Réf. : Cass. soc., 11 janvier 2006, n° 04-46.201, M. Joël Ains c/ Société Les Pages Jaunes, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3500DML) ; Cass. soc., 11 janvier 2006, n° 05-40.977, Société Pages Jaunes c/ M. Philippe Delporte, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3522DME)
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
Décisions
Cass. soc., 11 janvier 2006, n° 04-46.201, M. Joël Ains c/ Société Les Pages Jaunes, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3500DML) ; Cass. soc., 11 janvier 2006, n° 05-40.977, Société Pages Jaunes c/ M. Philippe Delporte, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3522DME) Rejet (cour d'appel de Dijon, Chambre sociale, 29 juin 2004) et cassation partiellement sans renvoi (cour d'appel de Montpellier, Chambre sociale, 15 décembre 2004) Textes concernés et visés : C. trav., art. L. 122-14-3 (N° Lexbase : L5568AC9) ; C. trav., art. L. 321-1 (N° Lexbase : L8921G7K) Mots-clefs : licenciement pour motif économique ; modification du contrat de travail ; nécessité de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise. Lien bases : |
Résumé
La réorganisation de l'entreprise constitue un motif économique de licenciement si elle est effectuée pour en sauvegarder la compétitivité ou celle du secteur d'activité du groupe auquel elle appartient ; répond à ce critère la réorganisation mise en oeuvre pour prévenir des difficultés économiques liées à des évolutions technologiques et leurs conséquences sur l'emploi, sans être subordonnée à l'existence de difficultés économiques à la date du licenciement. |
Faits et procédures
1. La société Les Pages Jaunes, appartenant au groupe France Télécom, a mis en place, en novembre 2001, un projet de réorganisation, afin d'assurer la transition entre les produits traditionnels (annuaire papier et minitel) et ceux liés aux nouvelles technologies de l'information (internet, mobile, site), qu'elle jugeait indispensable à la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise, compte tenu des conséquences prévisibles de l'évolution technologique et de son environnement concurrentiel. Le projet, soumis au comité d'entreprise, prévoyait la modification du contrat de travail des 930 conseillers commerciaux, portant sur leurs conditions de rémunération et l'intégration de nouveaux produits dans leur portefeuille. Plusieurs salariés, après avoir refusé cette modification, ont saisi la juridiction prud'homale de demandes tendant, notamment, au paiement d'une indemnité pour absence de proposition d'une convention de conversion et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. 2. Premier arrêt : La cour d'appel de Dijon a rejeté les demandes de 35 salariés. Second arrêt : La cour d'appel a infirmé le jugement du conseil de prud'hommes et fait droit aux demandes du salarié, après avoir retenu que l'employeur ne peut prétendre que sa compétitivité était menacée au point de risquer la survie de l'entreprise alors qu'il est présenté, non pas une baisse du chiffre d'affaires, mais une modification de sa structure, qu'en 2003 sa situation était largement bénéficiaire, et qu'il résulte du plan de réorganisation commerciale qu'il avait pour objet d'améliorer l'activité de sites déficitaires, de développer la valeur moyenne de chacun des clients et de développer des offres publicitaires nouvelles à un rythme plus élevé, ce dont il résulte que cette réorganisation avait pour objet unique d'améliorer la compétitivité de l'entreprise et de faire des bénéfices plus élevés, dans un contexte concurrentiel nullement menaçant. |
Solution
1er arrêt : rejet 1. "La cour d'appel, qui a retenu à bon droit que l'accord interprofessionnel du 20 octobre 1986 ne s'appliquait pas aux licenciements économiques prononcés après le 30 juin 2001 et qui a constaté que les intéressés avaient été licenciés après cette date, a légalement justifié sa décision". 2. "La cour d'appel, après avoir constaté que les dispositions du plan social comportaient un ensemble de mesures de reclassement interne et externe, a pu en déduire qu'elles répondaient aux exigences légales et étaient proportionnées aux moyens de l'entreprise". 3. "La réorganisation de l'entreprise constitue un motif économique de licenciement si elle est effectuée pour en sauvegarder la compétitivité ou celle du secteur d'activité du groupe auquel elle appartient ; répond à ce critère la réorganisation mise en oeuvre pour prévenir des difficultés économiques liées à des évolutions technologiques et leurs conséquences sur l'emploi, sans être subordonnée à l'existence de difficultés économiques à la date du licenciement ; il s'ensuit que la modification des contrats de travail résultant d'une telle réorganisation a, elle-même, une cause économique". 2ème arrêt : cassation partiellement sans renvoi 1. "La réorganisation de l'entreprise constitue un motif économique de licenciement si elle est effectuée pour en sauvegarder la compétitivité ou celle du secteur d'activité du groupe auquel elle appartient, et répond à ce critère la réorganisation mise en oeuvre pour prévenir des difficultés économiques à venir liées à des évolutions technologiques et leurs conséquences sur l'emploi, sans être subordonnée à l'existence de difficultés économiques à la date du licenciement ; la modification des contrats de travail résultant de cette réorganisation ont, eux-mêmes, une cause économique". 2. "En statuant comme elle l'a fait, alors que le licenciement de M. Delporte avait une cause économique réelle et sérieuse, la cour d'appel a violé les textes susvisés ; en application de l'article L. 627, alinéa 2, du Nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L2884AD8), la Cour de cassation est en mesure, en cassant sans renvoi, de mettre fin au litige par application de la règle de droit appropriée". 3. Cassation sans renvoi |
Commentaire
1. La fin de l'interprétation stricte de la notion de sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise
L'article L. 321-1 du Code du travail (N° Lexbase : L8921G7K) définit le licenciement pour motif économique comme "le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d'une suppression ou transformation d'emploi ou d'une modification, refusée par le salarié, d'un élément essentiel du contrat de travail, consécutives notamment à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques". Le texte ayant indiqué, par la présence de l'adverbe "notamment", que la liste des événements à l'origine de la suppression d'un emploi, de sa transformation ou de la modification du contrat de travail, n'était pas limitée aux seules hypothèses de difficultés économiques ou de mutations technologiques, la jurisprudence a admis comme cause supplémentaire la cessation de l'activité résultant du non-renouvellement du bail commercial (Cass. soc., 16 janvier 2001, n° 98-44.647, M. Daniel Morvant, publié N° Lexbase : A2160AIT, Dr. Soc. 2001, p. 413, chron. J. Savatier ; D. 2001, somm. p. 2170, obs. C. Boissel) ou de la maladie de l'employeur (CA Nancy, 16 janvier 1991, RJS 1991, n° 830). La Cour de cassation a aussi, et surtout, admis, en 1995, que "lorsqu'elle n'est pas liée à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques, une réorganisation ne peut constituer un motif économique que si elle est effectuée pour sauvegarder la compétitivité du secteur d'activité" (Cass. soc., 5 avril 1995, n° 93-42.690, Société Thomson Tubes et Displays c/ Mme Steenhoute et autres, publié N° Lexbase : A4018AA3, RJS 1995, n° 496 et p. 321 et s., concl. Y. Chauvy ; SSL n° 740 du 18 avril 1995, rapp. B. Boubli ; D. 1995, jurispr. p. 503, note M. Keller ; JCP G 1995, II, 22443, note G. Picca ; Dr. ouvrier 1995, p. 281, note A. Lyon-Caen ; Dr. soc. 1995, p. 489, chron. G. Lyon-Caen).
La formulation de cette nouvelle cause a, par la suite, été assouplie, puisque la Cour de cassation a abandonné la formulation négative ("ne peut constituer que si") pour une expression plus simple et directe, moins restrictive ("si une restructuration entraînant la suppression de poste d'un salarié peut constituer une cause économique de licenciement, c'est à la condition que cette mesure soit nécessaire pour sauvegarder la compétitivité de l'entreprise" : Cass. soc., 11 juin 1997, n° 94-45.175, Mme Kryger c/ M. Raguin, publié N° Lexbase : A2165AAG), même si, dans de nombreux arrêts où la Cour de cassation entendait manifester une certaine sévérité à l'égard des entreprises, la formule initiée en 1995 réapparaissait (Cass. soc., 15 janvier 2003, n° 00-44.793, F-D N° Lexbase : A6866A43). La jurisprudence postérieure a fourni plusieurs précisions intéressantes.
La première concerne l'autonomie de cette cause économique qui a été, très logiquement, affirmée : la réorganisation de l'entreprise justifiée par la nécessité de sauvegarder sa compétitivité suffit, sans qu'il soit utile de prouver l'existence de mutations technologiques ou de difficultés économiques (Cass. soc., 24 septembre 2002, n° 00-44.007, FS-P sur le premier moyen N° Lexbase : A4873AZI). C'est ce que confirment, de manière plus claire encore, ces deux arrêts rendus le 11 janvier 2006, puisque la Cour de cassation affirme que "la réorganisation de l'entreprise constitue un motif économique de licenciement si elle est effectuée pour en sauvegarder la compétitivité ou celle du secteur d'activité du groupe auquel elle appartient, et que répond à ce critère la réorganisation mise en oeuvre pour prévenir des difficultés économiques à venir liées à des évolutions technologiques et leurs conséquences sur l'emploi, sans être subordonnée à l'existence de difficultés économiques à la date du licenciement".
La seconde précision concerne les limites imposées aux juges du fond. Une fois vérifié que la réorganisation est nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise, les juges du fond n'ont pas à effectuer de contrôle de proportionnalité en jugeant "le choix effectué par l'employeur entre les solutions possibles" (Ass. plén., 8 décembre 2000, n° 97-44.219, Société anonyme de télécommunications (SAT) c/ M. Coudière et autres, publié N° Lexbase : A0328AUP). L'examen de la jurisprudence ne permettait toutefois pas, jusqu'ici, de dégager de ligne de conduite bien claire ni des critères fiables permettant de déterminer dans quelles hypothèses l'entreprise pouvait justifier une mesure de réorganisation au nom de la nécessité de sauvegarder sa compétitivité. La Cour de cassation s'était simplement montrée d'une extrême sévérité, comme en témoigne le nombre important de cassations, soit pour violation de la loi lorsque les juges du fond confondaient sauvegarde de la compétitivité et amélioration des relations avec les clients (Cass. soc., 20 novembre 2002, n° 00-45.343, F-D N° Lexbase : A0606A49), soit pour manque de base légale, la Cour rejetant, également, de nombreux pourvois contre des décisions ayant refusé d'admettre ce motif (Cass. soc., 17 décembre 2002, n° 00-45.621, FS-P N° Lexbase : A4954A4A ; Cass. soc., 21 septembre 2005, n° 03-47.065, F-D N° Lexbase : A5127DK4), parfois même en se référant au pouvoir souverain d'appréciation des juges du fond, concernant les menaces pesant sur la compétitivité de l'entreprise (Cass. soc., 15 janvier 2003, n° 00-44.793, F-D N° Lexbase : A6866A43 ; Cass. soc., 10 décembre 2003, n° 02-40.293, F-D N° Lexbase : A4397DA4).
C'est dans ce contexte, marqué à la fois par l'absence de véritable directive pour apprécier la notion de sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise et une certaine hostilité latente de la Cour de cassation à l'égard de cette possibilité, qu'interviennent ces deux arrêts rendus le 11 janvier 2006, qui ont pour double intérêt, à la fois d'admettre cette justification, et de fournir un critère explicatif. 2. L'extension du recours au critère de la nécessité de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise
Dans ces deux arrêts, qui concernent la même affaire, la société Les Pages Jaunes, appartenant au groupe France Télécom, avait mis en place, en novembre 2001, un projet de réorganisation afin d'assurer la transition entre les produits traditionnels (annuaire papier et minitel) et ceux liés aux nouvelles technologies de l'information (internet, mobile, site), qu'elle jugeait indispensable à la sauvegarde de la compétitivité de l'entreprise, compte tenu des conséquences prévisibles de l'évolution technologique et de son environnement concurrentiel. Le projet, soumis au comité d'entreprise, prévoyait la modification du contrat de travail des 930 conseillers commerciaux portant sur leurs conditions de rémunération et l'intégration de nouveaux produits dans leur portefeuille. Plusieurs salariés, après avoir refusé cette modification, avaient saisi la juridiction prud'homale de demandes tendant, notamment, au paiement d'une indemnité pour absence de proposition d'une convention de conversion et de dommages-intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Dans la première affaire, la cour d'appel de Dijon avait donné raison à l'entreprise alors que, dans la seconde, la cour d'appel de Montpellier avait refusé de considérer la réorganisation comme justifiée, après avoir relevé que la situation financière de l'entreprise était largement bénéficiaire et qu'il s'agissait non pas de sauvegarder la compétitivité de l'entreprise mais, simplement, de l'améliorer et de faire des bénéfices plus élevés, dans un contexte concurrentiel nullement menaçant. La référence à la recherche d'un accroissement des profits semblait de nature à emporter la conviction de la Cour de cassation qui s'était, jusqu'à présent, montrée très sévère à l'égard des entreprises placées dans une situation comparable. Pourtant et, serait-on tenté de dire, contre toute attente, l'arrêt est cassé, la Cour de cassation affirmant que "répond à ce critère la réorganisation mise en oeuvre pour prévenir des difficultés économiques à venir liées à des évolutions technologiques et leurs conséquences sur l'emploi". L'affirmation prend une signification particulière dans la mesure où l'arrêt est cassé pour violation de la loi, et donc pas pour une insuffisance dans sa motivation, et n'est pas renvoyé devant une nouvelle juridiction du fond. Cette affirmation suggère deux commentaires.
La Cour de cassation impose, ici, aux juges du fond une forme incontestable de réalisme économique. Le basculement du "tout papier" vers le "tout numérique" entraîne, incontestablement, des bouleversements dans l'organisation des entreprises et sur l'emploi qui se trouve, bien entendu, menacé, l'introduction des technologies de la communication et de l'information ayant déjà eu, à de très nombreuses reprises, un impact négatif sur les métiers traditionnels. Refuser aux entreprises concernées le droit de se réorganiser, à un moment où tout va bien, sous prétexte précisément que tout va bien, serait un non sens et relèverait d'une forme de suicide économique. Ce type de réorganisation doit, au contraire, être mise en oeuvre lorsque la situation économique de l'entreprise le lui permet, dans la mesure où elle mobilise des moyens financiers considérables. Dans une économie libérale aussi concurrentielle, l'entreprise qui ne s'adapte pas est vouée à disparaître.
La Cour de cassation livre, également, une clef d'analyse qui pourrait ressembler plus à une justification socio-économique qu'à un véritable critère : la mesure de réorganisation doit être destinée à "prévenir des difficultés économiques à venir liées à des évolutions technologiques et leurs conséquences sur l'emploi". La Cour n'entend donc pas donner un blanc-seing aux entreprises concernées, comme pourrait pourtant le suggérer la généralité de la formule employée. C'est parce que les menaces sur l'emploi sont avérées que le motif est admis, et non pas seulement parce que l'employeur le prétend. Pour que cet argument soit retenu, il sera donc vraisemblablement nécessaire de démontrer que d'autres entreprises, relevant du même secteur d'activité, et qui ne sont pas réorganisées, ont été contraintes de réduire le nombre de leurs emplois.
La solution retenue, parce qu'elle semble bien équilibrée, nous semble bienvenue. Les juges ne sont pas là pour substituer à la réalité du monde économique une vision utopiste où il suffirait de refuser l'idée de difficultés économiques à venir pour que ces dernières ne se produisent pas. Mieux vaut prévenir que guérir ! Il n'est, d'ailleurs, pas indifférent que ce plan de restructuration ne s'était pas traduit, dans l'entreprise Pages Jaunes, par des suppressions d'emplois mais par des modifications du contrat de travail d'un certain nombre de salariés, chargés de mettre en oeuvre la politique de l'entreprise. Le message pourrait donc bien, également, s'adresser aux salariés qui ne doivent pas camper sur leurs acquis mais aussi, parfois, accepter les contraintes de la modernisation de l'activité économique ; à bon entendeur, salut ! |
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