La lettre juridique n°603 du 5 mars 2015 : Contrat de travail

[Jurisprudence] Portage salarial et contrat de travail : la vigilance des juges... en attendant la loi

Réf. : Cass. soc., 4 février 2015, n° 13-25.627, FS-P+B (N° Lexbase : A2349NBM)

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par Lise Casaux-Labrunée, Professeur à l'Université Toulouse 1 Capitole

le 17 Mars 2015

Dans une décision remarquée du 11 avril 2014, le Conseil constitutionnel a décidé qu'il incombait au législateur, et non aux partenaires sociaux, de déterminer le régime juridique du portage salarial (Cons. const., décision n° 2014-388 QPC, du 11 avril 2014 N° Lexbase : A8256MIM). Cette décision censure l'article 8-III de la loi n° 2008-596 du 25 juin 2008 de modernisation du marché du travail (N° Lexbase : L4999H7B) qui prévoyait qu'un accord national interprofessionnel (l'ANI du 11 janvier 2008) pouvait confier à une branche professionnelle considérée comme la plus proche du portage salarial (id est l'intérim) la mission d'organiser le portage salarial par accord de branche étendu (cette mission a finalement donné lieu à un accord le 24 juin 2010, étendu par arrêté du 24 mai 2013 malgré l'avis contraire de l'IGAS). Par un grief soulevé d'office, l'article a été jugé contraire à la Constitution en ce qu'il confiait à la convention collective le soin de fixer des règles qui relèvent en réalité de la loi.
Le processus de régulation du portage salarial suggéré par les partenaires sociaux au législateur dans l'ANI du 11 janvier 2008 est inconstitutionnel, dès lors que l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S) confie à la loi -et à elle seule- le soin de déterminer les principes fondamentaux du droit du travail et des obligations civiles et commerciales, que ne manquent pas de contrarier les pratiques de portage salarial (pour rappel : le travailleur porté est un professionnel autonome qui sollicite une structure "employeur" pour bénéficier des avantages du salariat). En confiant aux partenaires sociaux la mission d'organiser le portage salarial, sans fixer lui-même les principes essentiels de ce régime juridique, le législateur a méconnu l'étendue de sa compétence dans des conditions qui affectent la liberté d'entreprendre et les droits collectifs des travailleurs (1). Echafaudé sur une base constitutionnelle incertaine, le château de cartes imaginé par les partenaires sociaux sous la pression des acteurs du portage, s'est alors effondré.
Pour permettre au législateur de tirer les conséquences de cette déclaration d'inconstitutionnalité, le Conseil constitutionnel a reporté au 1er janvier 2015 la date d'abrogation de la disposition contestée (cf. l’Ouvrage "Droit du travail" N° Lexbase : E2232ETT) et donné huit mois au législateur pour reprendre l'encadrement du portage salarial et fixer les conditions essentielles de son exercice (2). Le délai n'était sans doute pas suffisant, car, à ce jour, aucune loi n'a été adoptée sur le sujet. En attendant, l'insécurité juridique demeure et les juges font de leur mieux pour régler les contentieux qui en résultent, tellement prévisibles.

Si les faits ayant donné lieu à l'arrêt du 4 février 2015 sont assez classiques et illustrent l'un des dérapages les plus fréquents du travail en portage salarial ("salarié" licencié lorsqu'il n'apporte plus de missions), la décision est très intéressante en ce sens que, si elle ne remet pas en cause la qualification de contrat de travail choisie par les parties, ce que les juges auraient pu faire, elle les enferme dans une sorte de piège qui permet, de façon salutaire, du point de vue du risque souvent dénoncé de dérégulation des principes fondamentaux du droit du travail et de la protection sociale, du risque aussi d'effacement total des frontières du droit du travail (3), de rappeler ce qui relève de l'essence même du contrat de travail : l'obligation pour l'employeur de fournir le travail.
Résumé

La conclusion d'un contrat de travail emporte pour l'employeur l'obligation de fournir du travail. La clause d'objectif insérée dans un contrat de portage salarial qui oblige le travailleur à conclure de nouvelles missions avant la fin de sa mission en cours est sans effet. Le licenciement fondé sur le non-respect d'une telle clause est sans cause réelle et sérieuse.

Commentaire

I - Le choix du contrat de travail

Logique d'instrumentalisation. Les raisons de douter de la réalité du contrat de travail dans les pratiques de portage salarial sont nombreuses : le manque de subordination dans la relation de travail (les travailleurs portés sont des travailleurs très autonomes qui revendiquent cette qualité et ne cherchent pas particulièrement à se placer sous la subordination d'un employeur) ; l'absence d'activité économique propre des sociétés de portage (sauf à considérer que l'activité de portage en est une) qui n'ont pas les moyens de contrôler l'exécution des prestations réalisées par les portés dans des domaines qui peuvent être très variés : de l'informatique à l'artisanat en passant par toute la gamme des prestations de conseil et de formation (en l'espèce, il s'agissait d'un rédacteur qui assurait des missions pour une société de communication)... Surtout, le portage salarial repose entièrement sur le fait que c'est au travailleur porté de trouver son propre travail, et sur la possibilité pour le soi-disant employeur, mise en oeuvre dans l'affaire commentée, de licencier ce dernier le jour où il n'apporte plus de travail. Curieuse conception du contrat de travail non ?

Qualification non prévue par la loi. La légalisation du portage salarial esquissée dans la loi du 25 juin 2008 n'impose pas de recourir au contrat de travail pour encadrer les pratiques correspondantes. L'article L. 1251-64 du Code du travail (N° Lexbase : L8532IAA), qui en donne une définition, prévoit, en effet, que "le portage salarial est un ensemble de relations contractuelles organisées entre une entreprise de portage, une personne portée et des entreprises clientes comportant pour la personne portée le régime du salariat et la rémunération de sa prestation chez le client par l'entreprise de portage. Il garantit les droits de la personne portée sur son apport de clientèle". Le texte laisse donc une grande marge de manoeuvre au législateur, dans le cadre d'une future réforme, pour trouver la voie qui confèrera le plus opportunément "le régime du salariat" aux travailleurs portés (v. notamment, dans la Partie 7 du Code du travail, divers exemples de travailleurs indépendants bénéficiant en tout ou partie du régime du salariat). Pour l'heure, les sociétés de portage usent et abusent du contrat de travail.

Un choix limité par le principe d'indisponibilité de la qualification. On ne rappellera jamais assez les fondamentaux : le droit français ne permet pas de déterminer librement le cadre dans lequel inscrire une relation de travail indépendamment des conditions dans lesquelles ce travail est effectué. Cette impossibilité de choisir librement le cadre juridique d'une relation de travail résulte du principe jurisprudentiel, trop souvent négligé dans les affaires de portage salarial, d'indisponibilité de la qualification :

- "la volonté des parties est impuissante à soustraire des travailleurs du statut social qui découle nécessairement des conditions d'accomplissement de leur tâche" (arrêt "Barrat" : Ass. plén., 4 mars 1983, n° 81-15.290 N° Lexbase : A3665ABD) (4) ;

- "l'existence d'une relation de travail ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu'elles ont donnée à leur convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l'activité des travailleurs" (arrêt "Labanne" : Cass. soc., 19 décembre 2000, n° 98-40.572 N° Lexbase : A2020AIN) (5).

Il n'est sans doute pas inutile de rappeler que la solution est exactement la même en droit de la Sécurité sociale où, pas plus qu'en droit du travail, et pour les mêmes raisons d'ordre public, les parties ne peuvent pas choisir librement le régime auquel elles sont assujetties (en pratique, on recourt souvent au portage salarial pour accéder au régime d'assurance chômage et à une couverture contre les risques professionnels) (6). Pourtant, là aussi, la qualification donnée par les parties à leur convention est impuissante à les soustraire aux conséquences que le législateur attache à certaines situations de fait (v. l'article L. 311-2 du Code de la Sécurité sociale N° Lexbase : L5024ADG pour les conditions d'assujettissement au régime général des salariés).

Le choix des juges. Si dans les grands arrêts "Barrat" et "Labanne", les juges ont fait preuve d'un certain réalisme permettant de réagir à des excès d'habileté dans la construction des rapports entre acteurs, généralement constitutifs de fraude à la loi, dans la décision rendue le 4 février 2015, les juges semblent avoir adopté une position plus "stratégique" : le principe d'indisponibilité est rappelé par la cour d'appel de Paris, mais il n'y est pas mis en oeuvre... Les juges n'ont pas cherché, ici, la juste qualification des relations de travail, ce qu'ils auraient pu faire, en soulevant le moyen d'office et en visant l'article 12 alinéa 2 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1127H4I) qui permet spécialement de "restituer leur exacte qualification aux faits et actes litigieux, sans s'arrêter à la dénomination que les parties en auraient proposée". Une telle décision aurait certainement été moins favorable au travailleur porté (qui bénéficie ici de substantielles indemnités de rupture) et aurait été moins intéressante sur le fond. Les juges ont fait preuve, ici, de plus de subtilité en enfermant les parties dans un piège qu'elles ont elles-mêmes mis en place : dès lors que les parties au portage salarial choisissent de recourir au contrat de travail pour encadrer leurs relations, elles doivent en assumer toutes les conséquences et obligations.

II - Le piège du contrat de travail

L'économie du portage salarial. Le moyen invoqué par la société de portage est assez bien rodé et repose sur l'économie (réelle) du portage salarial : "l'économie du portage salarial repose sur le fait que c'est au salarié porté qu'il appartient de trouver des missions auprès d'entreprises clientes ; qu'en conséquence, si le salarié porté est soumis au régime du salariat pour ce qui concerne sa rémunération et ses accessoires, l'entreprise de portage salarial ne saurait être tenue de lui fournir du travail ; qu'en énonçant, pour condamner la société Jam communication à payer diverses sommes à M. J. à titre d'indemnités et de rappel de salaire, que le contrat de portage comporte pour l'employeur l'obligation de fournir du travail au salarié, la cour d'appel a violé l'article L. 1251-64 du Code du travail".

L'économie du contrat de travail. Sans reprendre tous les éléments d'un débat déjà mené (7), le moyen soulevé par la société de portage dans cette affaire invite simplement à opposer l'économie du portage salarial à celle du contrat de travail. L'économie du contrat de travail veut que ce soit l'employeur qui apporte le travail dans le contrat le travail à exécuter (c'est bien pour faire face à une charge de travail qu'il procède à un recrutement). S'il y a toujours moyen de trouver des exceptions, il n'est pas de l'essence du contrat du travail que le salarié entre dans la relation en apportant le travail qu'il doit y effectuer, de surcroît au profit d'un tiers. Même dans les cas de mise à disposition (travail temporaire, associations de services à la personne, groupements d'employeurs...), c'est l'employeur qui fournit le travail à exécuter chez le tiers qui lui en a exprimé la demande. L'"employeur" qui ne fournit pas de travail et qui, de surcroît, se sépare de son "salarié" lorsque celui-ci n'apporte plus de travail (!)... ne peut être considéré comme un véritable employeur

L'obligation pour l'employeur de fournir le travail. En affirmant que la conclusion du contrat de travail emporte pour l'employeur obligation de fourniture du travail, la Cour de cassation semble désormais acquise à cette cause (la cause du contrat de travail...). Elle confirme, en tous cas, une solution déjà rendue dans un arrêt du 17 février 2010, à large publication, où les juges de la Chambre sociale ont saisi l'occasion de rappeler que les contrats de portage salarial ne peuvent échapper aux règles d'ordre public du droit du travail (Cass. soc., 17 février 2010, n° 08-40.671, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A9243ERR : "vu les articles L. 1221-1 N° Lexbase : L0767H9B et L. 1211-1 N° Lexbase : L0764H98 du Code du travail ; attendu que le contrat de travail comporte pour l'employeur l'obligation de fournir du travail au salarié") (8) ... Cette décision a été confirmée (9). Et l'on voit mal, désormais, ce qui pourrait faire changer de cap les magistrats de la Chambre sociale (10).

Le licenciement du travailleur porté, fondé sur le non-respect d'une clause d'objectif, est sans cause réelle et sérieuse. La suite du raisonnement est d'une logique implacable : la clause d'objectif insérée dans le contrat de portage salarial, analysé comme un contrat de travail, qui fait obligation au travailleur porté de conclure, avant la fin de sa mission en cours, une ou des missions nouvelles équivalentes à cinq jours, est sans effet. Le licenciement fondé sur le non-respect de cette clause d'objectif est sans cause réelle et sérieuse et ouvre droit à toutes indemnités consécutives, à la charge de la société de portage, laquelle se trouve, pour le coup, priée d'endosser, de façon pleine et entière, la qualité d'employeur revendiquée par elle-même.

Irrecevabilité de l'intervention volontaire d'un syndicat de portage salarial. Si les juges se sont parfois laissés abuser par le jeu des apparences qui s'observent dans nombre de pratiques de portage salarial, la décision du 4 février 2015 rassure aussi, en ce sens que la Cour de cassation semble prête, désormais, à déjouer les collusions d'intérêts et les manoeuvres auxquelles donnent lieu ces pratiques (le contentieux de l'assurance chômage est particulièrement éclairant de ce point de vue, où porté et société de portage sont souvent unis dans une même "cause", la société de portage employeur finançant même, parfois, les frais d'avocat du salarié porté en conflit avec l'Assedic...) (11). En l'espèce, et pour la première fois à notre connaissance, la Cour déclare irrecevable l'intervention volontaire formée devant elle par un syndicat de portage bien connu (le PEPS) qui a certainement vu là un moyen de "plaider la cause" du portage salarial en général. Au visa des articles 327 (N° Lexbase : L1999H4S) et 330 (N° Lexbase : L2007H44) du Code de procédure civile, les juges décident, avec une fermeté qui peut dissuader les actions ultérieures, que le syndicat des Professionnels de l'emploi en portage salarial (PEPS) ne justifie pas d'un intérêt, pour la conservation de ses droits, à soutenir l'auteur du pourvoi (société de portage). Son intervention, volontairement accessoire devant la Cour de cassation est, par conséquent, déclarée irrecevable.

III - La préservation du contrat de travail

Préservation salutaire. Sur le long terme et en perspective d'une future réforme du portage salarial, il nous plaît de voir, dans cette décision, la volonté des juges de refuser le sacrifice du contrat de travail sur l'autel du portage salarial, en mettant en avant, dans un attendu très clair, ce qui n'est jamais mis en avant dans la définition de ce contrat mais qui relève pourtant de son essence : l'obligation pour l'employeur de fournir du travail.

Suggestion. A rêver, il nous plaît aussi d'imaginer qu'un jour, lorsque l'occasion leur sera donnée de restituer à un contrat de portage salarial son exacte qualification, les juges de la Cour de cassation en profiteront pour proposer, dans un bel attendu, une nouvelle définition du contrat de travail incluant cette obligation essentielle : "le contrat de travail est la convention par laquelle, moyennant une rémunération, une personne physique s'engage à mettre son activité à la disposition d'une autre, physique ou morale, qui lui fournit un travail à exécuter sous sa subordination".


(1) CE 1° et 6° s-s-r., 6 février 2014, n° 371062, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A6171MDW) et nos obs., Le portage salarial devant le Conseil constitutionnel, Lexbase Hebdo n° 560 du 27 février 2014 - édition sociale (N° Lexbase : N1028BUM).
(2) Nos obs., Le législateur ne peut éviter de répondre à des questions de fond sur le portage salarial, Dépêche AEF n° 480185.
(3) Nos obs., Le contrat de travail au défi du portage salarial, Dr. ouvr., 2011, 424.
(4) D., 1983, 381, concl. J. Cabannes.
(5) Grands arrêts du droit du travail, 3ème éd., D., 2004, n° 3 ; Dr. soc., 2001. 227, note A. Jeammaud.
(6) Cass. soc., 30 mai 2012, n° 11-12.274, F-D (N° Lexbase : A5323IM4) et nos obs., Portage salarial, contrat de travail et assurance chômage : des liaisons dangereuses, Lexbase Hebdo n° 491 du 28 juin 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N2714BTP).
(7) Nos obs., Le portage salarial : travail salarié ou travail indépendant ?, Dr. soc., 2007, 58 ; P. Morvan, Eloge juridique et épistémologique du portage salarial, Dr. soc., 2007, 607 ; J.-J. Dupeyroux, Le roi est nu, Dr. soc., 2007, 81.
(8) H. Gosselin, Le portage salarial face au contrat de travail, SSL, n° 1434, 22 février 2010, p. 3.
(9) Cass. soc. 3 novembre 2010, n° 09-65.254, F-P+B (N° Lexbase : A5560GDB).
(10) S. Brissy, L'obligation pour l'employeur de donner du travail au salarié, Dr. soc., 2008, 434.
(11) Cass. soc. 16 décembre 2009, n° 08-17.852, F-D (N° Lexbase : A0789EQB) ; Cass. soc. 30 mai 2012, n° 11-12.274, F-D (N° Lexbase : A5323IM4), Portage salarial, contrat de travail et assurance chômage : des liaisons dangereuses, préc..

Décision

Cass. soc. 4 février 2015, n° 13-25.627, FS-P+B (N° Lexbase : A2349NBM).

Rejet (CA Paris, Pôle 6, 10ème ch., 10 septembre 2013).

Textes visés : C. proc. civ., art. 327 (N° Lexbase : L1999H4S) et 330 (N° Lexbase : L2007H44).

Mots-clés : portage salarial ; définition du contrat de travail ; obligation de fournir le travail.

Lien base : (N° Lexbase : E8767ESI).

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