Réf. : Conclusions de l'avocat général, aff. C-385/05, 12 septembre 2006
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N3175AL8
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le 07 Octobre 2010
Décision (non rendue)
CJCE, affaire C-385/05, CGT, CFDT, CFE-CGC, CFTC et CGT-FO c/ Premier ministre et ministre de l'Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement. Textes applicables : Directive 2002/14/CE du Parlement européen et du Conseil du 11 mars 2002 établissant un cadre général relatif à l'information et la consultation des travailleurs dans la Communauté européenne (N° Lexbase : L7543A8U) ; Déclaration conjointe du Parlement européen, du Conseil et de la Commission sur la représentation des travailleurs (JO L 080, p. 29) ; Directive 98/59/CE du Conseil du 20 juillet 1998 concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives aux licenciements collectifs (N° Lexbase : L9997AUS ; JO L 225, p. 16). |
Faits
Par un arrêt du 19 octobre 2005 (CE Contentieux, 19 octobre 2005, n° 283892, Confédération générale du travail et autres N° Lexbase : A9978DKR), le Conseil d'Etat prononce un sursis à statuer sur les requêtes déposées par les principaux syndicats de salaires demandant l'annulation de l'ordonnance n° 2005-892, jusqu'à ce que la CJCE se soit prononcée sur des difficultés sérieuses d'interprétations. |
Problème juridique
Le Conseil d'Etat demande à la Cour de justice de statuer sur les questions suivantes : 1. Compte tenu de l'objet de la Directive 2002/14/CE du 11 mars 2002, le renvoi aux Etats membres du soin de déterminer le mode de calcul des seuils de travailleurs employés que cette Directive énonce, doit-il être regardé comme permettant à ces Etats de procéder à la prise en compte différée de certaines catégories de travailleurs pour l'application de ces seuils ? 2. Dans quelle mesure la Directive 98/59/CE du 20 juillet 1998 peut-elle être interprétée comme autorisant un dispositif ayant pour effet que certains établissements occupant habituellement plus de vingt travailleurs se trouvent dispensés, fût-ce temporairement, de l'obligation de créer une structure de représentation des travailleurs en raison de règles de décompte des effectifs excluant la prise en compte de certaines catégories de salariés pour l'application des dispositions organisant cette représentation ? |
Solution
1- Eu égard à la finalité de la Directive 2002/14, le renvoi aux Etats membres du soin de déterminer le mode de calcul des seuils de travailleurs employés, en vertu de l'article 3, paragraphe 1, second alinéa, de la Directive 2002/14, ne saurait être interprété en ce sens qu'il permet à ces Etats de procéder à l'exclusion temporaire de certaines catégories de travailleurs pour l'application de ces seuils. 2- La Directive 98/59 CE du Conseil, du 20 juillet 1998, concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives aux licenciements collectifs, doit être interprétée en ce sens qu'elle s'oppose à une mesure nationale ayant pour effet que certains établissements occupant habituellement plus de vingt travailleurs se trouvent dispensés, ne fût-ce que temporairement, de l'obligation d'assurer la représentation des travailleurs en raison de règles de décompte des effectifs excluant la prise en compte de certaines catégories de travailleurs pour l'application des dispositions organisant cette représentation. |
Commentaire
On se souvient que l'ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005 permet aux employeurs de ne pas prendre en compte le salarié embauché depuis le 22 juin 2005 et âgé de moins de vingt-six ans, jusqu'à ce qu'il ait atteint l'âge de vingt-six ans, dans le calcul de l'effectif du personnel de l'entreprise, quelle que soit la nature du contrat qui le lie à l'entreprise. Cette disposition est applicable jusqu'au 31 décembre 2007 (1). La CGT, la CFDT, la CGC, la CFTC et la CGT-FO avaient introduit des recours en annulation de l'article 1 de l'ordonnance nº 2005-892. A l'appui de ces recours devant le Conseil d'Etat, les parties requérantes avaient, notamment, soulevé un moyen tiré de ce que l'aménagement des règles de décompte des effectifs, tel que prévu par l'ordonnance nº 2005-892, méconnaîtrait les objectifs des Directives 98/59 et 2002/14. Le Conseil d'Etat s'est prononcé à deux reprises sur ce dispositif : par un premier arrêt, rendu le 19 octobre 2005 (2) (le Conseil d'Etat avait prononcé un sursis à statuer sur les requêtes déposées par les principaux syndicats de salaires demandant l'annulation de cette ordonnance, jusqu'a ce que la CJCE se soient prononcées sur des difficultés sérieuses d'interprétations) ; par un second arrêt, rendu le 23 novembre 2005 (3) : le Conseil d'Etat avait prononcé la suspension de l'ordonnance n° 2005-892 et sursit à statuer jusqu'à ce que la CJCE se soit prononcée sur deux questions. La CJCE, saisie d'une question préjudicielle du Conseil d'Etat, a décidé dans un premier temps, que l'annulation de l'ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005 ne relève pas de la procédure d'urgence (CJCE, ordonnance du président de la Cour du 21 novembre 2005). Sur le fond, dans cette affaire C-385/05, l'avocat général se prononce dans le sens des organisations syndicales et conclut que, s'agissant de la mise en place des institutions représentatives du personnel, la conformité de l'ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005 à la Directive 2002/14/CE du 11 mars 2002 lui paraît douteuse (I) ; de même, s'agissant du droit de la consultation des représentants du personnel au titre de la réglementation communautaire sur le licenciement, l'ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005 ne lui paraît pas non plus conforme à la Directive 98/59/CE du Conseil du 20 juillet 1998 (II). I - Mise en place des institutions représentatives du personnel : conformité douteuse de l'ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005 à la Directive 2002/14/CE du 11 mars 2002
L'ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005, en modifiant les règles de décompte des effectifs, influence directement la mise en place des institutions représentatives du personnel ou du CHSCT, laquelle est fonction des effectifs de l'entreprise. En effet, l'ordonnance n° 2005-892 permet une absence de prise en compte des jeunes de moins de vingt-six ans du calcul des effectifs. Dans sa décision DC 2005/521 rendue le 22 juillet 2005 (Cons. const., décision n° 2005-521 DC N° Lexbase : A1642DKZ), le Conseil constitutionnel n'a pas émis de critiques ni de réserves : l'article 1er-5ème de la loi d'habilitation n° 2005-846 (loi n° 2005-846, 26 juillet 2005, habilitant le Gouvernement à prendre, par ordonnance, des mesures d'urgence pour l'emploi N° Lexbase : L8804G9X) n'autorise qu'un aménagement des règles de décompte des effectifs utilisées pour la mise en oeuvre de dispositions relatives au droit du travail ou d'obligations financières imposées par d'autres législations, et non du contenu desdites dispositions ou obligations. Le motif principal tient à ce qu'aucun principe non plus qu'aucune règle de valeur constitutionnelle n'interdit au législateur de prendre des mesures propres à venir en aide à des catégories de personnes rencontrant des difficultés particulières : il pouvait donc, en vue de favoriser le recrutement des jeunes âgés de moins de vingt-six ans, autoriser le Gouvernement à prendre des dispositions spécifiques en ce qui concerne les règles de décompte des effectifs.
Devant le Conseil d'Etat, les syndicats invoquaient le même moyen tiré de la méconnaissance du principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail. Le Conseil d'Etat, par son arrêt du 19 octobre, apportait la même réponse que celle du Conseil constitutionnel dans sa décision précitée du 22 juillet 2005. L'ordonnance du 2 août 2005 ne procède qu'à un aménagement des règles de décompte des effectifs utilisées pour la mise en oeuvre de dispositions relatives au droit du travail. Elle ne modifie pas le contenu de ces dispositions. Mais dans son arrêt rendu le 23 novembre 2005, le Conseil d'Etat décidait qu'au nombre des dispositions dont l'application peut ainsi se trouver écartée ou différée, figurent celles qui imposent aux entreprises la mise en place d'institutions représentatives du personnel appelées, notamment, à intervenir dans les procédures de licenciement collectif pour motif économique. L'application de cette mesure porte une atteinte suffisamment grave et immédiate aux intérêts de syndicats de salariés, selon le Conseil d'Etat. Même si le ministre de l'Emploi faisait valoir que l'ordonnance n° 2005-892 a été inspirée par l'objectif de favoriser l'emploi, le Conseil d'Etat concluait que la condition tenant à l'urgence devait être regardée comme remplie.
L'article 3 § 1, alinéa 1, de la Directive 2002/14 dispose que la Directive s'applique selon le choix fait par les Etats membres aux entreprises employant dans un Etat membre au moins 50 travailleurs ou aux établissements employant dans un Etat membre au moins 20 travailleurs. L'article 3 § 1, alinéa 1, de la Directive 2002/14 dispose également que les Etats membres déterminent le mode de calcul des seuils de travailleurs employés. Le Conseil d'Etat a demandé à la CJCE de vérifier si le second alinéa de l'article 3 § 1 de la Directive 2002/14 accorderait aux Etats membres la possibilité, telle que celle prévue par l'ordonnance n° 2005-892, d'exclure une catégorie entière de travailleurs du décompte des effectifs des établissements, aux fins de l'application du seuil pertinent de travailleurs prévu par ladite Directive. Selon l'avocat général (conclusions préc., point 55), reconnaître aux Etats membres la compétence d'établir les modalités d'application d'un seuil de travailleurs est une chose bien différente que de les autoriser à déterminer ceux des travailleurs qui peuvent entrer dans l'assiette du calcul du seuil de travailleurs, en excluant de cette assiette une catégorie entière d'entre eux. L'article 3 § 1, alinéa 2, de la Directive 2002/14 ne saurait être interprété, selon l'avocat général, en ce sens qu'il permet à un Etat membre d'exclure l'application des dispositions de cette même Directive, en soustrayant une catégorie entière de travailleurs du calcul des travailleurs employés des établissements relevant du champ d'application de ladite Directive, aux fins de l'application du seuil de vingt travailleurs prévu par cette dernière. II - Droit de la consultation des représentants du personnel au titre de la réglementation communautaire sur le licenciement : ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005 non conforme à la Directive 98/59/CE du Conseil du 20 juillet 1998
La non-conformité de l'ordonnance n° 2005-892 avec le droit communautaire a été soulevée par la CGT, la CFDT, la CGC, la CFTC et la CGT-FO, motif pris que l'aménagement des règles de décompte des effectifs conduirait à méconnaître les objectifs des Directives 98/59/CE du 20 juillet 1998 et 2002/14/CE du 11 mars 2002 (4). L'argument a été recueilli favorablement : le Conseil d'Etat, dans son arrêt rendu le 23 novembre 2005 (5), a prononcé la suspension de l'ordonnance et a sursis à statuer jusqu'à ce que la CJCE se soit prononcée sur deux questions (déjà mentionnées).
La CJCE, saisie d'une question préjudicielle du Conseil d'Etat, a décidé que l'annulation de l'ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005 ne relève pas de la procédure d'urgence (CJCE, Ordonnance du président de la Cour, 21 novembre 2005). Sur le fond (aff. C-385/05), la CJCE ne s'est pas encore prononcée, mais l'avocat général a rendu ses conclusions.
La Directive 98/59 prévoit que lorsqu'un employeur envisage d'effectuer des licenciements collectifs, il est tenu de procéder, en temps utile, à des consultations avec les représentants des travailleurs en vue d'aboutir à un accord. L'article 1er § 1 de la Directive 98/59 dispose que l'on entend par "licenciements collectifs", les licenciements effectués par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne des travailleurs lorsque le nombre de licenciements intervenus est, selon le choix effectué par les Etats membres : soit, pour une période de trente jours au moins égal à 10 dans les établissements employant habituellement plus de 20 et moins de 100 travailleurs ou au moins égal à 10 % du nombre des travailleurs dans les établissements employant habituellement au moins 100 et moins de 300 travailleurs ou enfin, au moins égal à 30 dans les établissements employant habituellement au moins 300 travailleurs ; soit, pour une période de quatre-vingt-dix jours, au moins égal à 20, quel que soit le nombre des travailleurs habituellement employés dans les établissements concernés. Par sa seconde question, le Conseil d'Etat demandait à la CJCE d'indiquer si, et dans quelle mesure, la Directive 98/59 autorise l'adoption d'une mesure nationale ayant pour effet que certaines entreprises occupant habituellement plus de vingt travailleurs se trouvent dispensés, même temporairement, de l'obligation de créer une instance de représentation des travailleurs en raison de règles de décompte des effectifs excluant la prise en compte de certaines catégories de salariés pour l'application des dispositions organisant cette représentation. L'avocat général relève que le résultat auquel est susceptible d'aboutir l'ordonnance nº 2005-892 serait de priver les travailleurs des droits qu'ils tirent de la Directive 98/59 dès lors qu'une entreprise emploie plus de vingt travailleurs (et franchit donc le seuil de vingt travailleurs, prévu par la Directive 2002/14, indépendamment de l'âge de ces travailleurs) mais compte moins de onze travailleurs de plus de vingt-six ans, en application des règles prévues par le Code du travail français et par l'article 1 de l'ordonnance nº 2005-892 (conclusions aff. C-385/05, prec., point n° 73 et 74). Dans cette situation, l'entreprise étant exonérée de l'obligation d'organiser la désignation de représentants du personnel, il n'existerait alors aucun représentant des travailleurs à informer et à consulter, préalablement au licenciement collectif envisagé, contrairement à la protection accordée aux travailleurs par la Directive 98/59. L'ordonnance n° 2005-892 est contraire à la Directive 98/59, selon l'avocat général, car en soustrayant une catégorie entière de travailleurs du calcul du seuil de vingt travailleurs, l'ordonnance permettrait de faire échapper certaines entreprises à l'obligation de respecter les procédures protectrices des travailleurs que la Directive 98/59 impose. Une telle législation serait donc susceptible de dénier à des groupes de travailleurs le droit d'être informés et entendus, qui leur revient normalement en vertu de cet acte, alors même que la Directive 98/59 n'admet aucune exception sur la base de laquelle les Etats membres pourraient porter atteinte à l'obligation d'information et de consultation des représentants des travailleurs qu'elle garantit.
Christophe Willmann
(1) B. Gauriau, Commentaire de l'ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005 relative à l'aménagement des règles de décompte des effectifs des entreprises, JCP éd. S, 6 septembre 2005, étude n° 1121, p. 41 ; Droit du travail : sur quelques ordonnances récentes (article 38 de la Constitution), Dr. soc. 2006, p. 615 ; S. Martin-Cuenot, Ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005 relative à l'aménagement des règles de décompte des effectifs des entreprises, Lexbase Hebdo n° 179 du 1er septembre 2005 - édition sociale (N° Lexbase : L0757HBN) ; C. Willmann, Les aides juridiques au titre des politiques publiques de l'emploi, RDSS 2006 p. 624 ; L'exclusion du calcul des effectifs des jeunes de moins de 26 ans (Ordonnance n° 2005-892 du 2 août 2005), Dr. soc. 2005, p. 1145. |
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