Réf. : Cass. com., 11 octobre 2005, n° 03-14.144, Société Total Fina Elf Caraïbes c/ Société Barbotteau et compagnie successeurs, F-D (N° Lexbase : A0197DLU)
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le 07 Octobre 2010
Par une promesse unilatérale du même jour, Total Caraïbes s'engageait à racheter la totalité de la participation de Barbotteau. La clause de prix insérée dans la promesse était ainsi rédigée (1) :
"Article 3 : Prix
3.1 Valeur initiale
La valeur initiale des apports du patrimoine et du fonds de commerce terrestre apportée par Barbotteau est estimée à 29114 KF.
Cette valeur représente la somme de 50 % de la valeur patrimoniale des stations apportées (valeur déterminée au coût de reconstruction et de remplacement du matériel et de 50 % de la valeur de rendement de ces actifs, déterminée par l'actualisation au taux de 10 % pendant 15 ans de ces marges nettes après frais fixes et impôts dégagés par les canaux suivants.
3.2 Valeur de rachat future au moment de la levée de la promesse
La valeur de rachat sera égale :
Pour le terrestre, à 50 % de la valeur de rendement instantanée (calculée suivant les mêmes principes qu'en 3.1) et à 50 % de la valeur patrimoniale calculée comme suit :
- valeur des terrains, calculée à dire d'expert ;
- valeur des bâtiments : valeur de reconstruction amortie sur 20 ans depuis la date de construction effective ou la prise d'effet des apports des stations à Total Guadeloupe soit le 1er janvier 1993 ;
- valeur des autre matériels égale à la valeur de remplacement amortie sur 10 ans depuis la date d'installation ou la date des apports pour les matériels apports à Total Guadeloupe ;
- pour l'aviation, à la valeur de rendement de cette activité, qui ne saurait être inférieure à 0".
Le 26 décembre 2000, la société Barbotteau leva l'option, moyennant un prix de 91 500 000 francs (13 949 000 euros), calculé en fonction des indications figurant dans la clause de prix. Total Caraïbes contesta alors le prix. Le tribunal arbitral, puis la cour d'appel de Basse Terre, considérèrent que le prix devait bien être fixé à 91 500 000 francs, la clause de prix étant parfaitement claire et conforme à la volonté des parties. Selon les juges du fond, le prix était calculé à partir de l'ensemble des actifs de la société Total Guadeloupe.
Dans son pourvoi, la société Total Caraïbes faisait, notamment, valoir que la clause litigieuse, envisagée dans son ensemble, n'était pas claire et ne fixait nullement le prix en fonction des actifs de Total Guadeloupe. Bien au contraire, il résultait selon elle des divers projets de promesses, antérieurs à la signature de l'acte, qu'elle n'avait nullement eu l'intention de racheter la participation de la société Barbotteau au sein de Total Guadeloupe à un prix calculé en fonction de la valeur totale des actifs de la société Barbotteau.
Le pourvoi (2) est cependant rejeté, en ces termes : "ayant retenu que l'article 3 de la promesse intitulé 'prix' ne permettait pas de relever d'ambiguïté dans les stipulations contractuelles arrêtées par les parties et recherché la commune intention de des parties afin de s'assurer si celle-ci était ou non conforme au libellé des stipulation de cet article, la cour d'appel a, sans dénaturation, a pu statuer comme elle fait [...] ; en retenant que la rédaction de l'article 3-2 de la promesse du 16 juin 1993 correspondait à l'intention commune des parties, la cour d'appel n'a pas dénaturé ladite promesse en ne prenant pas en compte un ancien projet rédigé le 9 novembre 1992 qui n'était pas conforme aux stipulations de la convention finalement signée [...] ; en énumérant et en analysant les pièces sur lesquelles elle se fondait pour affirmer que la fixation du prix de rachat de la participation de la société Barbotteau à la valeur total des actifs de la société Total Guadeloupe correspondait à l'intention des parties, la cour d'appel ; qui n'avait pas à s'expliquer sur les pièces qu'elle écartait, a légalement justifié sa décision".
Pour la Cour de cassation, la clause litigieuse, conformément à l'interprétation des juges du fond, établissait un mode de fixation du prix en fonction des actifs de la société émettrice et était donc, à ce titre (3), parfaitement valable.
Afin de mieux cerner l'apport théorique et pratique de cet arrêt (II), il n'est pas inutile de rappeler les règles applicables à la détermination du prix dans une cession d'actions (I).
I - Rappel des règles de détermination du prix dans une cession d'actions
Aux termes de l'article 1591 du Code civil, "le prix de la vente doit être déterminé et désigné par les parties". Il ressort de ce texte que la validité de toute vente, et donc d'une cession d'actions, est subordonnée à la présence d'un prix, c'est-à-dire d'une prestation financière (prix déterminé) ou susceptible d'évaluation financière (prix déterminable). En matière de cession d'actions, les parties fixent en pratique un prix provisoire, calculé à partir du dernier bilan établi. Le prix définitif sera fixé par référence soit à une situation intermédiaire établie à la date de la cession, soit au bilan de l'exercice en cours au jour de la cession, une fois celui-ci clos, et devant être établi au plus tard à une date conventionnellement fixée (4).
La nécessité d'un prix déterminé, ou à tout le moins déterminable, à peine de nullité absolue de la cession (5), se décline traditionnellement en deux exigences.
En premier lieu, pour pouvoir être qualifié de déterminable, le prix doit être fixé en vertu des clause-mêmes du contrat en fonction d'éléments objectifs, qui ne dépendent ni de la volonté des parties, ni de la réalisation d'accords ultérieurs. Le calcul du prix doit se faire de façon automatique et algébrique, sans que les parties n'aient à intervenir. C'est ainsi qu'a été annulée pour indétermination du prix la cession de parts sociales d'une société à responsabilité limitée dont le cessionnaire devait reprendre la créance en compte courant du cédant, motif pris que ce dernier pouvait faire varier comme il l'entendait les sommes figurant dans ledit compte courant (6). De la même manière, pour la Cour de cassation, est nulle la cession pour laquelle la détermination du prix définitif nécessitait l'établissement contradictoire du bilan à la veille de la régularisation de la cession, sans que les parties aient prévu une expertise en cas de désaccord, ce dont il résultait la nécessité d'un nouvel acte de volonté (7).
En second lieu, pour que le prix soit déterminable au sens du droit de la vente, la méthode de détermination doit être suffisamment exposée, en des termes dépourvus d'ambiguïté. La Cour de cassation a, ainsi, annulé une cession dont la clause de prix prévoyait que le prix unitaire des titres serait fonction de plusieurs éléments dont la combinaison exigeait une interprétation des termes obscurs et ambigus de l'accord (8). En effet, dès lors que la clause n'est pas claire et est sujette à interprétation, elle empêche le calcul algébrique et mécanique du prix.
En l'espèce, la société Total Caraibes avait choisi de se situer sur le terrain de l'ambiguïté de la clause de prix.
II - Appréciation de l'apport de l'arrêt
En l'occurrence, Total Caraïbes avait choisi de se placer sur le terrain du droit des obligations et avait invoqué l'argument de la dénaturation d'une clause claire et précise par la cour d'appel. On le sait, les juges du fond jouissent d'un pouvoir souverain pour interpréter les clauses d'un contrat, sauf si ceux-ci ont dénaturé une clause claire et précise, contredisant ainsi la volonté des parties (9). Il est vrai que la clause, telle qu'elle était rédigée par les parties, permettait un calcul algébrique et mécanique du prix et qu'un pourvoi fondé sur la violation de l'article 1591 du Code civil aurait eu peu de chances de prospérer.
La cour d'appel avait décelé dans la stipulation litigieuse un mécanisme de détermination du prix en fonction des actifs de l'émetteur. Le pourvoi faisait alors valoir que les parties n'avaient nullement eu l'intention de fixer le prix des titres de cette façon et que, ce faisant, les juges avaient dénaturé une clause claire et précise.
La Cour de cassation est restée insensible à cette argumentation. Puisque la clause en cause est intitulée "Prix", l'interprétation de la cour d'appel ne contredit nullement la volonté des parties (10). De fait, si l'on fait abstraction de l'intitulé, rien n'indique que la stipulation concerne le prix de cession des actions détenues par la société Barbotteau au sein de la société Total Guadeloupe, ni a fortiori que celui-ci serait fonction des actifs de l'émetteur. Elle se contente de mentionner la "valeur de rachat" et ce n'est qu'à la lumière de l'intitulé que l'interprète comprend qu'il s'agit du prix de rétrocession de la participation de la société Barbotteau. Dès lors, tout s'éclaire et les actifs mentionnés dans la clause ne peuvent être que ceux de la société Total Guadeloupe.
Comme nous l'avons dit, la société Total Caraïbes invoquait plusieurs projets précontractuels et documents de travail à l'appui de son argumentation, qui démontraient, selon elle, qu'elle n'avait eu nullement l'intention de racheter la participation de la société Barbotteau à un prix calculé en fonction de l'ensemble des actifs. Cet argument pouvait difficilement aboutir. Le seul document à prendre en compte était la promesse en date du 16 juin 1993, contenant la clause litigieuse, laquelle traduisait l'accord définitif des parties. De fait, en pratique, afin d'éviter que les différents projets ne soient invoqués contre elles à l'occasion d'un contentieux ultérieur, les parties prennent soin d'insérer dans les actes de cession une clause déniant toute valeur juridique, y compris à titre interprétatif, aux divers documents de travail et projets.
La Cour de cassation confirme, par ailleurs, la jurisprudence selon laquelle les règles gouvernant la détermination du prix s'appliquent également aux promesses de cession d'actions (11).
Il est difficile de tirer de cet arrêt une solution de principe. Comme souvent en matière de détermination du prix, il s'agit d'une question de fait et de rédaction de la clause. La décision confirme, cependant, après qu'un arrêt ait pu en faire douter (12), que l'objectivité des éléments retenus pour le calcul du prix n'est pas le seul critère de la détermination de celui-ci. Le critère tenant à la précision des éléments retenus demeure fondamental (13).
De manière plus anecdotique, l'arrêt commenté illustre la nécessité de prévoir dans les protocoles de cession des clauses définissant la valeur juridique des intitulés, ainsi que des clauses prévoyant ou non la possibilité d'invoquer des documents précontractuels à titre interprétatif.
Renee Kaddouch
Docteur en droit
Centre de droit financier de l'Université Paris I, Panthéon Sorbonne
Avocat à la Cour, JeantetAssociés
(1) Telle que l'arrêt commenté la reprend. Nous n'avons pas pu nous procurer l'arrêt attaqué.
(2) Il invoquait également l'erreur obstacle mais sans plus de succès.
(3) Rappr. Cass. com., 10 mars 1998, n° 96-10.168, Epoux Lenzer et autres c/ M Mayer et autres N° Lexbase : A2599ACA, Bull. Joly 1998 p. 464, note A. Couret, validant la clause fixant le prix en fonction de la "valeur réelle de l'entreprise" ;
(4) Sur l'ensemble de la question, on consultera, parmi une doctrine abondante, V. B. Wertenschlag, Prix déterminable et cession de droits sociaux, JCP éd. N. 1991 I p. 221 ; A. Couret et alli, La maîtrise du risque d'indétermination du prix dans les cessions d'actions, Dr. Sociétés, Actes Pratiques, juin 1992 ; J.-P. Garçon, Fixation d'un prix de cession et référence aux éléments comptables, JCP éd. E. 2000 p. 496.
(5) Par exemple : Cass. com., 30 novembre 1983, n° 82-12.045, Bibie, Loyen c/ SA Elf France, Rivière, publié N° Lexbase : A3720AGU, Bull. IV n° 333 ;
(6) Cass. com. 1er mars 1983, n° 80-13.650, Dr. Sociétés 1982 n° 151 ;
(7) Cass. com., 14 décembre 1999, n° 97-15.654, Epoux Fin c/ M. Baverez et autres, publié N° Lexbase : A8145AGR, Bull. IV n° 234 ;
(8) Cass. com., 5 mai 1970, n° 68-13.523, Société D'Intérêt Collectif Agricole Provençale de Transformation et c/ Bernard et autre, publié N° Lexbase : A6566AGB, Bull. IV n° 147 ;
(9) Sur cette question, V. F. Terré, Ph. Simler et Y. Lequette, Droit civil. Les obligations, 9° éd., Dalloz, 2005 , n° 431 et s. ;
(10) En pratique, les protocoles de cession d'actions renferment fréquemment une clause déniant toute valeur juridique aux intitulés, leur reconnaissant seulement un rôle indicatif. Ce type de clause est particulièrement utile en cas de contentieux ultérieur.
(11) Par exemple, sur la nullité d'une promesse de cession d'actions pour indétermination du prix, Cass. com., 10 décembre 1991, n° 90-15.451, SA Edouard Dubois et fils c/ Trusson, inédit N° Lexbase : A2166AGC, Dr. Sociétés 1992, n° 31, note H. Le Nabasque ; Cass. com., 9 juin 2004, n° 03-11.600, M. Daniel Jeanperin c/ M. Yves Jeanperin, F-D N° Lexbase : A6267DC4, Bull. Joly 2004 p. 1383, note T. Massart ;
(12) Cass. com. 10 mars 1998, précité ;
(13) V. déjà en ce sens, CA Nancy 20 octobre 2004, n° 98-3311, 2ème ch. com., Rousselot c/ SA ITM Entreprises, BRDA 12/2005, p. 2.
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