La lettre juridique n°263 du 7 juin 2007 : Social général

[Questions à...] Le travail collaboratif... Questions à Serge Le Roux, Directeur du Centre Recherche universitaire et études économiques et du Laboratoire de recherche sur l'industrie et l'innovation au sein du l'Université du Littoral-Côte d'Opale à Dunkerque

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[Questions à...] Le travail collaboratif... Questions à Serge Le Roux, Directeur du Centre Recherche universitaire et études économiques et du Laboratoire de recherche sur l'industrie et l'innovation au sein du l'Université du Littoral-Côte d'Opale à Dunkerque. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3209177-questionsaletravailcollaboratifquestionsasergelerouxdirecteurducentrerechercheuniversi
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le 07 Octobre 2010

Le travail collaboratif, appelé également "communauté virtuelle" ou "agilité", pourrait se définir comme le travail de plusieurs personnes autonomes sur un même objet. Ce type d'organisation du travail, apparemment banal, prend une nouvelle dimension avec la mondialisation de l'économie et le développement des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC) et soulève, aujourd'hui, d'importantes questions, tant sur le plan juridique que sur le plan économique. Il suppose, en effet, de repenser in fine tous les processus "managériaux" et de concevoir, au-delà du traditionnel lien de subordination, un nouveau rapport basé sur la confiance. Face à la complexification des modes de production, le travail collaboratif est, aujourd'hui, une réalité dans la majorité des entreprises. Nombreux sont les salariés qui, parfois sans en avoir conscience, pratiquent le travail collaboratif : utilisation d'intranet, de messageries en réseaux, vidéos-conférences Web, etc.. Pourtant, cette nouvelle forme d'organisation du travail n'est que très peu appréhendée en tant que telle dans les entreprises et ne fait l'objet, en France, d'aucune recherche de fond sur les problématiques qu'elle soulève. Serge Le Roux, Directeur du Centre Recherche universitaire et études économiques (RUEE) et du Laboratoire de recherche sur l'industrie et l'innovation (LabRII) au sein du l'Université du Littoral-Côte d'Opale (Ulco) à Dunkerque est, peut être un des rares, en France, à avoir étudié la question (1). Les éditions juridiques Lexbase ont décidé de l'interroger sur la définition et les enjeux de cette nouvelle forme d'organisation du travail. Lexbase : Comment pourrait-on définir le travail collaboratif ?

Serge Le Roux : Le travail collaboratif pourrait se définir comme le fait pour plusieurs personnes de travailler sur un objet unique. Il s'agit donc de la réunion d'un ensemble d'autonomies et de compétences différentes réunies dans un seul et même processus productif. Les participants n'ont pas à se connaître et peuvent être en des lieux différents. Chacune de ces personnes doit pouvoir modifier l'objet sans que les autres participants le sachent. Dans ce type d'organisation du travail, l'apport de chacun n'est pas décelable. C'est ce que l'on pourrait qualifier de "polyautonomie", c'est-à-dire l'autonomie de chacun des participants ou encore le fait de travailler ensemble séparément.

Depuis les messageries électroniques jusqu'aux agendas partagés en passant par les "Wikis", flux RSS, et autres vidéos-conférences Web, les outils de travail collaboratif ont envahi le monde de l'entreprise.

Lexbase : Ce système collaboratif remonte à des temps très anciens... Les hommes préhistoriques chassaient déjà selon ce modèle. Qu'est-ce qui fait qu'aujourd'hui le travail collaboratif doit être appréhendé comme une nouvelle organisation sociale du travail ?

Serge Le Roux : L'organisation collaborative est très ancienne, mais la mondialisation et l'apparition des nouvelles technologies de l'information et de la communication ont modifié la donne. Il est clair que les vrais enjeux soulevés par cette forme d'organisation apparaissent surtout dans un cadre inter-entreprises. Se posent, alors, les problématiques liées à la distance entre les participants, à leur contrôle par les supérieurs hiérarchiques, ainsi que toutes les questions liées à l'échange des connaissances et des savoir-faire entre les entreprises partenaires. Lorsqu'il est limité à une entreprise, le travail collaboratif soulève, bien sûr, moins d'interrogations...

En outre, dans un contexte d'internationalisation et d'informatisation du travail, l'organisation collaborative permet de recréer une forme de solidarité entre les salariés. En effet, les NTIC permettent de gérer en temps réel des informations de plus en plus complexes et nombreuses. Ainsi, dans un système collaboratif, l'apport des travailleurs est traité et régulé par des procédures informatiques. En conséquence, le travailleur peut, certes, mesurer son apport personnel, mais il n'en reste pas maître. En réalité, dans le système collaboratif, personne n'est apte à maîtriser la totalité du processus. De l'apport du participant jusqu'à son utilisation externe par le client, en passant par son traitement informatique, le résultat de ce travail immatériel devient de plus en plus difficile à mesurer, surtout qualitativement... Cette difficulté de mesure et d'évaluation du travail constitue l'une des problématiques principales soulevées par le travail collaboratif.

Lexbase : En France, comment est appréhendé ce modèle d'organisation sociale du travail ?

Serge Le Roux : Ces questions constituent d'excellents enjeux de la négociation collective. Pourtant, en France, les partenaires sociaux n'ont pas une réflexion très avancée sur le sujet pour que l'on puisse envisager, dans un futur proche, la conclusion d'accords collectifs organisant le travail collaboratif. Les a priori restent, en effet, nombreux. Du côté des employeurs, l'abandon du traditionnel lien de subordination est difficile à envisager. Les syndicats voient, quant à eux, dans ce type d'organisation un risque de fragilisation des rapports entre le salarié et son entreprise.

Lexbase : La mise en place d'un travail collaboratif implique des changements dans la manière de travailler. Quelles sont les qualités requises d'un travailleur soumis à ce type d'organisation ?

Serge Le Roux : L'obligation de résultat et l'autonomie des participants sont essentielles dans le travail collaboratif. En effet, dans ce type d'organisation, le participant doit être autonome vis-à-vis de son employeur et vis-à-vis des autres participants pour être efficace. De cette autonomie dépend la réussite du projet. Il existe une dialectique entre l'individuel et le collectif : le travailleur dépend des autres collaborateurs et les autres collaborateurs dépendent du travailleur dans la réussite du projet.

En pratique, cela exige, bien sûr, des capacités comportementales spécifiques. Le travailleur collaboratif devra, notamment, assumer l'exil professionnel et humain que ce type d'organisation pourra engendrer (les questions liées à la motivation du travailleur collaboratif sont, d'ailleurs, au coeur de la réussite du projet). Il devra, également, apprendre à travailler en confiance avec des salariés appartenant à d'autres entreprises, ce qui devra se traduire, notamment, par une capacité à divulguer ses connaissances et ses savoir-faire. Il devra, aussi et surtout, accepter une nouvelle autorité hiérarchique nouvelle -le chef de projet- et substituer à sa traditionnelle culture d'entreprise une culture professionnelle de projet.

Lexbase : Le travail collaboratif implique également de repenser le management au sein de l'entreprise. Comment peut-on, par exemple, individualiser et contrôler les performances de chacun ? Lorsqu'il s'agit d'un projet interentreprises, comment se partage l'autorité ?

Serge Le Roux : Dans le travail collaboratif, l'apport de chacun des travailleurs n'est, en principe, pas identifiable. Cela suppose de repenser en profondeur les règles juridiques et "managériales" afin d'appréhender cette nouvelle réalité et, notamment, si l'on veut apprécier les résultats et le travail de chacun des salariés. Il s'agit d'une véritable révolution culturelle pour les supérieurs hiérarchiques qui doivent abandonner le traditionnel lien de subordination au profit d'un rapport basé sur la confiance. Pour que ce système fonctionne efficacement, il faut qu'apparaisse dans le rapport d'emploi une dimension d'autonomie et de responsabilité des participants.

Bien entendu, les frontières et règles traditionnelles de l'entreprise s'adaptent mal à cette nouvelle manière d'envisager le lien salarial. Plutôt que de faire entrer cette nouvelle forme d'organisation du travail dans les cadres existants, il semble plus adapté d'inventer de nouvelles règles. Ne pourrait-on pas imaginer la création d'un nouveau statut intermédiaire entre le salariat et le travail indépendant ? La piste du statut de l'artisan (indépendant ayant un "capital de subsistance", c'est-à-dire un capital valorisable mais sans recherche d'accumulation) pourrait également être retenue pour mieux appréhender le statut du travailleur collaboratif (3). Cela impliquerait l'engagement de programmes de recherches réunissant informaticiens, juristes et économistes. Pour l'instant, aucune recherche substantielle n'a été entreprise sur ce sujet. On ne peut, d'ailleurs, que déplorer, d'une manière générale, la faiblesse des réflexions doctrinales sur les innovations dans l'organisation du travail, qu'il s'agisse du travail collaboratif ou, d'ailleurs, de l'essaimage et du télétravail.

Lexbase : Quel est l'intérêt de mettre en place dans une entreprise une telle organisation du travail ? Quels peuvent en être les inconvénients ?

Serge Le Roux : Tout d'abord, il est important de comprendre que la question du travail collaboratif ne se pose pas en termes de choix de l'entreprise. Il s'agit, plutôt, d'une réalité de fait que l'entreprise est obligée de prendre en compte. Mais dans ce type de processus de "modernisation", des entreprises s'adaptent plus vite que d'autres aux innovations... Certaines entreprises pratiquent ce type d'organisation du travail mais persistent à chercher à le faire rentrer dans les cadres classiques de l'entreprise. En réalité, il me semble qu'une prise en compte adaptée de cette nouvelle forme d'organisation du travail constitue à la fois un passage obligé et une condition d'une meilleure efficacité de l'entreprise.

Au rang des avantages du travail collaboratif, on peut avancer l'idée que la PME peut, par ce biais et en raison du principe égalitaire qui gouverne ce type d'organisation, accéder aux informations des entreprises collaboratrices de taille plus importante, informations qui, en temps normal, lui seraient inaccessibles de par leur complexité ou de par leur coût.

En revanche, une fois le travail collaboratif mis en place et organisé, l'entreprise doit apprendre à gérer de nouveaux risques comme, par exemple, le piratage ou le débauchage. En outre, au moment de la conception du projet collaboratif, il existe un risque si ce dernier est asymétrique et implique plus d'apport de savoir-faire ou de connaissance de la part d'un partenaire que de l'autre.

Propos recueillis par Aurélie Serrano
SGR - Droit social


(1) Serge Le Roux, La mise en oeuvre d'une approche collaborative comme facteur d'innovation dans les PME-PMI, Marché et organisations, Editions L'Harmattan, n° 4, 2007, pp. 189-208.
(2) Serge Le Roux, L'Artisanat est-il l'avenir du système industriel ? Vers une théorie de l'artisanation de la révolution informationnelle, Marché et Organisations, 2006-1, pp. 55-71 et l'interview qui en fut une prolongation in Entreprise & Carrières, n° 839, 9-15 janvier 2007, pp. 30-31

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