La lettre juridique n°229 du 28 septembre 2006 : Rel. collectives de travail

[Jurisprudence] Licenciements économiques fondés sur la sauvegarde de la compétitivité des entreprises : la Cour de cassation rassure

Réf. : Cass. soc., 13 septembre 2006, n° 05-41.665, Société E. et M. Lamort c/ Mme Véronique Tridat, F-D (N° Lexbase : A0358DRP) et n° 04-45.915, Association L'Opéra National de Lyon c/ M. Laurent Nutchey, F-D (N° Lexbase : A0248DRM)

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N3200AL4

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

On se souvient de l'émoi qu'avaient pu susciter, dans une partie de l'opinion, les fameux arrêts "Pages jaunes" rendus par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 11 janvier 2006 (Cass. soc., 11 janvier 2006, n° 04-46.201, M. Joël Ains c/ Société Les Pages jaunes N° Lexbase : A3500DML et n° 05-40.977, Société Pages jaunes c/ M. Philippe Delporte N° Lexbase : A3522DME). Alors même que la Cour de cassation avait pris la peine d'accompagner ces deux décisions d'un communiqué destiné à rassurer les justiciables sur ses intentions, certains n'avaient pas manqué d'évoquer un revirement de jurisprudence et avançaient l'idée qu'en résultait un "blanc-seing pour les licenciements préventifs". Joignant en quelque sorte le geste à la parole, la Cour de cassation a toutefois démontré, dans plusieurs arrêts postérieurs, qu'une telle conclusion s'avérait pour le moins hâtive et qu'elle n'entendait pas, loin s'en faut, modifier son regard sur les licenciements économiques procédant du souci de sauvegarder la compétitivité des entreprises. Deux décisions rendues le 13 septembre dernier par la Chambre sociale s'inscrivent dans cette perspective rassurante.
Résumé

Pourvoi n° 05-41.665

Une réorganisation ne peut être une cause économique de licenciement que si elle est nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise. Par suite, une réorganisation visant à une amélioration des marges qui étaient positives, ne participe pas d'une telle nécessité.

Pourvoi n° 04-45.915

L'harmonisation des statuts des personnels d'une association conduisant à la suppression de l'emploi d'un salarié visait à réaliser des économies et à lui laisser une plus grande marge de manoeuvre à l'égard des salariés sous contrat. Elle n'a donc pas pour objet la sauvegarde de la compétitivité de l'association.

Décisions

Cass. soc., 13 septembre 2006, n° 05-41.665, Société E. et M. Lamort c/ Mme Véronique Tridat, F-D (N° Lexbase : A0358DRP)

Cass. soc., 13 septembre 2006, n° 04-45.915, Association L'Opéra National de Lyon c/ M. Laurent Nutchey, F-D (N° Lexbase : A0248DRM)

Textes concernés : C. trav., art. L. 321-1 (N° Lexbase : L8921G7K)

Mots-clés : Licenciement pour motif économique (définition), sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise (notion).

Liens base :

Faits

Pourvoi n° 05-41.665

Mme Leblanc, employée dans l'entreprise en qualité de responsable administratif et financier, a été licenciée par la société E. et M. Lamort le 26 juin 2000, en raison de la suppression de son poste consécutive à une réorganisation.

L'employeur reproche à l'arrêt attaqué de l'avoir condamné à payer à la salariée une indemnité pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Le pourvoi fait notamment valoir que la cour d'appel aurait violé l'article L. 321-1 du Code du travail en décidant, pour déclarer le licenciement dépourvu de motif économique, que la sauvegarde de la compétitivité suppose que l'entreprise soit menacée dans ses marchés au point de compromettre sa pérennité.

Pourvoi n° 04-45.915

M. Nutchey, engagé comme machiniste par l'association Opéra de Lyon le 1er septembre 1986, a été licencié le 27 novembre 1999 pour motif économique.

Condamnée à payer une somme à titre de dommages-intérêts et à rembourser des indemnités de chômage, l'association employeur fait grief à l'arrêt attaqué d'avoir jugé que le licenciement du salarié était dépourvu de cause réelle et sérieuse.

Solution

Pourvoi n° 05-41.665

Rejet du pourvoi

"Mais attendu que la cour d'appel, qui a exactement énoncé qu'une réorganisation ne peut être une cause économique de licenciement que si elle est nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise et qui a constaté que les éléments produits dont il résultait que la réorganisation visait à une amélioration des marges qui étaient positives, ne justifiaient pas d'une telle nécessité, a, par ce seul motif, pu décider que le licenciement de la salariée était dépourvu de cause économique".

Pourvoi n° 04-45.915

Rejet du pourvoi

"Mais attendu que, par motifs propres et adoptés, la cour d'appel, appréciant souverainement les pièces et éléments de preuve soumis à son examen, a estimé que l'harmonisation des statuts des personnels de l'association conduisant à la suppression de l'emploi de M. Nutchey visait à réaliser des économies et à lui laisser une plus grande liberté à l'égard des salariés sous contrat ; qu'elle a pu en déduire que le licenciement n'avait pas pour objet la sauvegarde de la compétitivité de l'association sans avoir à s'expliquer sur des difficultés économiques qui n'étaient pas invoquées dans la lettre de licenciement ; qu'abstraction faite de motifs erronés mais surabondants relatifs à la motivation de la lettre de licenciement, elle a ainsi légalement justifiée sa décision".

Observations

1 - La sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise comme motif de licenciement

  • Genèse

L'article L. 321-1 du Code du travail définit le licenciement pour motif économique comme "le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d'une suppression ou transformation d'emploi ou d'une modification, refusée par le salarié, d'un élément essentiel du contrat de travail, consécutives notamment à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques".

Mettant à profit la marge de liberté octroyée par le législateur au travers de l'emploi de l'adverbe "notamment", la Cour de cassation a admis, au fil du temps, d'autres causes de suppression ou transformation d'emplois ou de modifications de contrat de travail que les seules difficultés économiques et mutations technologiques. C'est ainsi qu'en 1995 elle affirmait, dans un arrêt resté fameux, que "lorsqu'elle n'est pas liée à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques, une réorganisation ne peut constituer un motif économique que si elle est effectuée pour sauvegarder la compétitivité du secteur d'activité" (Cass. soc., 5 avril 1995, n° 93-42.690, Société Thomson Tubes et Displays c/ Mme Steenhoute et autres, publié N° Lexbase : A4018AA3, D. 1995, p. 503, note M. Keller, Dr. ouvrier 1995, p. 281, note A. Lyon-Caen ; Dr. soc. 1995, p. 489, note G. Lyon-Caen).

Si la Cour de cassation venait, ainsi, admettre les licenciements préventifs, elle a, par la suite, fait preuve d'une certaine sévérité quant à la mise en oeuvre de ce nouveau motif de licenciement économique, n'hésitant pas à censurer les décisions de juges du fond opérant une interprétation trop large de celui-ci (V., sur ce point, la chron. de Ch. Radé, Un nouveau pas en avant pour le licenciement économique fondé sur la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise, Lexbase Hebdo n° 198 du 19 janvier 2006 - édition sociale N° Lexbase : N3341AKX et la jurisprudence citée). En d'autres termes, les décisions de la Chambre sociale postérieures à l'arrêt de 1995 révélaient, peu ou prou, une certaine réticence de cette dernière à l'égard de la possibilité laissée à l'employeur de prononcer des licenciements économiques pour sauvegarder la compétitivité de l'entreprise.

Au-delà, on pouvait reprocher à la Cour de cassation l'absence d'indications utiles sur ce qui doit permettre de distinguer la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise des difficultés économiques. C'est au regard de cette carence que les arrêts "Pages jaunes" revêtent toute leur importance.

  • Les arrêts "Pages jaunes"

On s'accordera avec d'autres pour affirmer que les arrêts "Pages jaunes" n'ont nullement constitué une innovation ou une inflexion de la jurisprudence de la Cour de cassation et encore moins un revirement (V. notamment, J.-E. Ray, Revirement ? Quel revirement ? Dix ans après l'arrêt "Vidéocolor", les arrêts "Pages jaunes" du 11 janvier 2006, Dr. soc. 2006, p. 138). Peut-être la crainte irraisonnée suscitée par ces arrêts découlait-elle du fait, qu'une fois n'est pas coutume, la Chambre sociale admettait la validité de licenciements économiques consécutifs à la réorganisation de l'entreprise effectuée pour en sauvegarder la compétitivité.

Car, pour le reste, la Cour de cassation s'est tout d'abord bornée à rappeler que la réorganisation de l'entreprise constitue un motif économique de licenciement si elle est effectuée pour en sauvegarder la compétitivité ou celle du secteur d'activité du groupe auquel elle appartient. Elle a, ensuite, précisé, plus fondamentalement, que répond à ce critère la réorganisation mise en oeuvre pour prévenir des difficultés économiques liées à des évolutions technologiques et leurs conséquences sur l'emploi, sans être subordonnée à l'existence de difficultés économiques à la date du licenciement.

En résumé, et ainsi que l'a souligné à juste titre un auteur autorisé, "ces arrêts disent, d'une manière finaliste, ce qui peut autoriser des licenciements hors toute difficulté économique ou mutation technologique : des difficultés économiques prévisibles et qu'il s'agit de prévenir, par une mesure d'anticipation, en limitant leurs conséquences futures sur l'emploi. [...] Mais ces arrêts disent aussi clairement que cette cause de licenciement n'est pas subordonnée à l'existence de difficultés économiques au jour du licenciement, comme certaines juridictions du fond avaient tendance à le juger" (P. Bailly, Actualité des licenciements économiques, Sem. soc. Lamy, 17 juillet 2006, n° 1270, p. 6).

Rien de bien nouveau donc, si ce n'est une certaine insistance sur la possibilité de privilégier la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences, au demeurant dans l'air du temps (V., sur cette question, l'art. préc. de J.-E. Ray. V. aussi, F. Favennec-Héry, obs. ss. les arrêts "Pages jaunes", JCP éd. S 2006, n° 1076). En tout état de cause, des arrêts postérieurs ont démontré qu'il était toujours nécessaire de caractériser une menace pesant sur la compétitivité de l'entreprise ou du secteur d'activité du groupe dont elle relève. Les deux décisions sous examen s'inscrivent dans cette perspective et sont de nature à rassurer ceux qui, au lendemain des arrêts "Pages jaunes", envisageaient le pire (V. aussi, pour d'autres arrêts de cette nature, Cass. soc., 31 mai 2006, n° 04-47.376, F-P sur 1er moyen N° Lexbase : A7525DPE ; Cass. soc., 4 juillet 2006, n° 04-46.261, M. Olivier Majeune, N° Lexbase : A3702DQ8).

2 - Le contrôle des licenciements économiques fondés sur la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise

  • Les éléments que doit produire l'employeur

Il est désormais très clair que l'employeur n'a en aucune façon à démontrer l'existence de difficultés économiques au jour du licenciement. Mais ce dernier doit produire des éléments tendant à établir que, s'il n'avait pas pris des mesures de réorganisation impliquant des licenciements, la situation de l'entreprise se serait dégradée ou, à tout le moins, aurait pu se dégrader, au point d'imposer des mesures plus graves, en termes d'emploi (P. Bailly, art. préc., p. 6). C'est bien de gestion prévisionnelle des emplois dont il est ici question. La réorganisation doit viser à prévenir des difficultés économiques futures pouvant avoir un effet sur l'emploi. En d'autres termes, l'employeur a le droit (pour ne pas dire le devoir) pour sauver l'entreprise, de procéder, à l'occasion d'une réorganisation, à des licenciements nécessaires à son maintien en bonne santé.

Se trouvent ainsi bannis les licenciements qualifiés de "boursiers", destinés à maximiser le profit de l'entreprise, ou plus exactement celui des actionnaires. Par suite, et pour en revenir aux arrêts rendus le 13 septembre 2006, ne relèvent pas de la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise, la réorganisation visant à améliorer les marges déjà positives de l'entreprise (pourvoi n° 05-41.665) ou encore l'harmonisation des statuts des personnels d'une association visant à réaliser des économies et à lui laisser une plus grande liberté à l'égard des salariés sous contrat (pourvoi n° 04-45.915). Deux solutions parfaitement justifiées, qui démontrent que les juges du fond, dont les décisions sont dans les deux cas approuvées par la Cour de cassation, savent se mettre au diapason de sa jurisprudence.

  • Limites du contrôle des juges du fond

Ainsi que le rappelle la Cour de cassation dans l'un des deux arrêts commentés (pourvoi n° 04-45.915), les juges du fond ont uniquement pour mission d'apprécier si la réorganisation et les licenciements économiques qui en découlent étaient nécessaires à la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise. Ils n'ont donc pas à s'expliquer sur des difficultés économiques, dès lors à tout le moins qu'elles ne sont pas invoquées dans la lettre du licenciement, dont on doit rappeler qu'elle fixe les limites du litige.

Ensuite, la vérification de ce motif de licenciement économique et de ses conséquences sur l'emploi ne doit pas conduire le juge à se prononcer sur la valeur des choix de gestion effectués par l'employeur. Affirmée par l'Assemblée plénière de la Cour de cassation dans le fameux arrêt "SAT" en date du 8 décembre 2000 (Cass. Ass. plén., 8 décembre 2000, n° 97-44.219, Société anonyme de télécommunications (SAT) c/ M. Coudière et autres N° Lexbase : A0328AUP, D. 2001, p. 1125, note critique J. Pélissier), cette directive n'est sans doute pas toujours facile à mettre en oeuvre. En outre, et pour être conforme à la liberté d'entreprendre, elle tend à laisser de côté le principe selon lequel le licenciement doit être la mesure ultime.

En conclusion, et au regard des deux arrêts commentés, il y a tout lieu d'affirmer que les arrêts "Pages jaunes" n'auront nullement provoqué les bouleversements que certains avaient pu un peu trop rapidement prédire. On ne peut que s'en féliciter, tout en soulignant que l'on avait toutefois peu de craintes à cet égard.

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