La lettre juridique n°154 du 10 février 2005 : Social général

[Jurisprudence] A propos de la rétroactivité des solutions jurisprudentielles : rien de nouveau sous le soleil

Réf. : Cass. soc., 26 janvier 2005, n° 02-42.656, Société Bastille taxis c/ M. Mohamed Labbane, FS-P+B (N° Lexbase : A2913DGY)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010


Le 19 décembre 2000, la Chambre sociale de la Cour de cassation considérait, dans une affaire qui allait faire grand bruit, que le contrat passé entre un chauffeur de taxi et la société avec laquelle il avait passé un contrat de location devait être requalifié en contrat de travail (Dr. soc. 2001, p. 227, chron. A. Jeammaud). Statuant sur renvoi après cassation, la cour d'appel de Versailles (13 février 2002) devait considérer que la rupture du contrat s'analysait en un licenciement sans cause réelle et sérieuse, dans la mesure où "l'employeur" n'avait pas engagé la procédure de licenciement au moment de rompre le contrat. L'affaire revient une nouvelle fois devant la Haute juridiction, la SARL Bastille Taxis invoquant, cette fois-ci, la violation de l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC) et de l'article 6-1 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR). Dans un contexte fortement marqué par la remise en cause des effets des solutions jurisprudentielles (voir la réponse du Président Pierre Sargos au rapport Molfessis dans Dr. soc. 2005, p. 123), l'arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation était donc particulièrement attendu. Pas plus que dans ses décisions précédentes, la Haute juridiction ne décide de changer de voie dans cet arrêt rendu le 26 janvier 2005 (2). Il faut dire que le demandeur ne protestait pas ici contre les effets dans le temps d'un revirement de jurisprudence, mais contre ceux qui résultent de la requalification d'un contrat, ce qui situait les difficultés à un tout autre niveau (2).
Décision

Cass. soc., 26 janvier 2005, n° 02-42.656, Société Bastille taxis c/ M. Mohamed Labbane, FS-P+B (N° Lexbase : A2913DGY)

Rejet (cour d'appel de Versailles, audience solennelle, 13 février 2002)

Mots-clefs : contrat de travail ; requalification ; portée rétroactive ; office du juge.

Textes concernés : articles 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC) et 6 § 1 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR)

Liens bases :

Faits

1. M. Labbane a conclu, le 1er juin 1993, avec la société Bastille taxis, un contrat par lequel il lui était donné en location un taxi pour une durée d'un mois renouvelable, moyennant le paiement d'une somme qualifiée de "redevance globale".

Estimant être lié à cette société par un contrat de travail, l'intéressé a saisi la juridiction prud'homale.

2. Sur renvoi après cassation (Cass. soc., 19 décembre 2000, n° 98-40.572, M. Labbane c/ Chambre syndicale des loueurs d'automobiles de place de 2ème classe de Paris Ile-de-France et autre, publié N° Lexbase : A2020AIN), la cour d'appel de Versailles, saisie d'un contredit, lui a reconnu la qualité de salarié et, évoquant en application de l'article 89 du nouveau Code de procédure civile (N° Lexbase : L3093ADW), a dit que son licenciement était dépourvu de cause réelle et sérieuse.

Moyens produits au soutien du pourvoi

1. L'application d'une jurisprudence nouvelle ou interprétative à une situation contractuelle donnée doit tenir compte de la perception que pouvaient avoir les cocontractants de la portée de leurs engagements contractuels respectifs.

En l'espèce, il est constant que le contrat de location conclu entre la société Bastille taxis et M. Labbane s'est poursuivi au su des administrations concernées (Urssaf, Impôts), lesquelles n'ont jamais mis en question le statut de travailleur indépendant de M. Labbane, la qualification de contrat de location ayant, de surcroît, reçu l'aval successif du conseil des prud'hommes et de la cour d'appel de Paris, de sorte que la société Bastille taxis n'avait nul lieu d'anticiper les conséquences juridiques que la Cour de cassation allait, dans son arrêt du 19 décembre 2000, déduire des stipulations du contrat de location, ni de penser que ce contrat devait être requalifié en contrat de travail, avec toutes les conséquences que cela comporte.

Dès lors, en appliquant néanmoins rétroactivement la jurisprudence nouvellement formulée par la Cour de Cassation dans son arrêt du 19 décembre 2000 précité à la situation contractuelle unissant la société Bastille taxis à M. Labbane pour déduire l'existence d'un contrat de travail entre ces deux parties, la cour d'appel a violé les articles 1134 du Code civil et 6 § 1 de la CESDH.

2. En statuant ainsi, sans rechercher, comme l'y invitaient les conclusions d'appel des demanderesses au pourvoi, si, en raison du bouleversement économique susceptible de naître de l'application rétroactive de l'arrêt interprétatif du 19 décembre 2000, compte tenu de la généralisation du système de mise à disposition de véhicule équipés taxis par voie de contrats de location établis sur le même modèle contractuel que celui de M. Labbane, il n'y avait pas lieu d'exclure toute remise en cause des rapports juridiques des parties pour le passé, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article 1134 du Code civil.

Problème juridique

L'application d'une jurisprudence nouvelle ou interprétative à une situation contractuelle donnée est-elle contraire au principe de l'intangibilité des conventions et au principe de sécurité juridique ?

Solution

1. "La cour d'appel s'étant bornée à requalifier la relation contractuelle entre les parties en constatant la réunion des éléments constitutifs du contrat de travail, ce moyen, en ce qu'il invoque une interprétation jurisprudentielle nouvelle, manque en fait".

2. Rejet

Commentaire

1. La violation du principe de sécurité juridique invoquée à tort

  • Le principe de sécurité juridique devant la Chambre sociale

Jusqu'à présent, la Chambre sociale de la Cour de cassation avait été saisie de pourvois remettant en cause, au nom du respect du principe de sécurité juridique (art. 6-1 de la CESDH N° Lexbase : L7558AIR), l'application rétroactive de revirements de jurisprudence et, singulièrement, de l'arrêt rendu le 10 juillet 2002 exigeant désormais une contrepartie pécuniaire pour valider les clauses de non-concurrence (Cass. soc., 10 juillet 2002, n° 00-45.135, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A1225AZE, lire Christophe Radé, La Cour de cassation prise en flagrant délit de violation du principe de la prohibition des arrêts de règlement, Lexbase Hebdo n° 33 du 24 juillet 2002 - édition sociale N° Lexbase : N3574AAM). La Chambre sociale de la Cour de cassation avait considéré que "la sécurité juridique, invoquée sur le fondement du droit à un procès équitable prévu par l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, ne saurait consacrer un droit acquis à une jurisprudence immuable, l'évolution de la jurisprudence relevant de l'office du juge dans l'application du droit" (Cass. soc., 7 janvier 2003, n° 00-46.476, F-D N° Lexbase : A6000A4Y, lire Christophe Radé, Pour en finir avec la rétroactivité des revirements de jurisprudence, Lexbase Hebdo n° 55 du 22 janvier 2003 - édition sociale N° Lexbase : N5616AAA).

Puis, dans une décision en date du 17 décembre 2004 concernant toujours ce même revirement, la Haute juridiction avait affirmé que "l'exigence d'une contrepartie financière à la clause de non-concurrence répond à l'impérieuse nécessité d'assurer la sauvegarde et l'effectivité de la liberté fondamentale d'exercer une activité professionnelle", justifiant l'application immédiate des nouvelles conditions de validité des clauses de non-concurrence (Cass. soc., 17 décembre 2004, n° 03-40.008, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A4376DES, lire Christophe Radé, A propos de la rétroactivité des revirements de jurisprudence : une évolution en trompe l'oeil !, Lexbase Hebdo n° 148 du 23 décembre 2004 - édition sociale N° Lexbase : N4064AB7).

Cette dernière décision marquait une évolution notable dans la jurisprudence de la Chambre sociale de la Cour de cassation qui acceptait, pour la première fois, de justifier sa décision au regard de l'exigence de sécurité juridique, suggérant même que tous les revirements de jurisprudence pourraient ne pas être appliqués de manière immédiate.

  • Le principe de sécurité juridique invoqué à tort en l'espèce

S'engouffrant, sans doute, dans la brèche ouverte par les débats récents, la SARL Bastille Taxi invoquait, à son tour, la violation de l'article 6-1 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR), ainsi que la violation de l'article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC).

L'argument ne visait, toutefois, pas à combattre directement l'application rétroactive de l'arrêt rendu le 19 décembre 2000 par la Haute juridiction, puisque la question de la qualification du contrat n'était plus discutée, mais à contester les conséquences qu'en avait tirées la cour de Versailles à l'occasion de l'appréciation du caractère ou non justifié du "licenciement" du chauffeur de taxi.

Les magistrats versaillais avaient, en effet, conclu à l'absence de cause réelle et sérieuse par application d'une jurisprudence désormais bien acquise, aux termes de laquelle la rupture du contrat de travail, sans respect des procédures applicables au licenciement, constitue nécessairement un licenciement sans cause réelle et sérieuse (principe rappelé par deux des arrêts rendus le 25 juin 2003, Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-41.150, FPP+B+R+I N° Lexbase : A8975C8W et Cass. soc., 25 juin 2003, n° 01-40.235, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A8974C8U, lire Christophe Radé, Autolicenciement : enfin le retour à la raison !, Lexbase Hebdo n° 78 du 3 juillet 2003 - édition sociale N° Lexbase : N9951AAS).

Or, en l'espèce, la SARL Bastille Taxis n'avait pas respecté la procédure de licenciement, puisqu'elle avait appliqué les règles relatives aux contrats de location, qualification adoptée par les parties contractantes et qui n'avait, jusqu'à lors, jamais été remise en question.

En d'autres termes, "l'employeur" contestait sa condamnation pour licenciement sans cause réelle et sérieuse car il ne pouvait pas savoir, au moment de rompre le contrat, qu'il devait respecter les procédures du licenciement.

L'argument n'a pas été retenu par la Chambre sociale de la Cour de cassation, qui considère, au contraire, que "la cour d'appel s'étant bornée à requalifier la relation contractuelle entre les parties en constatant la réunion des éléments constitutifs du contrat de travail, ce moyen, en ce qu'il invoque une interprétation jurisprudentielle nouvelle, manque en fait".

  • Le rejet justifié de l'argument

A proprement parler, on ne saurait donner tort à la Cour de cassation.

Le différend concernait, en effet, non pas l'interprétation d'une règle de droit, mais bien la qualification d'un acte juridique. Certes, pour le justiciable concerné, la requalification du contrat présente bien un caractère rétroactif, mais il ne saurait être question ici d'invoquer la violation du principe de sécurité juridique qui ne concerne que l'application des règles de droit et non celle des actes juridiques individuels. Or, l'interprétation de la notion de "subordination", explicitée dans l'arrêt rendu le 19 décembre 2000, était parfaitement conforme à la jurisprudence antérieure et reprenait des critères distinctifs déjà connus (dans le même sens, Cass. soc., 17 avril 1991, n° 88-40.121, M. Scarline et autres c/ Société Lalau, publié N° Lexbase : A9244AAM).

En requalifiant le contrat de location en contrat de travail, la Chambre sociale de la Cour de cassation n'avait donc pas appliqué à un acte juridique conclu antérieurement une nouvelle interprétation de la règle de droit, mais simplement fait une application nouvelle d'une interprétation ancienne.

L'argument tiré de la violation de l'article 1134 du Code civil ne pouvait pas non plus être retenu. Le juge n'avait pas révisé le contrat, modifiant ainsi les prévisions des parties, mais s'était simplement contenté de lui rendre son exacte qualification. Or, si les faits appartiennent aux parties, on sait que la qualification appartient au juge (article 12 du nouveau Code de procédure civile N° Lexbase : L2043ADZ). Il n'était donc pas question ici de modifier le contenu du contrat mais, simplement, de lui restituer son exacte qualification. Pour cette raison, également, le rejet du pourvoi s'imposait.

2. La remise en cause de la jurisprudence sur le non-respect de la procédure de licenciement

Sur le terrain de la sécurité juridique ou du respect de l'intangibilité des conventions, l'argument ne pouvait donc prospérer.

  • Une jurisprudence excessivement formaliste

La solution finalement retenue met, toutefois, en évidence le caractère excessif de la jurisprudence qui considère comme systématiquement dépourvu de cause réelle et sérieuse le licenciement prononcé sans respect de la procédure légale (Cass. soc., 19 mai 2004, n° 02-41.810, F-D N° Lexbase : A2004DC9, lire Maladie et motivation de la lettre de licenciement : lorsque la justice se fait... injustice !, Lexbase Hebdo n° 122 du 27 mai 2004 - édition sociale N° Lexbase : N1722ABE).

Cette jurisprudence issue de l'arrêt "Rogie" (Cass. soc., 29 novembre 1990, n° 88-44.308, M. Rogie c/ Société Sermaize Distribution N° Lexbase : A9329AAR, D. 1991, p. 99, note J. Savatier) repose sur une sorte de présomption de fraude pesant sur l'employeur, les motifs cachés étant nécessairement des motifs inavouables.

On peut discuter de l'opportunité de cette jurisprudence et considérer qu'elle traduit un attachement excessif au formalisme et un parti pris systématiquement favorable aux salariés. Elle peut, toutefois, se justifier dans une logique de sanction et de recherche d'une meilleure d'effectivité des règles imposant les procédures du licenciement.

  • Une rigueur à tempérer

Mais, dans l'hypothèse où le contrat conclu par les parties n'avait pas reçu initialement la qualification de "contrat de travail", l'application de cette jurisprudence semble totalement surréaliste puisqu'elle conduit à reprocher à un employeur de ne pas avoir licencié un salarié qui n'était pas, à l'époque des faits, lié par contrat de travail.

Compte tenu du caractère rétroactif de la requalification, le moins que l'on puisse faire est de ne pas considérer le licenciement comme dépourvu, par principe, de cause réelle et sérieuse, et de laisser une chance à "l'employeur" d'échapper à la condamnation s'il est de bonne foi.

Ainsi, "l'employeur" qui aurait rompu le contrat de "location" en raison des manquements répétés de son cocontractant à ses obligations, manquements qui auraient été qualifiés de fautes disciplinaires dans le cadre d'une procédure de licenciement, devrait pouvoir justifier la rupture du contrat et, partant, échapper à une condamnation pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Il n'aurait alors qu'à payer l'indemnité pour non-respect de la procédure dont le montant ne saurait excéder un mois.

C'est d'ailleurs ce que tentait d'invoquer le pourvoi, certes de manière peu explicite.

Refuser de considérer, dans les conditions de l'affaire "Labanne", que la rupture du contrat devait nécessairement s'analyser en un licenciement sans cause réelle et sérieuse, permettrait de protéger les "employeurs" de bonne foi des conséquences de la requalification des contrats.

Sans passer par le respect du principe de sécurité juridique, qui n'avait pas sa place dans le débat, la solution pourrait, tout simplement, reposer sur une lecture plus souple des termes mêmes de l'article L. 122-14-3 du Code du travail (N° Lexbase : L5568AC9).

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