substituabilité, exclu les ensembles commerciaux de Toulouse (11 748 m²) et de Saint-Orens (14 610 m²), pourtant situés à seulement 15 minutes du site.

Se départissant d'une conception stricte du tracé de la zone de chalandise par application du seul critère du temps d'accès en véhicule particulier, le Conseil d'Etat a pu juger que :

"considérant qu'il ressort des pièces du dossier qu'à l'appui de ses demandes d'autorisation en vue de la création d'un ensemble commercial et d'une station service à Flourens (Haute-Garonne), la société Hellau a produit une étude d'impact dans laquelle elle a délimité une zone de chalandise s'étendant d'ouest en est de Flourens à Caraman ; que, si la délimitation retenue par le pétitionnaire conduisait à exclure des communes distantes de dix à vingt minutes du site du projet, situées à l'est de l'agglomération toulousaine, les services instructeurs ont rectifié cette zone pour y inclure les communes de Balma et Pin-Balma, voisines de Flourens ; qu'en outre, eu égard aux caractéristiques du projet, le pétitionnaire a pu légalement ne pas inclure dans la zone de chalandise certaines communes situées à l'est de Toulouse" (21).

Cette décision permet de réintroduire une part d'analyse de substituabilité dans les règles afférentes au critère de substituabilité dans l'esprit du consommateur.

Ici, il était impensable de considérer que les consommateurs de Toulouse-Est ou même de Saint-Orens seraient attirés par le petit magasin de 2 241 m² de surface de vente et situé en rase campagne, du pétitionnaire.

La taille et la spécificité des enseignes situées à proximité de leur domicile faisaient obstacle à ce qu'un banal petit magasin de campagne soit intégré à la liste des établissements dans lesquels ils pourraient choisir de faire leurs courses alimentaires.

Le Conseil d'Etat a, ainsi, considéré que c'était à bon droit que la CNEC avait validé l'exclusion de ces commerces de la zone de chalandise du projet.

Reste que, dans la majeure partie des cas, le critère du temps d'accès en véhicule particulier est parfaitement suffisant pour permettre la mise en oeuvre de la substituabilité et, partant, la définition du marché pertinent.

C'est la raison pour laquelle il ne faut pas attendre que les principes dégagés dans les arrêts "Jesda" et "Bricomuret" soient remis en cause de façon explicite ; l'analyse de la substituabilité ne peut exister que marginalement dans le tracé de la zone de chalandise.

B. Marché pertinent et contrôle des effets du projet sur la concurrence

Suivant en cela une jurisprudence parfaitement établie et faisant du droit de la concurrence un élément du champ de la légalité soumis au contrôle de l'administration, le Conseil d'Etat, dans son célèbre arrêt "Caen Distribution" (préc.), a imposé aux CDEC et à la CNEC de prendre en compte les effets des autorisations accordées sur la concurrence.

Si l'on ajoute à ce nouvel état du droit la circonstance que les effets positifs sur la concurrence constituent un élément compensateur d'un éventuel dépassement des densités commerciales moyennes, il apparaît que la notion de marché pertinent est intéressante à double titre, s'agissant du contrôle des effets du projet sur la concurrence.

  • L'usage de la notion de marché pertinent peut permettre d'interdire un projet ne présentant pas de risque au regard de la densité commerciale :

Depuis l'arrêt "Guimatho" (préc.), il est classique de considérer qu'un projet sera systématiquement autorisé par la CDEC si la densité commerciale moyenne de la zone de chalandise dans laquelle il évolue ne dépasse pas les densités nationales et départementales.

Tel est, en effet, le critère exclusif permettant de déterminer l'existence d'un risque de gaspillage de l'équipement commercial ou d'écrasement du petit commerce que la loi "Royer" a pour objet de prévenir.

Aujourd'hui, un projet qui n'induit aucun risque d'écrasement du petit commerce ou de gaspillage de l'équipement commercial pourra tout de même être refusé ou son autorisation pourra être annulée par le juge administratif.

Il suffira pour cela de démontrer que l'autorisation accordée, ou sur le point d'être accordée, est de nature à permettre au pétitionnaire d'abuser nécessairement de sa position dominante sur le marché pertinent c'est-à-dire sur la zone de chalandise.

En stratégie contentieuse, cet état du droit est intéressant tant pour le pétitionnaire en état de position dominante que pour le requérant :

- Pour le requérant, cette situation permet d'envisager l'annulation d'une décision de CDEC octroyée dans une situation d'absence de risque d'écrasement du petit commerce ou de gaspillage de l'équipement commercial.

La seule exigence sera de démontrer que l'autorisation attaquée créera ou confortera la position dominante du groupe ou de l'enseigne sur la zone de chalandise dont le pétitionnaire abusera alors nécessairement.

Cette démonstration imposera, toutefois, de mettre en oeuvre une analyse fine du marché pertinent afin de restreindre ou d'étendre, selon les cas, au maximum la zone de chalandise et de présenter, ainsi, au juge administratif une situation dans laquelle l'enseigne ou le groupe du projet autorisé représente plus de 50 % de la surface de vente totale de la zone.

- Pour le pétitionnaire en situation de position dominante sur une zone de chalandise et souhaitant créer une nouvelle enseigne, le risque de refus de l'autorisation sollicitée devra être anticipé.

C'est ainsi qu'il pourrait être envisageable pour celui-ci de créer une société civile immobilière agissant en tant que promoteur du projet sans révéler à la commission que l'enseigne choisie pour l'exploiter fait partie du même groupe que celui qui occupe ou occupera sur la zone de chalandise une position dominante (22).

Reste que l'expérience montre que tant les CDEC que la CNEC sont peu enclines à croire sur sa simple bonne foi le promoteur de ce qu'aucune enseigne de son groupe n'exploitera effectivement le magasin...

Il est, donc, très important pour chacune des parties de bien prendre en compte cette dimension de l'analyse du marché pertinent dans le cadre du contentieux relatif à l'autorisation d'équipement commercial.

  • L'usage de la notion de marché pertinent peut imposer d'autoriser un projet présentant un risque au regard de la densité commerciale.

Il est, également, classique de pronostiquer qu'un projet induisant un risque de gaspillage de l'équipement commercial ou d'écrasement du petit commerce sera très certainement refusé ou que son autorisation sera annulée par le juge administratif.

Tel ne sera le cas que dans l'hypothèse où le projet est susceptible d'être en quelque sorte "rattrapé" eu égard, notamment, à ses effets positifs sur la concurrence existante dans la zone de chalandise.

Envisageons l'hypothèse d'une enseigne dont les magasins représentent 60 % de la surface de vente totale présente sur une zone de chalandise totalement saturée au regard de la comparaison des densités commerciales moyennes ; en vertu des principes ci-dessus énoncés, un projet concurrent pourrait parfaitement être autorisé, dans la mesure où il permet de lutter contre la position dominante d'un groupe ou d'une enseigne existante.

Cette perspective est très intéressante dans la mesure où elle permet de compenser le principal défaut de la loi "Royer" tenant au maintien en place des équilibres et de la répartition des marchés entre les grandes enseignes nationales.

Elle est d'ailleurs appliquée de façon non négligeable par plusieurs CDEC.

Mais il est très important pour le promoteur d'un tel projet concurrent de ne pas commettre d'erreur sur l'analyse de la position dominante de l'enseigne ou du groupe dominant ; cette position n'est décelable que sur la seule zone de chalandise dudit groupe ou de ladite enseigne, et non sur celle du projet.

En effet, l'analyse du caractère dominant de la position occupée par un opérateur économique s'effectue toujours dans le cadre du marché pertinent sur lequel il évolue et non dans le cadre de celui du projet concurrent.

Cette différence est extrêmement importante. Ce n'est, ainsi, pas parce que, sur la zone de chalandise du projet concurrent, une enseigne ou un groupe dispose d'une position dominante que ledit projet pourra être autorisé.

Ainsi, le simple fait pour un petit magasin d'une surface de vente inférieure à 1 000 m² d'évoluer sur une zone de chalandise dans laquelle il n'existe qu'une seule enseigne ou qu'un seul groupe n'est pas suffisant pour permettre de l'autoriser, si cette enseigne ou ce groupe dispose de magasins de plus de 5 000 m², par exemple, évoluant, ainsi, pour sa part, sur une zone de chalandise plus vaste et plus concurrentielle.

Les promoteurs de projets sont, ainsi, invités à apprécier de façon particulièrement circonstanciée les caractéristiques concurrentielles, non pas seulement de leur propre zone de chalandise mais, également, nouveauté induite par la prise en compte du droit de la concurrence, de celle de leurs concurrents potentiels directs.

***

L'usage de la notion de marché pertinent dans le droit de l'urbanisme commercial démontre bien à quel point le droit de la concurrence irradie de toute part cette sphère du droit administratif très spécifique.

Mais d'autres notions de droit de la concurrence pourront sans doute être utilisées par le juge administratif afin de contrôler les décisions des CDEC et de la CNEC ; on peut penser, par exemple, aux notions d'effet de gamme, d'installations essentielles ou encore de marché aval et amont...

Il appartient aux plaideurs de faire preuve d'imagination afin de mettre en mesure le juge administratif d'aller jusqu'au bout du contrôle exercé en matière de droit de la concurrence sur les autorisations CDEC.

Fabrice Senanedsch,
Avocat à la cour d'appel de Montpellier,
CGCB et associés
http://cgc-avocats.com/


(1) Loi n° 73-1193 du 27 décembre 1973, relative à l'orientation du commerce et de l'artisanat ("loi Royer" N° Lexbase : L6622AGD), publiée au Journal officiel de la République française du 30 décembre 1973.
(2) CE 4° et 6° s-s-r., 30 juillet 2003, n° 227838, SA Caen Distribution (N° Lexbase : A2403C9U), AJDA, 10 novembre 2003, p. 2036.
(3) Cette insertion du droit de la concurrence dans la sphère du droit public peut être précisément datée par deux arrêts : CE sect., 8 novembre 1996, n° 122644, Fédération française des sociétés d'assurance (N° Lexbase : A1517APU), Rec. CE 1996, p. 441 et CE sect., 3 novembre 1997, n° 169907, Société Million et Marais (N° Lexbase : A5178ASL), Rec. CE 1997, p. 406. Ces arrêts posent, en droit public interne, les bases de l'application de la théorie de l'abus automatique.
(4) CE 4° et 6° s-s-r., 19 juin 2002, n° 222213, Syndicat intercommunal de défense de l'artisanat et du commerce (N° Lexbase : A9805AYS), LPA, 12 novembre 2002, n° 226, p. 11 ou CE 4° et 5° s-s-r., 11 février 2004, n° 242160, Société Etablissements Grassot SA et Société Jardivil (N° Lexbase : A3390DB8).
(5) Cette notion est, d'ailleurs, le pendant du critère compensatoire des ententes ou des abus de position dominante qui s'attache au "progrès économique" (v., C. com., art. L. 420-4 N° Lexbase : L6586AIR).
(6) Définition donnée par la Commission européenne, JOCE C-372 du 9 décembre 1997.
(7) L'exemple le plus intéressant de l'usage de cette notion par le Conseil d'Etat réside, sans doute, dans l'affaire de la fusion Coca-Cola/Orangina (CE, 9 avril 1999, n° 201853, Société The Coca-Cola Company N° Lexbase : A4738AUZ, RFDA, 1999, p. 787, concl. Stahl et CE 3° s-s., 6 octobre 2000, n° 216645, Société Pernod-Ricard N° Lexbase : A9635AHC, Rec. p. 397).
(8) CE contentieux, 26 mars 1999, n° 202260, Société EDA (N° Lexbase : A3525AXT), Rec. Page 95, avec les conclusions de J.-H. Sthal, ou encore, CE contentieux, 22 novembre 2000, n° 223645, Société L&P Publicité (N° Lexbase : A9638AHG).
(9) Notons, cependant, que le législateur est récemment venu limiter l'intérêt à agir de telles associations, puisque le nouvel article L. 600-1-1 du Code de l'urbanisme, introduit par la loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006, portant engagement national pour le logement (N° Lexbase : L1047HPH), dispose qu'"une association n'est recevable à agir contre une décision relative à l'occupation ou l'utilisation des sols que si le dépôt des statuts de l'association en préfecture est intervenu antérieurement à l'affichage en mairie de la demande du pétitionnaire".
(10) Solution classique, voir, par exemple, CE contentieux, 5 octobre 1979, n° 05727, SCI Adal d'Arvor (N° Lexbase : A3817B7I), p. 365.
(11) Voir, pour un exemple, CE contentieux, 1er avril 1996, n° 112696, M. Gout et Union des commerçants d'Oloron-Sainte-Marie (N° Lexbase : A8558ANB).
(12) Voir, par exemple, en ce sens, CE 4° s-s., 28 juin 2006, n° 276005, Association en toute franchise Haute-Garonne c/ Commission nationale d'équipement commercial (N° Lexbase : A0877DQK).
(13) Voir, en ce sens, CE 4° s-s-r., 26 avril 2006, Société Top Distribution bricolage c/ Commission Nationale d'Equipement Commercial (N° Lexbase : A2014DPB).
(14) CE 4° et 5° s-s-r., 28 septembre 2005, Société Sumidis ; Société Coco Fruits c/ Commission Nationale d'Equipement Commercial (N° Lexbase : A6102DK9).
(15) CE 4° et 5° s-s-r., 11 février 2004, Etablissements Grassot SA et Jardivil (N° Lexbase : A3390DB8).
(16) CE contentieux, 24 février 2006, n° 278220, Leroy Merlin (N° Lexbase : A4916DNE), sur des conclusions contraires du Commissaire du Gouvernement M. Yves Struillou, le Conseil d'Etat, après de nombreux arrêts des juridictions de fond jugeant le contraire, considère que le recours devant la juridiction administrative contre une autorisation d'équipement commercial ne doit pas faire l'objet d'un recours administratif préalable devant la CNEC.
(17) Il est possible de retrouver ce rapport sur le site internet du Conseil de la concurrence.
(18) CE contentieux, 27 mai 2002, n° 229187, SA Guimatho (N° Lexbase : A8248AY7).
(19) En principe, la taille de la zone de chalandise doit nécessairement dépendre de la taille et des caractéristiques du projet. En pratique, un petit magasin d'alimentaire devrait avoir une zone de chalandise infiniment moins étendue qu'une grande enseigne de bricolage. Dans les faits, il existe un certain flou entretenu par les DDCCRF sur la question de la taille de la zone de chalandise.
(20) CE 4° et 5° s-s-r., 11 février 2004, n° 242160, Société Etablissement Grassot (N° Lexbase : A3390DB8), AJDA 2004, p. 1651.
(21) CE 4° s-s., 28 juin 2006, n° 276005, Association en toute franchise Haute-Garonne c/ Commission Nationale d'Equipement commercial (N° Lexbase : A0877DQK).
(22) Cette possibilité n'est ouverte qu'aux projets ayant une surface de vente inférieure à 1 000 m² pour lesquels l'article 18-1 du décret du 9 mars 1993 n'exige pas la présentation d'une étude d'impact dans le dossier de demande renseignant notamment le nom de l'enseigne.

newsid:294682

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus