La lettre juridique n°193 du 8 décembre 2005 : Concurrence

[Jurisprudence] Le "Yalta" du téléphone mobile : Orange France, SFR et Bouygues Télécom fortement sanctionnés par le Conseil de la Concurrence

Réf. : Décision Conseil de la concurrence n° 05-D-65, 30 novembre 2005, relative à des pratiques constatées dans le secteur de la téléphonie (N° Lexbase : X4568ADK)

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par Jean-Pierre Lehman, Ancien rapporteur au Conseil de la concurrence

le 07 Octobre 2010

Le 28 août 2001, le Conseil de la concurrence s'est saisi d'office de la situation de la concurrence dans le secteur de la radiotéléphonie mobile. Le 22 février 2002, l'association UFC-Que Choisir saisissait le Conseil de pratiques mises en oeuvre, dans le même secteur, par les sociétés Orange France, SFR et Bouygues Télécom. Après une instruction de plus de quatre ans et une analyse juridique et économique particulièrement développée, le Conseil, dans sa séance du 30 novembre 2005 vient de prononcer des sanctions records de 534 millions d'euros. Cette décision au contour médiatique sulfureux évident (voir le Conseil dans un communiqué de presse, tentant d'endiguer les "fuites" relatives au montant des amendes, parues dans la presse quotidienne des derniers jours) se présente, en fait, comme une affaire d'entente des plus classique ne présentant pas d'avancée technique particulière s'agissant de sa qualification au regard du droit de la concurrence. Rappelant sa décision n° 04-D-22 du 21 juin 2004 (décision Conseil de la concurrence n° 04-D-22, 21 juin 2004, relative à la saisine de l'Association françaisedes opérateurs privés en télécommunications (AFOPT) et de l'Association des opérateurs de services de télécommunications (AOST) N° Lexbase : X4761ACC), dans laquelle il avait estimé, que la téléphonie mobile constituait, dés 1999, un marché pertinent distinct des services de téléphonie fixe, le Conseil [point 144], considère, à nouveau, que "les pratiques dénoncées ont pris place sur le marché des services de téléphonie mobile, qui constitue le marché pertinent pour l'examen de ces pratiques".

I - Les pratiques dénoncées par le Conseil

Il ressort des documents saisis et des déclarations recueillies par les enquêteurs que les opérateurs de téléphonie mobiles ont eu recours, pendant les années 2000 à 2002, à deux types de pratiques susceptibles d'entrer dans le champ d'application du Code du commerce : des échanges réguliers d'informations sur leurs parts de marché respectives (premier grief) ; la mise en oeuvre d'un pacte portant sur une stabilisation de leurs parts de marché (second grief). Reprenons successivement ces deux points :

  • Les échanges réguliers d'informations sur leurs parts de marché respectives

Les moyens de preuve sont ici des plus classiques : message électronique [point 28] fournissant les chiffres d'abonnements comparés d'Orange et SFR ; procès verbaux des conseils d'administration des entreprises [point 39, 42] indiquant les chiffres d'abonnements des concurrents ; un cahier manuscrit d'un des dirigeants d'Orange renfermant des données de ventes brutes mensuelles opérateur par opérateur alors que ces statistiques ne sont pas encore publiées par l'observatoire de l'ART (devenu depuis ARCEP, le 7 septembre 2004) [point 43] qui a pourtant en charge l'analyse de ce genre de données quantitatives.

  • La mise en oeuvre d'un pacte portant sur une stabilisation de leurs parts de marché

Une note manuscrite du 28 mars 2001, du directeur général de SFR, mentionne [point 54], l'existence d'"un accord entre les trois opérateurs, portant sur l'évolution de leurs parts de marché en ventes brutes en 2000 et en 2001". De même, plusieurs documents, saisis dans les locaux d'Orange France, mentionnent l'existence d'un accord entre les trois opérateurs et celle d'un "Yalta des parts de marché".

Par ailleurs [point 69 à 90], l'enquête de la DGCCRF montre nettement une inflexion de la politique commerciale des trois opérateurs : jusqu'en 2000, les opérateurs se font fortement concurrence ; à partir de 2000, la guerre par les prix cesse afin d'assurer un maximum de rentabilité à chacun des opérateurs sur leurs parts de marché respectives ; un accord est également trouvé s'agissant de l'évolution des rémunérations versés aux distributeurs et le tarif des communications.

II - La mise en oeuvre de ces pratiques a amélioré les performances économiques de l'oligopole

Les points 117 à 126 de la décision contiennent une analyse statistique dès plus rigoureuse de l'évolution des performances de chacun des opérateurs :

  • un ralentissement de la progression du nombre de ventes brutes à partir de 2000, une forte baisse en 2002 qui se poursuit en 2003 pour Orange France, les ventes des deux autres opérateurs se stabilisant [point 117] ;
  • les parts des opérateurs dans le total des abonnés se stabilisent à partir de 2000, la variation autour de la moyenne de 2000 à 2002 étant de 1,3 point pour Orange France, de 0,3 point pour SFR et de 1,5 point pour Bouygues Télécom [point 122] ;
  • sur la période allant de 1998 à 2002, les trois opérateurs ont amélioré de manière continue leur rentabilité économique et la profitabilité de leurs capitaux [point 123].

III - L'appréciation de ces pratiques par le Conseil

Avant que de s'engager plus avant sur la discussion au fond, il convient ici de mentionner que, dans une affaire d'une telle importance, l'instruction a été remarquablement conduite. En effet, le Conseil apporte en moins de trois pages des réponses pertinentes aux quelques observations relatives au secret des affaires, au champ de la saisine, aux droits de la défense, ou encore, à la violation du secret de l'instruction, soulevées par les parties. Cette robustesse sera particulièrement utile... devant la cour d'appel devant laquelle les trois opérateurs ont déjà organisé la saisine.

  • Les échanges réguliers d'informations sur leurs parts de marché respectives

Après avoir repoussé les moyens avancés par les parties et faisant sienne l'application de la jurisprudence "Fiat Agri UK Ltd" et "John Deere Ltd" (TPICE, 27 octobre 1994, aff. T-34/92, Fiatagri UK Ltd et New Holland Ford Ltd c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A3029AW4 et aff. T-35/92, John Deere Ltd c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A3030AW7, arrêts confirmés par l'arrêt CJCE, 28 mai 1998, aff. C-7/95, John Deere Ltd c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A8056AYZ), le Conseil "ne déduit pas de ce qui précède que ce n'est qu'à compter de l'année 2000, jusqu'à leur abandon à la fin de l'année 2003 à la suite de l'enquête, que ces échanges d'informations doivent être regardés comme contraires à l'article L. 420-1 du code de commerce (N° Lexbase : L6583AIN), et, le cas échéant, à l'article 81 du traité . Il y a lieu de tenir compte, en effet, comme l'a fait la Commission européenne dans sa décision du 17 février 1992 relative aux échanges d'information sur le marché des tracteurs au Royaume-Uni, au-delà des conséquences immédiates et visibles de l'accord de volonté consacré par l'échange d'informations, de ses effets potentiels et du fait qu'il peut créer une structure susceptible d'être utilisée à des fins préjudiciables à la concurrence, la Commission précisant : l'objectif de l'article 81-1 est de maintenir une structure de concurrence effective au sens de l'article 3 point f) du traité CEE. L'importance de cet objectif s'impose tout particulièrement sur un marché fortement concentré où un accord d'échange d'informations crée une structure de transparence".

En conséquence, pour le Conseil [point 229], "l'accord conclu en 1997 entre les opérateurs pour échanger les informations dénoncées a bien créé, dès cette date, une structure de transparence susceptible d'être utilisée à des fins préjudiciables à la concurrence De fait, à partir de l'année 2000, et jusqu'à ce qu'il y soit mis fin à la mi-2003 à la suite de l'enquête administrative, il a été démontré que la poursuite des échanges a permis, alors que l'intensité de la concurrence sur le marché était fortement atténuée, de révéler aux opérateurs leurs stratégies respectives et de limiter, par leur accord de volonté, la concurrence subsistant sur le marché". Les sociétés Orange France, SFR et Bouygues Télécom, en échangeant de manière continue entre 1997 et 2003 des informations sur leurs parts de marché respective ont donc enfreints les modalités de l'article L. 420-1 du Code de commerce.

  • La mise en oeuvre d'un pacte portant sur une stabilisation de leurs parts de marché

Le principal moyen de preuve retenu ici par le Conseil, qui constitue la note du 28 mars 2001, est bien évidemment [points 315] "un faisceau d'indices graves, précis et concordants, démontrant que les sociétés Orange France, SFR et Bouygues Télécom se sont concertées pour stabiliser leurs parts de marché respectives sur la période 2000-2002 autour d'objectifs définis en commun". Pour le Conseil, il est donc établi que les sociétés Orange France, SFR et Bouygues Télécom ont, en commettant cette pratique concertée qui a un objet et un effet anti-concurrentiels, méconnu les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce.

  • Le Commerce intracommunautaire est également affecté par ces pratiques

Le raisonnement suivi par le Conseil est ici le suivant [point 326 notamment] : l'existence de l'entente sur le territoire national. Ces pratiques ont été de nature à décourager des acteurs du secteur des communications électroniques, dont certains sont d'origine européenne, d'intervenir sur le marché national de la téléphonie mobile de détail, notamment, par l'intermédiaire de contrats d'opérateurs virtuels et, en conséquence, les pratiques en cause ont été susceptibles d'avoir affecté le commerce intracommunautaire. Elles doivent donc être également qualifiées au regard de l'article 81 du Traité CE.

Finalement, le Conseil a relevé, en ce qui concerne, notamment, l'entente sur les parts de marché, la particulière gravité des faits et le dommage important causé à l'économie, au détriment des consommateurs.

A ce titre, des sanctions pécuniaires ont été infligées aux trois sociétés, à hauteur de:
- 256 millions d'euros pour Orange France,
- 220 millions d'euros pour SFR,
- 58 millions d'euros pour Bouygues Télécom.

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