La lettre juridique n°229 du 28 septembre 2006 : Droit international privé

[Jurisprudence] De la compétence des tribunaux étrangers

Réf. : Cass. civ. 1, 23 mai 2006, n° 04-12.777, M. Jean-Michel Prieur c/ Mme Anne Danielle de Montenach, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6654DP7)

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N3203AL9

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le 07 Octobre 2010

L'arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 23 mai 2006 doit particulièrement retenir l'attention pour qui pratique le droit international privé. Il constitue, en effet, un important revirement de jurisprudence quant au caractère exclusif de l'article 15 du Code civil (N° Lexbase : L3310AB9) (1). Tout est parti d'une décision du Tribunal de première instance de la République et canton de Genève, qui a annulé un mariage pour vice du consentement. La femme a alors cherché à obtenir l'exequatur de la décision en France. Pour s'opposer à l'exequatur, le mari, de nationalité française, a invoqué l'article 15 du Code civil. Celui-ci prévoit qu'"un Français pourra être traduit devant un tribunal de France, pour des obligations par lui contractées en pays étranger, même avec un étranger". L'argumentation du mari était des plus classique. Elle reposait sur le caractère exclusif de l'article 15 qui conférait au mari le privilège d'être jugé par des juridictions françaises. Aucune décision étrangère rendue contre un Français ne pourrait être exéquaturée en France, sauf à démontrer que la partie de nationalité française avait renoncé à son privilège. On signalera au passage que cette solution classique ne valait qu'en droit commun, puisque les Règlements communautaires régissant la compétence internationale excluent tous les privilèges de juridictions, et notamment les articles 14 (N° Lexbase : L3308AB7) et 15 du Code civil, au moins en tant qu'ils instituent un privilège à raison de la nationalité des parties (2). Au cas d'espèce, les Règlements communautaires n'étant pas applicables, le mari soutenait que, dès lors qu'il n'avait pas renoncé à son privilège de juridiction, les tribunaux français étaient exclusivement compétents pour se prononcer sur la validité de son mariage, compétence exclusive qui faisait obstacle à l'exequatur du jugement suisse.

La cour d'appel n'a pas suivi ce raisonnement pourtant irréprochable au regard de la jurisprudence antérieure, dont l'origine remonte au début du XIXème siècle (Req. 17 mars 1830, S. 1830.1.95). Elle a exequaturé le jugement suisse en relevant de nombreux éléments factuels (lieu de célébration du mariage, lieu de naissance des époux, loi régissant le contrat de mariage, résidence habituelle des époux) qui rattachaient le litige à la Suisse, de telle sorte que la compétence des juridictions suisses ne pouvait être contestée. Le mari français a alors formé un pourvoi contre cette décision contraire à la jurisprudence la plus classique. La Cour de cassation a, en opérant ainsi un spectaculaire revirement de jurisprudence, rejeté le pourvoi. Elle affirme, formule qui doit retenir toute l'attention, que "l'article 15 du Code civil ne consacre qu'une compétence facultative de la juridiction française, impropre à exclure la compétence indirecte d'un tribunal étranger, dès lors que le litige se rattache de manière caractérisée à l'Etat dont la juridiction est saisie et que le choix de la juridiction n'est pas frauduleux".

La Cour de cassation remet donc en cause sa jurisprudence antérieure qui affirmait de manière constante que l'article 15 du Code civil présentait un caractère exclusif. Elle considérait, jusqu'à l'arrêt du 23 mai 2006, que ce caractère exclusif permettait au défendeur français, qui n'avait pas renoncé au privilège, de s'opposer à la reconnaissance d'un jugement étranger rendu contre lui (par exemple, Cass. civ. 1, 21 janvier 1992, n° 90-10.628, M X c/ Mme Y N° Lexbase : A4220AGE, D. 1993. som. 351, obs. B. Audit ; Cass. civ. 1, 18 mai 1994, n° 92-11.429, Mme X c/ M. Y N° Lexbase : A3860ACX, D. 1994, som. 355, obs. B. Audit).

Sur un plan de politique juridique, ce revirement doit être approuvé. Comme il avait été à juste titre souligné, le caractère exclusif de l'article 15 conférait à cet article sa "mauvaise réputation" (B. Ancel et Y. Lequette, note sous Cass. civ. 1, 4 octobre 1967, n° 66-10.294, Bachir N° Lexbase : A3124DR7, GA, n° 45, Dalloz, 2001, spéc. n° 11). Il ne s'agit nullement de remettre en cause l'idée que la nationalité puisse être un chef de compétence des tribunaux français. On sait qu'à peu près tous les Etats connaissent des fors exorbitants qui permettent à leurs nationaux de plaider devant leurs juridictions. Mais admettre que la nationalité française fonde la compétence des juridictions françaises ne légitime pas l'idée qu'un plaideur français puisse systématiquement s'opposer à un jugement étranger rendu contre lui et par ailleurs parfaitement régulier. La suppression du jeu de l'article 15 au stade de l'exequatur des jugements étrangers était réclamée par la doctrine depuis longtemps (v, G.A.L. Droz, Réflexions pour une réforme des articles 14 et 15 du Code civil français, Rev. crit. 1975.1, spéc. p. 18 et s. ; A. Ponsard, Le contrôle de la compétence des juridictions étrangères, Trav. Com. fr. dr. int. pr. 1985-1986, p. 47 et s., spéc. p. 52 et s.). Il y avait là la manifestation d'un certain nationalisme judiciaire peu conforme à l'esprit de confiance entre juridictions qui anime aujourd'hui le droit international privé. On comprenait mal qu'un plaideur français puisse empêcher l'efficacité en France d'une décision étrangère prononcée contre lui au seul motif qu'il aurait dû être jugé, du fait de sa nationalité, en France. Plus encore, il pouvait se prévaloir ou non de l'article 15 selon que la décision prononcée à l'étranger lui était ou non favorable. L'avantage judiciaire qui était octroyé aux Français ne reposait sur aucune justification rationnelle. D'ailleurs, comme il a été justement relevé, "si les autres pays adoptaient la même attitude, l'inconvénient que l'on cherche à éviter à nos nationaux serait renforcé : ils ne pourraient plus invoquer les jugements obtenus en France, contre des étrangers, dans le pays de la nationalité de ceux-ci, et devraient donc porter leurs litiges devant les tribunaux étrangers" (P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, Montchrestien, 8ème éd., 2004, n° 376).

Sur un plan plus technique, ce revirement doit également être approuvé. Le caractère exclusif de l'article 15 n'était aucunement imposé par la lettre du texte qui prévoit seulement, on le rappelle, qu'"un Français pourra [et non devra] être traduit devant un tribunal de France" (P. Mayer et V. Heuzé, op. cit., n° 376). Littéralement, la saisine des tribunaux français est une possibilité offerte au demandeur étranger. En lui attribuant un caractère exclusif, la Cour de cassation avait transformé cette possibilité en une obligation. Les plaideurs étrangers se retrouvaient obligés d'assigner devant les tribunaux français s'ils entendaient exécuter la décision en France.

Désormais, la Cour de cassation l'affirme : l'article 15 du Code civil est impropre à exclure la compétence indirecte d'un tribunal étranger dès lors que le litige se rattache d'une manière caractérisée à l'Etat dont la juridiction a été saisie et que le choix de la juridiction n'est pas frauduleux. On pourra noter la référence expresse aux conditions classiques de reconnaissance des décisions étrangères issues de la jurisprudence "Simitch" (Cass. civ. 1, 6 février 1985, n° 83-11.241 N° Lexbase : A0251AHR, Rev. crit. 1985.369 ; JDI 1985.460, note A. Huet ; D. 1985, juris. p. 469, note J. Massip ; D. 1985, I.R. p. 497, obs. B. Audit ; GA, n° 70, Dalloz, 4ème éd., 2001, note B. Ancel et Y. Lequette). La seule présence d'un défendeur de nationalité française ne suffit plus à exclure la compétence des juridictions étrangères.

Cette évolution présentera, en outre, l'avantage de supprimer tout débat quant à la renonciation à l'article 15. On sait à quel point les décisions étaient difficiles à systématiser, sans qu'il faille voir dans cette remarque une critique de la jurisprudence étant donné le caractère subjectif que revêt la volonté de renoncer. La difficulté est désormais levée. Dès lors que l'article 15 ne pose plus une règle de compétence exclusive, il importe peu de savoir si le défendeur français a ou non renoncé au privilège. L'article 15 n'est plus instauré au bénéfice du défendeur français, mais au seul bénéfice du demandeur, qu'il soit d'ailleurs français ou étranger. C'est, désormais, le demandeur qui bénéficie du privilège et qui peut, s'il le souhaite, assigner le défendeur français devant un tribunal français. Si on adopte le vocabulaire des internationalistes, on dira que l'article 15 du Code civil n'édicte plus qu'une règle de compétence directe des tribunaux français, sans influence sur la compétence indirecte des juridictions étrangères. L'article 15 devient pour les demandeurs étrangers la réciproque de l'article 14 pour les demandeurs français (article 14 du Code civil : "L'étranger, même non résidant en France, pourra être cité devant les tribunaux français, pour l'exécution des obligations par lui contractées en France avec un Français ; il pourra être traduit devant les tribunaux de France, pour les obligations par lui contractées en pays étranger envers des Français").

Certes, il sera désormais évidemment plus difficile de s'opposer à la reconnaissance d'un jugement émanant d'un Etat étranger dont la justice n'inspire qu'une confiance très limitée. Bien sûr, il sera toujours possible, et cela sera probablement la voie à emprunter, de relever le caractère contraire à l'ordre public international français, d'un jugement rendu dans des conditions inégalitaires. Mais, il faut reconnaître que l'exclusivité de la compétence issue de l'article 15 constituait un moyen efficace pour refuser de reconnaître un jugement rendu dans des conditions discutables, sans porter pour autant un jugement de valeur sur la qualité de la justice et du personnel qui la rend. Désormais, seule l'invocation d'une exception d'ordre public, notamment procédural, permettra de s'opposer à la reconnaissance en France de jugements rendus dans de telles conditions. A bien y réfléchir, cela n'est pas forcément un mal. Affirmer solennellement la contrariété à notre ordre public des décisions les plus choquantes présentera peut-être une vertu d'exemple.

De même, quelques esprits chagrins relèveront que l'ancienne interprétation de l'article 15 du Code civil était tout de même un bon argument de négociation pour la France dans les conventions internationales. Comme toute convention repose sur des concessions réciproques, l'abandon du caractère exclusif de l'article 15 était une concession que la France pouvait proposer, ce qu'elle ne pourra désormais plus faire. Gageons que les diplomates français auront d'autres arguments à faire valoir que l'invocation de l'interprétation d'un texte, dont le caractère archaïque était incontestable.

Pierre Callé
Professeur à l'Université du Maine
Groupe de recherche en droit des affaires


(1) Sur cet arrêt, v. déjà JCP éd. G, 2006, II, 10134 et la note.
(2) V. sur ce point, par exemple T. Vignal, Droit international privé, Armand Colin, 2005, n° 493.

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