La lettre juridique n°643 du 11 février 2016 : Avocats/Périmètre du droit

[Jurisprudence] Liberté d'expression : condamnation disproportionnée d'un avocat

Réf. : CEDH, 12 janvier 2016, Req. 48074/10 (N° Lexbase : A5139N3Q)

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par Gaëlle Deharo, Professeur, Laureate International Universities (ESCE), Centre de recherche sur la justice et le procès, Université Paris 1

le 11 Février 2016

Par un arrêt du 12 janvier 2016, la CEDH a jugé que la condamnation d'un avocat pour les propos tenus dans ses écritures constitue une ingérence dans l'exercice par l'intéressé de son droit à la liberté d'expression. Les sanctions pénales, dont celles comportant éventuellement une privation de liberté, limitant la liberté d'expression de l'avocat de la défense peuvent difficilement trouver de justification et ne sont pas proportionnées au but légitime poursuivi.

Chargé de la défense des intérêts de son client, un avocat espagnol avait, dans une demande écrite déposée devant les juridictions ibériques, formulé des jugements de valeur à l'encontre d'un juge. Plus spécialement, l'avocat relevait que le juge "a volontairement décidé de fausser la réalité", commis "une interminable succession d'infractions", adopté "une injustifiable façon de procéder" et émis "un rapport mensonger" dans lequel figuraient "des indications fausses et malintentionnées". Sur ce fondement, une procédure pénale pour délit présumé de calomnie fut ouverte devant les juridictions espagnoles à l'encontre de l'avocat. Celui-ci fut condamné à une peine d'amende assortie d'une peine de substitution de privation de liberté.

Après avoir interjeté appel et saisi le tribunal constitutionnel, l'avocat porta l'affaire devant la Cour européenne des droits de l'Homme. Dénonçant sa condamnation, il arguait d'une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4743AQQ) : sa condamnation s'analyserait, selon lui, en une ingérence disproportionnée dans l'exercice de son droit à s'exprimer librement.

La Cour européenne des droits de l'Homme était donc appelée à se prononcer une nouvelle fois sur la question de savoir si la condamnation de l'avocat constituait une ingérence nécessaire dans son droit à s'exprimer librement.

La question n'est pas nouvelle et la jurisprudence, au niveau européen comme au niveau national (1), a précisé les contours de la liberté d'expression de l'avocat (2).

A l'instar de tous les justiciables, l'avocat jouit du droit à la liberté d'expression garanti par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. Mais sa liberté de parole s'inscrit dans le contexte particulier de son statut et de sa mission (3). Dès lors que celle-ci s'inscrit dans l'exercice des droits de la défense, elle trouve écho dans l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR). En conséquence, la Cour européenne impose de s'assurer que la sanction, même légère, prononcée par le tribunal ne soit pas dissuasive. L'avocat ne doit pas se sentir "restreint" dans ses choix de plaidoiries ou ses stratégies procédurales. Aussi, "tout effet dissuasif est un facteur important à prendre en compte pour ménager un juste équilibre entre les tribunaux et les avocats dans le cadre d'une bonne administration de la justice" (4). Il en résulte que la liberté d'expression de l'avocat ne peut être sujette à restriction que dans des cas exceptionnels (5). C'est cette solution que rappelle la Cour européenne des droits de l'Homme dans l'arrêt "Rodriguez Ravelo" : la condamnation de l'avocat de la défense par les juridictions nationales s'analyse comme une "ingérence" dans son droit à s'exprimer librement (I) qui peut difficilement être justifiée (II).

I - Le droit de l'avocat à s'exprimer librement

La jurisprudence européenne rappelle régulièrement que le statut des avocats les place dans une situation particulière dans le fonctionnement de la justice. L'arrêt du 12 janvier 2016 n'y fait pas exception.

Cette singularité de la mission d'avocat justifie l'existence de normes de conduites imposées aux membres du barreau (6). Réciproquement, l'avocat bénéficie d'une plus grande faveur quant à l'exercice du droit de critique, qui semble plus largement admis que pour un particulier (7). Outre la substance des idées et informations exprimées, l'article 10 de la Convention européenne protège aussi leur mode d'expression. L'avocat peut ainsi légitimement intervenir dans la presse, participer aux débats d'intérêts généraux et se prononcer sur le fonctionnement de la justice (8). Les sanctions, même légères, prononcées dans le cadre d'une action en diffamation dirigée contre un avocat pour des critiques formulés lors d'une émission télévisées constituent donc une atteinte au droit à la liberté d'expression (9).

Il en résulte que les limites du droit de l'avocat à s'exprimer librement sont tracées strictement par la jurisprudence compte tenu du contexte dans lequel les propos ont été tenus : la liberté d'expression de l'avocat est appréciée différemment selon que les propos ont été tenus dans ou hors du prétoire (10) et, plus particulièrement, selon la fonction exercée par l'avocat (11).

La Cour européenne des droits de l'Homme a, plus spécifiquement, précisé qu'une restriction à la liberté d'expression de l'avocat de la défense, même au moyen d'une sanction pénale légère, ne peut qu'exceptionnellement passer pour nécessaire dans une société démocratique (12). Plus spécialement, la Cour européenne des droits de l'Homme rappelle que les avocats, lorsqu'ils défendent leurs clients devant les tribunaux, bénéficient des garanties de la liberté d'expression (13) : seuls les propos qui excèdent ce qu'autorise l'exercice des droits de la défense légitiment les restrictions à la liberté d'expression des avocats (14). Il en résulte que la liberté d'expression dont jouit un avocat dans le prétoire n'est pas illimitée et certains intérêts, tels que l'autorité du pouvoir judiciaire, sont assez importants pour justifier des restrictions à ce droit.

II - L'appréciation de la proportionnalité de l'ingérence dans la liberté d'expression

Bien qu'elle pose en principe que la condamnation des propos de l'avocat, singulièrement de la défense, constitue une ingérence dans sa liberté d'expression, la Cour européenne n'exclut pas qu'une telle ingérence puisse être justifiée. Ainsi, dans un arrêt du 15 décembre 2015, la Cour européenne a souligné qu'il convient de tenir compte de la mission particulière du pouvoir judiciaire dans la société. "Comme garant de la justice, valeur fondamentale dans un Etat de droit, son action a besoin de la confiance des citoyens pour prospérer. Aussi peut-il s'avérer nécessaire de protéger celle-ci contre des attaques destructrices dénuées de fondement sérieux, alors surtout que le devoir de réserve interdit aux magistrats visés de réagir. Pour autant, en dehors de l'hypothèse de telles attaques, les magistrats peuvent faire, lorsqu'ils agissent dans l'exercice de leurs fonctions officielles, l'objet de critiques dont les limites sont plus larges qu'à l'égard de simples particuliers" (15).

Recherchant l'équilibre entre l'exercice des droits de la défense, la liberté d'expression et le respect dû à la justice, la Cour européenne des droits de l'Homme précise classiquement que la sanction de la parole de l'avocat s'analyse en une ingérence dans l'exercice de son droit à la liberté d'expression. Une atteinte à ce droit ne peut être qu'exceptionnelle et, par conséquent, rigoureusement motivée. La Cour exige donc des juridictions nationales que ces sanctions soient justifiées à la lumière de "l'ensemble de l'affaire", "y compris la teneur des remarques reprochées au requérant" et "le contexte dans lequel celui-ci les a formulées" (16).

Le principe est régulièrement rappelé : une restriction à la liberté d'expression d'une personne emporte violation de l'article 10 de la Convention européenne si elle ne relève pas de l'une des exceptions ménagées par le paragraphe 2 de cette disposition (17). Il y a donc lieu de déterminer si la restriction était "prévue par la loi", si elle visait un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était "nécessaire dans une société démocratique" pour atteindre ce ou ces buts (18).

La jurisprudence européenne a précisé que la condition de "nécessité dans une société démocratique" qui, seule, peut justifier l'ingérence dans l'exercice du droit à la liberté d'expression, commande de déterminer si l'ingérence incriminée correspondait à "un besoin social impérieux" (19).

L'arrêt du 12 janvier 2016 prononcée par la Cour européenne des droits de l'Homme dans l'affaire "Rodriguez Ravelo" confirme la jurisprudence antérieure et franchit un pas supplémentaire : la Cour européenne précise, en effet, que les sanctions pénales dont, notamment, celles comportant éventuellement une privation de liberté limitant la liberté d'expression de l'avocat de la défense peuvent difficilement trouver de justification (20). La protection de la liberté d'expression de l'avocat de la défense dans l'exercice de la mission de défense des intérêts de son client s'en trouve renforcée.


(1) V. Cass. civ. 1, 10 septembre 2015, n° 14-24.028, F-P+B (N° Lexbase : A9400NNH).
(2) F. Lyn, La liberté d'expression de l'avocat en droit européen, Gaz. Pal., 21 juin 2007, p. 2.
(3) CEDH, 24 février 1994, Req. 8/1993/403/481 (N° Lexbase : A6616AWX), série A, n° 285-A.
(4) CEDH, 15 décembre 2005, Req. 73797/10 (N° Lexbase : A9564DLS).
(5) CEDH, 21 mars 2002, Req. 31611/96 (N° Lexbase : A1016GNX).
(6) CEDH, 28 octobre 2003, Req. 39657/98 (N° Lexbase : A3774PAZ).
(7) I. Kitsou-Milonas, Liberté d'expression des avocats, Europe 2004, comm. 166. V. l'arrêt cité par l'auteur : CEDH, 21 janvier 1999, Req. 25716/94 § 55 (N° Lexbase : A7086AWD), Rapp. M. Véron, La délicate conciliation entre immunité et provocation, Dr. Pén., 2015, comm., 68.
(8) CEDH, 20 avril 2004, Req. 60115/00 (N° Lexbase : A8913DBQ).
(9) CEDH 4 avril 2013, Req. 4977/05, disponible en anglais
(10) CEDH, 23 avril 2015, Req. 29369/10 (N° Lexbase : A0946KKA). - D. Fallon, in V. Correia (Dir.,), Le point sur l'Europe. - Décisions de juin 2015 à septembre 2015, JCP éd. A, 2016, 2000.
(11) V. Renaudie, La liberté d'expression de l'avocat et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme, Gaz. Pal., 2006, p. 2.
(12) CEDH, 21 mars 2002, Req. 31611/96, préc.; CEDH, 15 décembre 2005, n° 73797/10, préc..
(13) CEDH, 21 mars 2002, Req. 31611/96, op. cit. ; CEDH, 15 décembre 2005, n° 73797/10, préc..
(14) CEDH, 15 décembre 2015, Req. 29024/11 (N° Lexbase : A2647NZ3).
(15) CEDH, 15 décembre 2015, Req. 29024/11, préc...
(16) CEDH, 15 décembre 2005, Req. 73797/10 ; CEDH 23 avril 2015, n° 29369/10, préc..
(17) CEDH, 26 avril 1979, Req. 6538/74 (N° Lexbase : A5104AYP), série A, n° 30, p. 29 ; CEDH, 17 décembre 2004, Req. 33348/96 (N° Lexbase : A4373DEP), § 85 ; CEDH, 15 décembre 2005, Req. 73797/10, § 167.
(18) CEDH, 14 décembre 2015, Req. 39294/09 (N° Lexbase : A0520NM9).
(19) CEDH, 15 décembre 2005, Req. 73797/10, § 170, préc..
(20) CEDH, 12 janvier 2016, Req. 48074/10, § 50, préc..

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