Réf. : Cass. com., 25 avril 2006, n° 04-15.817, Société International sport Fashion c/ Société Himalaya Express NV, FS-P+B (N° Lexbase : A2076DPL)
Lecture: 6 min
N8888AKE
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
le 07 Octobre 2010
Les juges du second degré écartent la demande du donneur d'ordre tendant à s'opposer à l'exécution du crédit documentaire, considérant qu'il n'était pas établi que la banque était à même de constater la fraude par un examen formel des documents. Au visa de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), l'arrêt est cependant censuré. Pour la Chambre commerciale, "le droit pour le donneur d'ordre de se prévaloir d'une fraude affectant les documents d'un crédit documentaire avant son exécution pour en paralyser le paiement n'est pas subordonné à la condition que cette fraude soit décelable par la banque émettrice au terme d'un simple examen formel". En d'autres termes, le banquier peut être responsable alors même qu'il n'est pas conscius fraudis.
Selon les règles et usances uniformes de la CCI, le banquier se doit d'examiner "avec un soin raisonnable tous les documents stipulés [...] pour vérifier s'ils présentent ou non l'apparence de conformité avec les termes et conditions du crédit" (3). Ce contrôle limité à l'apparence n'empêche pas que la fraude, qui est absente des RUU, puisse, néanmoins, produire ses effets devant les tribunaux.
Classiquement, deux types de fraude peuvent être distingués. La fraude est dite matérielle lorsqu'elle porte sur des documents contrefaits ou falsifiés. Elle peut ainsi priver le bénéficiaire du paiement, même quand elle émane d'un tiers. Mais elle peut aussi être intellectuelle -ou documentaire- lorsque les personnes à l'origine des documents ont qualité pour les rédiger mais font des énonciations fausses. Les documents sont alors authentiques, mais mensongers. En toute hypothèse, la fraude est restrictivement admise. Le crédit ne peut d'abord être annulé que dans la mesure où la banque peut encore le faire (4). La fraude n'est ensuite retenue que si elle porte sur le crédit documentaire ou l'un de ses termes. Le principe d'indépendance du crédit documentaire -omniprésent dans les RUU (5)-, la rend inopérante à l'égard de celui-ci si elle porte sur le contrat commercial (6). Par exemple, la résolution du contrat de vente pour fraude ne peut entraîner celle du crédit documentaire (7). Il faut qu'à la date de leur remise, les documents soient entachés d'une fraude ayant affecté la mise en place et l'exécution du crédit documentaire lui-même, et altéré le consentement donné (8). Cette fraude doit aussi être manifeste : une simple allégation ne peut suffire (9), laquelle n'est, au demeurant, pas fondée en présence d'une erreur rapidement rectifiée (10).
Dans ce contexte, il peut paraître a priori contradictoire qu'ici, le banquier doive s'abstenir de payer le bénéficiaire alors que la fraude est indécelable. Mais en y regardant de plus près, une telle solution n'est pas inconciliable avec celles déjà rendues en la matière. La jurisprudence a déjà eu l'occasion de préciser que la fraude pouvait être de nature, tantôt à priver d'efficacité une régularisation (11), tantôt à autoriser le donneur d'ordre à s'opposer au paiement (12). Il est aussi admis que, si un banquier suspecte la fraude, il doit envisager des mesures conservatoires. Dans leur arrêt du 25 avril 2006, les juges prennent soin de ne viser que la fraude formellement indécelable par la banque émettrice, c'est-à-dire celle qui ne transparaît pas au premier examen des documents. Par conséquent, le donneur d'ordre peut très bien apporter d'autres éléments extérieurs aux documents pour démontrer la fraude, ou la laisser suspecter, pour au moins amener le banquier à prendre ces fameuses mesures conservatoires.
Si une régularisation de bonne foi, pendant le délai de validité du crédit, est toujours possible (13), le fait d'antidater des connaissements, à l'insu du donneur d'ordre, peut certainement être considéré comme ne remplissant pas cette condition de bonne foi. Un crédit documentaire est, en effet, ouvert pour une durée déterminée au-delà de laquelle il ne peut plus être utilisé. Cette durée balise la date limite de présentation des documents, et partant, celle de l'engagement de la banque de l'acheteur. Or, tolérer qu'une date frauduleuse puisse être apposée ruinerait tout délai de validité du crédit documentaire. Cela reviendrait, sinon, à admettre que les conditions du crédit sont remplies, alors que les documents conformes n'ont pas été fournis dans le délai imparti. Le cas échéant, il n'y aurait que le donneur d'ordre qui pourrait autoriser la banque à payer (14).
La même observation vaut pour le changement de nom du navire. On rappellera que le donneur d'ordre peut très bien exiger certaines conditions particulières de transport, tenant par exemple à la qualité du navire. Notamment, que la marchandise sera acheminée par tel navire nommément désigné, ce qui devra être attesté par les documents. Une telle condition, déterminante de la volonté des parties, ne saurait être éludée. Là encore, une modification frauduleuse du nom du navire est une inexécution des conditions posées.
Si le banquier peut, après avoir procédé à une vérification minutieuse des documents, ne s'en tenir qu'à une apparence de conformité avec les termes et conditions du crédit pour payer, la présence d'une fraude change la solution. Peu importe qu'elle ne puisse être décelée dans les documents. L'exception de fraude, même indécelable à partir des seuls documents, est sans doute justifiée au regard de la maxime fraus omnia corrumpit. Reste qu'elle place le banquier dans une situation délicate : si, suspectant la fraude, il refuse de payer, et que la fraude n'est finalement pas caractérisée, il peut engager sa responsabilité ().
Richard Routier
Maître de conférences à l'Université du sud Toulon-Var
(1) Cass. com., 25 avril 2006, n° 04-15.817, Société International sport Fashion c/ Société Himalaya Express NV, FS-P+B, cité en référence.
(2) Cass. com., 4 mars 1954, S. 1954, I, 121, note P. Lescot. J. Stoufflet, Le crédit documentaire, Libr. techniques, 1957, p. 327, n° 392.
(3) RUU n° 500, art. 13 et RUU n° 400, art. 15.
(4) Cass. com., 29 juin 1993, n° 91-18.823, Banque de Bretagne, société anonyme c/ M. Bernardoupil et autres, inédit (N° Lexbase : A0845C7G)
(5) RUU, art. 3, 4, et 9.
(6) Cass. com., 13 février 2001, n° 97-21.885, Société Textiles Ittah c/ Banque nationale de Paris (BNP) (N° Lexbase : A3824AR3) ; CA Paris, 8 décembre 2000, n° 2000/21526, Sté Mikatex c/ Banque Hervet.
(7) Cass. com., 29 avril 1997, n° 95-12.759, Société des Automobiles Peugeot c/ Société Facon Deutschand et autres (N° Lexbase : A1776ACR), Bull. civ. IV n° 107 ; LPA 14 janv. 1998, p. 20, note J. Hesbert ; JCP éd. E 1997, II 976, note J. Stoufflet.
(8) CA Versailles, 12ème ch., sect. B, 19 décembre 2002, n° 2000-5523, Banque régionale de l'ouest c/ Bank of Africa et autres (N° Lexbase : A4426C9S).
(9) Cass. com., 24 juin 1997, n° 95-10.259, Caisse nationale de Crédit agricole (CNCA) c/ Société Interamericana Transmarin et autres, inédit (N° Lexbase : A6551CZN), JCP éd. E 1998, p. 319, obs. C. Gavalda et J. Stoufflet.
(10) Cass. com., 19 décembre 2000, n° 98-13.224, Banque fédérative du Crédit mutuel (BFCM) c/ Société Hungavis, société anonyme, inédit (N° Lexbase : A3277CXN).
(11) Cass. com., 3 mars 2004, n° 01-16.046, Banque populaire du Haut-Rhin (BPHR) c/ Société de droit allemand GMBH Tils, FS-P (N° Lexbase : A3977DBW), Bull. civ. IV, n° 43.
(12) Cass. com., 11 octobre 2005, n° 04-11.663, Crédit Lyonnais c/ Société Canara Bank International Division, FS-P+B+I+R (N° Lexbase : A8373DKC).
(13) Cass. com., 3 mars 2004, n° 01-16.046, Banque populaire du Haut-Rhin (BPHR) c/ Société de droit allemand GMBH Tils, FS-P (N° Lexbase : A3977DBW), Bull. civ. IV n° 43.
(14) Cass. com., 20 novembre 1990, n° 89-10.057, Société générale et autre c/ Société Lucchini siderurgica et autres (N° Lexbase : A4437ACC), Bull. civ. IV n° 282, JCP éd. E 1991, II 93, n° 38 obs. C. Gavalda et J. Stoufflet.
(15) Cass. com., 27 septembre 2005, n° 03-20.136, Société Interamericana Transmarin CA c/ Société Crédit agricole, F-D (N° Lexbase : A5799DKY), à propos de connaissements dont il était aussi allégué qu'ils comportaient des énonciations mensongères.
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:88888