La lettre juridique n°188 du 3 novembre 2005 : Procédures fiscales

[Jurisprudence] Abus de droit et restructuration

Réf. : CA Paris, 1ère, B, 16 septembre 2005, n° 03/08922, M. Eric Marie Olivier Logeais c/ Dircofi (N° Lexbase : A8564DKE)

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N9978AIE

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par Jean-Marc Priol, Avocat au Barreau des Hauts-de-Seine, Landwell & Associés

le 07 Octobre 2010

La cession d'un groupe en l'état avec ses actifs industriels, commerciaux et ses actifs immobiliers mélangés n'est pas chose facile et sa restructuration par la filialisation de ses immeubles en vue de faciliter sa cession caractérise-t-elle une situation d'abus de droit visée à l'article L. 64 du LPF (N° Lexbase : L5565G4U) ? La cour d'appel de Paris a répondu par la négative en considérant que la restructuration du patrimoine immobilier d'un groupe, réalisée dans des délais très brefs en vue de sa cession et aux mieux des intérêts patrimoniaux de son dirigeant, n'est pas nécessairement constitutive d'un abus de droit dans la mesure où cette restructuration s'explique "suffisamment par la logique économique, juridique et pratique de la négociation de la cession du groupe et répond, en outre, à un souci de bonne gestion patrimoniale". Les circonstances du litige sont les suivantes.

Le contribuable et sa famille contrôlaient un groupe constitué d'une société propriétaire d'un laboratoire pharmaceutique, d'une société de commercialisation de médicaments, d'une société civile immobilière d'investissement (SCII), filiale majoritaire de la société détenant le laboratoire pharmaceutique.

Le 31 juillet 1998, la partie industrielle du groupe a été cédée à une société italienne et à sa filiale, l'opération de rachat excluant le parc immobilier du groupe, composé d'un immeuble figurant dans les actifs de la société propriétaire du laboratoire et d'un autre immeuble détenu par sa filiale majoritaire, la SCII.

Ce parc immobilier avait fait l'objet d'opérations successives entre les différentes entités du groupe, d'avril à juillet 1998, en vue de la cession du groupe. Ces opérations sont les suivantes :

  • constitution de deux sociétés anonymes, deux foncières ;
  • apport de l'immeuble détenu par la société propriétaire du laboratoire pharmaceutique à la première SA foncière et de l'immeuble détenu par sa filiale majoritaire, la SCII, à la seconde SA foncière, avec, en contrepartie, remise d'actions ;
  • fusion-absorption de la société propriétaire du laboratoire et de la SCII devenue inutile, le groupe louant, par ailleurs, aux sociétés foncières les immeubles, ainsi, apportés ;
  • cession, enfin, par la société propriétaire du laboratoire des titres nouvellement acquis, au profit du dirigeant propriétaire du groupe avant sa cession devenant, ainsi, propriétaire, au travers des sociétés foncières, des immeubles apportés.

Le trésor n'avait perçu, en matière de droits d'enregistrement sur l'ensemble des opérations, que le droit fixe de 1 500 F (environ 230 euros) acquitté à la constitution de chacune des sociétés foncières, outre le droit de 1 % (plafonné) sur la cession des droits sociaux.

Estimant que le dispositif visait à éluder l'impôt, l'administration engagea la procédure d'abus de droit et rappela, en conséquence, les droits exigibles en cas de mutation à titre onéreux d'immeubles industriels ou commerciaux, assortis de la majoration de 80 % prévue en cas d'abus de droit.

Aux termes de l'article L. 64 du LPF, "ne peuvent être opposés à l'administration des impôts les actes qui dissimulent la portée véritable d'un contrat ou d'une convention à l'aide de clauses : a) qui donnent ouverture à des droits d'enregistrement ou une taxe de publicité foncière moins élevés [...] l'administration est en droit de restituer son véritable caractère à l'opération litigieuse".

Est constitutif d'un abus de droit, l'acte qui permet d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales que l'intéressé aurait normalement supportées s'il n'avait pas passé cet acte. L'intention frauduleuse est, donc, nécessaire à la mise en oeuvre de l'abus de droit. Cette intention se déduit de deux critères alternatifs retenus par la jurisprudence : la simulation (actes à caractère fictifs) et la fraude à la Loi (actes non fictifs, inspirés par aucun motif autre que celui d'éluder l'impôt).

Aussi, la procédure de l'abus de droit permet, non seulement, de réprimer les actes ayant un caractère fictif, mais également, les opérations (ou montage) ayant pour but exclusif d'éluder l'impôt normalement exigible.

S'agissant plus particulièrement de l'objectif poursuivi par le contribuable, la Cour de cassation (s'alignant sur la position du Conseil d'Etat : CE, Contentieux, 10 juin 1981, n° 19079, Ministre du Budget c/ xxxxx N° Lexbase : A7572AKN) a considéré, à plusieurs reprises, que si le montage litigieux ne présentait pas un objectif exclusivement fiscal, l'abus de droit n'était pas constitué.

Ainsi, la Cour de cassation dans un arrêt de principe rendu le 19 avril 1988 (Cass. com., 19 avril 1988, n° 86-19.079, Madame Dozinel c/ Directeur général des impôts N° Lexbase : A7796AAY) a énoncé "qu'à défaut de fictivité des actes litigieux, l'existence de préoccupations fiscales de la part des parties, licites en elles-mêmes, ne pourraient être retenue que si elle constituait la justification exclusive de l'opération".

Par suite, le but exclusivement fiscal peut être défini comme celui qui ne fait aucune place à des considérations juridiques, économiques, commerciales ou financières et patrimoniale (CA Bourges, 13 mai 2002, n° 01/00974, Direction des services fiscaux du département du Cher c/ M. Guillaume Tabourdeau N° Lexbase : A5294DHK ; CA Paris, 1ère, B, 7 mars 2002, n° 2000/19154, M. Le Directeur des services fiscaux du Val de Marne c/ Madame Despouys Valérie N° Lexbase : A9255A7W ; Cass. com., 21 mars 2000, n° 97-19.735, M. Le Directeur général des impôts, Ministère de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ Société anonyme Anciens Etablissements Kuhn et Fleichel, inédit au bulletin, Cassation N° Lexbase : A0590CYI ; Cass. com., 10 décembre 1996, n° 94-20.070, Société RMC France c/ Directeur général des impôts et autre N° Lexbase : A2547ABX ; Cass. com., 21 avril 1992, n° 88-16.905, SA Saphymo Stel c/ DGI N° Lexbase : A9572ATP ; dans le même sens voir également : TGI Nanterre 16 janvier 2001, req. n° 99-14941 ; CE, Contentieux, 21 mars 1986, n° 53002, Ministre du Budget c/ SA "Auriège" N° Lexbase : A3855AMQ) et qui n'est inspiré que par le seul motif d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales de sorte que dans de telles situations l'administration fiscale se trouve lésée.

Il convient de rappeler que dans l'arrêt "RMC" précité du 10 décembre 1996, la Cour de cassation a conclu à l'absence d'abus de droit, dès lors que la transformation d'une société et la cession ultérieure de ses actions constituaient deux opérations distinctes aux effets multiples. La Cour de cassation soulignait, en l'espèce, que le fait que l'opération comporte des effets juridiques, économiques et financiers différents excluait le but exclusivement fiscal.

Ainsi, et conformément aux arrêts précités, ne sont pas constitutifs d'un abus de droit : la restructuration d'un groupe qui répond à un intérêt économique (la circonstance que les sociétés ont les mêmes dirigeants n'est pas, selon la Cour de cassation, un argument pertinent pour établir le but exclusivement fiscal et fonder l'abus de droit, chacune des sociétés étant juridiquement distincte l'une de l'autre : Cass. com., 21 avril 1992, n° 88-16.905, SA Saphymo Stel c/ DGI, précité), l'assainissement de la situation financière d'une filiale, même si cet assainissement a été réalisé dans des "conditions fiscales optimales", la recherche du moindre coût fiscal étant légitime (CE, Contentieux, 21 mars 1986, n° 53002, Ministre du Budget c/ SA "Auriège", précité), le souci d'assurer au mieux le maintien de l'unité de l'exploitation (TGI Nanterre 16 janvier 2001, req. n° 99-14941 ; Cass. com., 19 avril 1988, n° 86-19.079, Madame Dozinel c/ Directeur général des impôts, précités). Le contribuable n'est, en toute hypothèse, pas en faute s'il ne fait qu'user d'une faculté ouverte par la loi.

Au cas d'espèce, la cour d'appel de Paris se devait, donc, de déterminer au regard de la jurisprudence si, compte tenu des arguments d'ordre économique et juridique, la restructuration du patrimoine immobilier du groupe revenant en définitive à son dirigeant pouvait être validée au regard de l'abus de droit.

Comme le relève très justement la cour, l'administration fiscale a la charge de la preuve, dans la mesure où le Comité consultatif pour la répression des abus de droit n'a pas été saisi. Dès lors que l'administration n'invoquait pas le caractère fictif des actes de l'opération de restructuration immobilière litigieuse, il lui appartenait, ainsi, d'établir que ces actes avaient pour seul but d'éluder les impositions dont était passible l'opération réelle, en l'occurrence, les droits de mutation dus pour un transfert de propriété des immeubles en question au bénéfice du dirigeant du groupe.

A cet égard, la cour rappelle la jurisprudence constante en la matière suivant laquelle "l'administration est en droit de restituer son véritable caractère à l'opération litigieuse, laquelle peut résulter d'une pluralité d'actes dont aucun, pris isolément, n'est soumis à l'impôt, mais dont l'ensemble des composantes, étroitement liées, aboutit au résultat recherché par les parties".

Or, pour la cour d'appel de Paris, l'examen des circonstances de fait de l'espèce, en premier lieu, dans le cadre général de la vente du groupe, ne conduit pas à constater un abus de droit.

Elle relève, au contraire, qu'il était "prudent, pour avoir le panel d'acquéreurs le plus large possible, de négocier au mieux le prix et éviter la contrainte des délais (compte tenu des règles de préemption ou de publicité en matière immobilière), de pouvoir offrir, soit seulement les actifs industriels et commerciaux, soit à la fois ceux-ci et les actifs immobiliers", observant qu'au demeurant, la filialisation des immeubles d'un groupe industriel est, aujourd'hui, de bonne gestion.

Pour la cour, "seule l'intention globale portée par la filialisation des immeubles étant à apprécier", observant que les échanges de correspondances avec les divers acquéreurs pour la cession du groupe montraient que la question du périmètre de l'acquisition posée au cours des négociations était avérée ; le dernier acquéreur ayant opté, finalement, pour l'exclusion du rachat du patrimoine immobilier, tout en souhaitant en avoir l'usage, au moins dans un premier temps, et se ménager une faculté de rachat partiel.

Ces circonstances ne pouvaient caractériser à elles seules l'abus de droit, dans la mesure où l'administration ne soutenait ni n'établissait que les acquéreurs potentiels seraient les complices d'un montage à finalité purement fiscale.

Enfin, selon la cour, la brièveté des délais de l'opération litigieuse n'est pas davantage significative pour faire tomber l'opération sous le coup de l'abus de droit.

En second lieu, la cour, au regard toujours de l'examen des circonstances de fait de l'espèce, dans le cadre des justifications apportées par le contribuable sur la réalisation de l'opération, relève que celles-ci ne sont pas contredites par l'administration.

Ainsi, la cession au dirigeant du groupe des titres nouvellement acquis par la société propriétaire du laboratoire dans les sociétés foncières, non seulement, permettait "à la fois des négociations souples, de se prémunir contre leur échec possible, d'éviter les problèmes de financement ou ceux du droit de préemption, et d'honorer en toute sécurité la condition posée par la société italienne acquéreuse, de continuer à utiliser les locaux après l'acquisition du groupe réduite à ses actifs industriels et commerciaux, avec option de rachat d'un des immeubles", mais permettait aussi, "en cas d'ouverture de la succession du dirigeant, d'éviter les méfaits d'une indivision possible tout en facilitant le partage".

De même, la cour observe l'absence de démonstration de l'existence d'un abus de droit par l'administration, dès lors qu'elle "ne fait qu'énumérer des solutions alternatives, sans démontrer qu'elles répondent à l'ensemble des exigences susvisées et sans en comparer le coût avec celui de la solution retenue ; qu'ainsi, la cession directe des immeubles au dirigeant du groupe n'évitait pas le risque et le délai du droit de préemption" et que le bail consenti par des sociétés foncières filiales de la société propriétaire du laboratoire "ne diminuait pas la valeur économique de cette société dans le cadre de la négociation de la cession du groupe".

La cour observe, enfin, que "la cession des titres à un tiers, sous la condition que ce tiers consente" au nouvel acquéreur "à la fois un bail sur les immeubles et un droit de rachat seulement pour" l'un des immeubles, "supposait de trouver un tel tiers consentant à une opération pour le moins inhabituelle, ce qui n'était, certes, pas impossible, mais compliquait singulièrement la négociation ; que les conséquences éventuelles de ces solutions alternatives sur la gestion du patrimoine personnel du dirigeant ne sont aucunement envisagées".

La décision de la cour d'appel de Paris s'inscrit, donc, dans le courant de jurisprudence sur la validation d'opérations dans lesquelles l'interêt patrimonial est prédominant. Ainsi, la cour d'appel de Bourges (CA Bourges, 13 mai 2002, n° 01/00974, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ M. Guillaume Tabourdeau, précité) et de Paris (CA, Paris, 1ère, B, 7 mars 2002, n° 2000/19154, M. Le directeur des services fiscaux du Val de Marne c/ Madame Despouys Valérie N° Lexbase : A9255A7W) ont respectivement énoncé "qu'il ne saurait être reproché au contribuable de poursuivre concurremment avec d'autres buts, la réalisation d'une économie d'impôt, la procédure d'abus de droit n'incriminant pas l'habileté fiscale qui consiste à atteindre un objectif économique déterminé en utilisant la méthode soumise à l'imposition la plus légère".

L'abus de droit doit, en conséquence, être écarté lorsque l'opération en cause a été motivée par d'autres motifs que celui d'éluder l'impôt correspondant et au cas particulier a fortiori lorsque la cession au dirigeant du groupe des sociétés foncières issues de sa restructuration conditionnait la cession de l'activité pharmaceutique du groupe.

Les positions respectivement adoptées par les cours d'appel de Bourges et de Paris confirment la solution rendue par la Cour de cassation dans une affaire dans laquelle l'administration avait plaidé l'abus de droit (création d'un GFA, apport d'un domaine agricole par les contribuables, concession d'un bail par le GFA aux contribuables, donation partage portant sur la nue propriété des parts du GFA en bénéficiant de l'exonération de 75 % de leur valeur, consentie par les contribuables à leur fille). Dans cette affaire, la Cour de cassation avait rejeté l'ensemble des arguments de l'administration considérant que le montage ne répondait pas à des préoccupations exclusivement fiscales dans la mesure où il avait également pour objet de sauvegarder l'unité de l'exploitation (Cass.com., 19 avril 1988, n° 86-19.0179 ; dans le même sens : CA Paris, 1ère, B, 7 mars 2002, n° 2000/19154, M. Le directeur des services fiscaux du Val de Marne c/ Madame Despouys Valérie, précité ; TGI Nanterre, 16 janvier 2001, req. n° 99 -1494).

Enfin, on relèvera, dans la décision commentée de la cour d'appel de Paris du 16 septembre 2005, l'observation de cette dernière sur la portée des avis du Comité consultatif pour la répression des abus de droit.

L'administration invoquait, en effet, l'analogie de l'espèce avec celle d'un avis du Comité consultatif pour la répression des abus de droit qui, selon elle, permettait de résoudre le litige en sa faveur.

La cour ne l'a pas suivie sur ce terrain, au motif tiré de ce que s'agissant "d'identifier l'intention d'un redevable d'éluder les impositions dont était passible l'opération réalisée, la seule comparaison d'une espèce à une autre des éléments matériels de cette opération ou de leurs effets est insuffisante".

Elle précise, à cet égard, qu'il convient "d'analyser dans chaque espèce, au-delà de la matérialité des actes, leur signification psychologique ou économique", ce que n'aurait pas fait l'administration étant observé que dans la présente espèce le comité n'a pas été saisi et n'a, donc, pu reconnaître une telle analogie.


Voir, également, sur le sujet :

- Sophie Duval, L'abus de droit : une procédure de lutte contre l'évasion fiscale compatible avec le droit communautaire, Lexbase Hebdo, n° 172 du 16 juin 2005 - édition fiscale (N° Lexbase : N5349AIX).
- Yolande Sérandour, Cadeau, réduction de prix et TVA, Lexbase Hebdo, n° 184 du 6 octobre 2005 - édition fiscale (N° Lexbase : N9092AIL) ;
- Daniel Faucher, Rapport du Comité pour la repression des abus de droit : "état des lieux de l'habileté abusive", Lexbase Hebdo, n° 165 du 28 avril 2005 - édition fiscale (N° Lexbase : N3695AIP) ;
- Jean-Marc Priol, les limites de l'ingénierie fiscale (l'abus de droit) et de la prise de risque (l'acte anormal de gestion), Lexbase Hebdo, n° 115 du 25 mars 2004 - édition fiscale (N° Lexbase : N1196ABW) ;
- Jean-Marc Priol, Liberté d'établissement et présomption d'évasion ou de fraude fiscale, Lexbase Hebdo, n° 113 du 8 avril 2004 - édition fiscale (N° Lexbase : N1015AB9).

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