Réf. : Décision Conseil de la concurrence n° 05-D-65, 30 novembre 2005, relative à des pratiques constatées dans le secteur de la téléphonie (N° Lexbase : X4568ADK)
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par Jean-Pierre Lehman, Ancien rapporteur au Conseil de la concurrence
le 07 Octobre 2010
I - Les pratiques dénoncées par le Conseil
Il ressort des documents saisis et des déclarations recueillies par les enquêteurs que les opérateurs de téléphonie mobiles ont eu recours, pendant les années 2000 à 2002, à deux types de pratiques susceptibles d'entrer dans le champ d'application du Code du commerce : des échanges réguliers d'informations sur leurs parts de marché respectives (premier grief) ; la mise en oeuvre d'un pacte portant sur une stabilisation de leurs parts de marché (second grief). Reprenons successivement ces deux points :
Les moyens de preuve sont ici des plus classiques : message électronique [point 28] fournissant les chiffres d'abonnements comparés d'Orange et SFR ; procès verbaux des conseils d'administration des entreprises [point 39, 42] indiquant les chiffres d'abonnements des concurrents ; un cahier manuscrit d'un des dirigeants d'Orange renfermant des données de ventes brutes mensuelles opérateur par opérateur alors que ces statistiques ne sont pas encore publiées par l'observatoire de l'ART (devenu depuis ARCEP, le 7 septembre 2004) [point 43] qui a pourtant en charge l'analyse de ce genre de données quantitatives.
Une note manuscrite du 28 mars 2001, du directeur général de SFR, mentionne [point 54], l'existence d'"un accord entre les trois opérateurs, portant sur l'évolution de leurs parts de marché en ventes brutes en 2000 et en 2001". De même, plusieurs documents, saisis dans les locaux d'Orange France, mentionnent l'existence d'un accord entre les trois opérateurs et celle d'un "Yalta des parts de marché".
Par ailleurs [point 69 à 90], l'enquête de la DGCCRF montre nettement une inflexion de la politique commerciale des trois opérateurs : jusqu'en 2000, les opérateurs se font fortement concurrence ; à partir de 2000, la guerre par les prix cesse afin d'assurer un maximum de rentabilité à chacun des opérateurs sur leurs parts de marché respectives ; un accord est également trouvé s'agissant de l'évolution des rémunérations versés aux distributeurs et le tarif des communications.
II - La mise en oeuvre de ces pratiques a amélioré les performances économiques de l'oligopole
Les points 117 à 126 de la décision contiennent une analyse statistique dès plus rigoureuse de l'évolution des performances de chacun des opérateurs :
III - L'appréciation de ces pratiques par le Conseil
Avant que de s'engager plus avant sur la discussion au fond, il convient ici de mentionner que, dans une affaire d'une telle importance, l'instruction a été remarquablement conduite. En effet, le Conseil apporte en moins de trois pages des réponses pertinentes aux quelques observations relatives au secret des affaires, au champ de la saisine, aux droits de la défense, ou encore, à la violation du secret de l'instruction, soulevées par les parties. Cette robustesse sera particulièrement utile... devant la cour d'appel devant laquelle les trois opérateurs ont déjà organisé la saisine.
Après avoir repoussé les moyens avancés par les parties et faisant sienne l'application de la jurisprudence "Fiat Agri UK Ltd" et "John Deere Ltd" (TPICE, 27 octobre 1994, aff. T-34/92, Fiatagri UK Ltd et New Holland Ford Ltd c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A3029AW4 et aff. T-35/92, John Deere Ltd c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A3030AW7, arrêts confirmés par l'arrêt CJCE, 28 mai 1998, aff. C-7/95, John Deere Ltd c/ Commission des Communautés européennes N° Lexbase : A8056AYZ), le Conseil "ne déduit pas de ce qui précède que ce n'est qu'à compter de l'année 2000, jusqu'à leur abandon à la fin de l'année 2003 à la suite de l'enquête, que ces échanges d'informations doivent être regardés comme contraires à l'article L. 420-1 du code de commerce (N° Lexbase : L6583AIN), et, le cas échéant, à l'article 81 du traité . Il y a lieu de tenir compte, en effet, comme l'a fait la Commission européenne dans sa décision du 17 février 1992 relative aux échanges d'information sur le marché des tracteurs au Royaume-Uni, au-delà des conséquences immédiates et visibles de l'accord de volonté consacré par l'échange d'informations, de ses effets potentiels et du fait qu'il peut créer une structure susceptible d'être utilisée à des fins préjudiciables à la concurrence, la Commission précisant : l'objectif de l'article 81-1 est de maintenir une structure de concurrence effective au sens de l'article 3 point f) du traité CEE. L'importance de cet objectif s'impose tout particulièrement sur un marché fortement concentré où un accord d'échange d'informations crée une structure de transparence".
En conséquence, pour le Conseil [point 229], "l'accord conclu en 1997 entre les opérateurs pour échanger les informations dénoncées a bien créé, dès cette date, une structure de transparence susceptible d'être utilisée à des fins préjudiciables à la concurrence De fait, à partir de l'année 2000, et jusqu'à ce qu'il y soit mis fin à la mi-2003 à la suite de l'enquête administrative, il a été démontré que la poursuite des échanges a permis, alors que l'intensité de la concurrence sur le marché était fortement atténuée, de révéler aux opérateurs leurs stratégies respectives et de limiter, par leur accord de volonté, la concurrence subsistant sur le marché". Les sociétés Orange France, SFR et Bouygues Télécom, en échangeant de manière continue entre 1997 et 2003 des informations sur leurs parts de marché respective ont donc enfreints les modalités de l'article L. 420-1 du Code de commerce.
Le principal moyen de preuve retenu ici par le Conseil, qui constitue la note du 28 mars 2001, est bien évidemment [points 315] "un faisceau d'indices graves, précis et concordants, démontrant que les sociétés Orange France, SFR et Bouygues Télécom se sont concertées pour stabiliser leurs parts de marché respectives sur la période 2000-2002 autour d'objectifs définis en commun". Pour le Conseil, il est donc établi que les sociétés Orange France, SFR et Bouygues Télécom ont, en commettant cette pratique concertée qui a un objet et un effet anti-concurrentiels, méconnu les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce.
Le raisonnement suivi par le Conseil est ici le suivant [point 326 notamment] : l'existence de l'entente sur le territoire national. Ces pratiques ont été de nature à décourager des acteurs du secteur des communications électroniques, dont certains sont d'origine européenne, d'intervenir sur le marché national de la téléphonie mobile de détail, notamment, par l'intermédiaire de contrats d'opérateurs virtuels et, en conséquence, les pratiques en cause ont été susceptibles d'avoir affecté le commerce intracommunautaire. Elles doivent donc être également qualifiées au regard de l'article 81 du Traité CE.
Finalement, le Conseil a relevé, en ce qui concerne, notamment, l'entente sur les parts de marché, la particulière gravité des faits et le dommage important causé à l'économie, au détriment des consommateurs.
A ce titre, des sanctions pécuniaires ont été infligées aux trois sociétés, à hauteur de:
- 256 millions d'euros pour Orange France,
- 220 millions d'euros pour SFR,
- 58 millions d'euros pour Bouygues Télécom.
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