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N3205BUA
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par Frédéric Dal Vecchio, Avocat à la Cour, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines
le 17 Juillet 2014
A - Les dispositions issues de l'article 221-5 du CGI (N° Lexbase : L9906IWS)
L'infortune économique que traverse notre pays depuis des temps qui semblent aujourd'hui immémoriaux n'a pas laissé le législateur fiscal insensible. En effet, afin d'éviter la reprise, par des entreprises bénéficiaires, d'activités déficitaires pour d'inavouables raisons fiscales, il a légalisé en 1985 un raisonnement prétorien applicable à la suite d'un changement d'activité réelle de l'entreprise ou de son objet social (pour les sociétés soumises à l'IS : CGI, art. 221-5 ; comp. pour les entreprises relevant de l'IR : CGI, art. 202 ter N° Lexbase : L2487HNG), en y attachant les conséquences fiscales de la cessation d'entreprise : perte des déficits antérieurs, taxation des plus-values latentes, des bénéfices en sursis d'imposition et des profits non encore imposés sur les stocks et reprise des provisions. C'est ainsi qu'une société qui se bornait jusqu'alors à des activités administratives, au profit notamment de sa filiale, doit être considérée comme ayant changé son activité réelle après avoir absorbé sa filiale, repris sa dénomination sociale et son activité de conditionnement et de commerce de légumes (CAA Douai, 3ème ch., 18 mars 2004, n° 01DA01065, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A8988DBI). Il en est de même d'une société qui arrête son activité de transport au profit d'une activité de gestion de ses titres de participation (CAA Lyon, 2ème ch., 21 juin 2007, n° 03LY01753, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A4426DX9). Les dispositions de l'article 221-5 concernent, par conséquent, les situations pour lesquelles une société a subi des transformations telles qu'elle n'est plus, en réalité, la même (CE 8° et 3° s-s-r., 30 novembre 2007, n° 284621, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A9628DZM). Telle est l'hypothèse d'une SARL, eu égard à l'importance prise par sa nouvelle activité et au caractère déclinant de son activité initiale, devenue marginale (CE 3° et 8° s-s-r., 10 juillet 2007, n° 288484 N° Lexbase : A2853DXX). Toute restructuration est-elle finalement exclue ? En réalité, la jurisprudence s'est montrée très pragmatique : elle a ainsi écarté l'application de l'article 221-5 du CGI pour une société qui s'était vue reprocher par l'administration fiscale la vente de tee-shirts Nike après des polos Benetton à la suite d'une période d'inactivité totale de trente et un mois, le renouvellement du collège des associés et un changement de gérant (CE 8° et 3° s-s-r., 18 mai 2005, n° 259275, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3450DIM). On n'ose d'ailleurs pas imaginer le sort fiscal qu'aurait subi cette entreprise si elle avait eu l'idée saugrenue de substituer la vente de sweat-shirts à celle des tee-shirts...
B - La récente évolution due à la loi de finances rectificative pour 2012
Malheureusement, cette jurisprudence assez bienveillante envers les entreprises s'est finalement heurtée à la raison du législateur (loi n° 2012-958 du 16 août 2012, de finances rectificative pour 2012 N° Lexbase : L9357ITQ), très largement inspirée par l'administration fiscale, qui a visiblement peu apprécié de voir ses contrôles fiscaux régulièrement annulés : il est apparemment considéré que le quotidien d'un chef d'entreprise est de tirer un profit inavouable du droit fiscal, alors que l'urgence dans une entreprise en difficulté est d'honorer ses échéances et d'organiser sa survie. C'est ainsi que les dispositions de l'article 221-5 du CGI ont été amendées dans un sens nettement plus contraignant pour les entreprises : la disparition des moyens de production nécessaires à la poursuite de l'exploitation pendant une durée de plus de douze mois, sauf en cas de force majeure, notion toujours entendue restrictivement tant par la doctrine administrative que par la jurisprudence (v. pour des exemples : nos obs., Chronique de droit fiscal des entreprises - Mai 2008, Lexbase Hebdo n° 303 du 7 mai 2008 - édition fiscale N° Lexbase : N8897BEA), ou lorsque cette disparition est suivie d'une cession de la majorité des droits sociaux entraînera l'application de l'article 221-5 du CGI. Les contribuables pourront toutefois solliciter un agrément (CGI, art. 1649 nonies N° Lexbase : L0668IH9), lorsque la disparition temporaire des moyens de production pendant une durée de plus de douze mois est justifiée par des motivations principales autres que fiscales -condition régulièrement reprise dans les textes fiscaux depuis plusieurs années- ainsi que l'adjonction, l'abandon ou le transfert d'une ou de plusieurs activités, lorsque cela est indispensable à la poursuite de l'activité à l'origine des déficits et à la pérennité des emplois. Un tel agrément permet à l'administration fiscale d'apprécier in concreto chaque situation de fait. Selon la loi du 16 août 2012, le changement d'activité réelle d'une société résulte "notamment" :
-de l'adjonction d'une activité entraînant, au titre de l'exercice de sa survenance ou de l'exercice suivant, une augmentation de plus de 50 % par rapport à l'exercice précédant celui de l'adjonction soit du chiffre d'affaires de la société, soit de l'effectif moyen du personnel et du montant brut des éléments de l'actif immobilisé de la société ;
-de l'abandon ou du transfert, même partiel, d'une ou de plusieurs activités entraînant, au titre de l'exercice de sa survenance ou de l'exercice suivant, une diminution de plus de 50 % par rapport à l'exercice précédant celui de l'abandon ou du transfert soit du chiffre d'affaires de la société ; soit de l'effectif moyen du personnel et du montant brut des éléments de l'actif immobilisé de la société.
En définitive, le législateur se détourne de la sagesse du juge de l'impôt administratif dont la jurisprudence est considérée comme étant "ainsi devenue à la fois pragmatique et permissive" (1) (F. Marc, Rapport au nom de la commission des finances sur le projet de loi adopté par l'Assemblée nationale, de finances rectificative pour 2012, Sénat, 23 juillet 2012, p. 189), en offrant désormais une très grande latitude d'interprétation au profit de l'administration fiscale.
II - Les illustrations jurisprudentielles récentes (CE 10° et 9° s-s-r., 11 juin 2014, n° 347355, mentionné aux tables du recueil Lebon ; CE 10° et 9° s-s-r., 11 juin 2014, n° 347006, inédit au recueil Lebon ; CE 10° et 9° s-s-r., 11 juin 2014, n° 362284, inédit au recueil Lebon)
A - Décision "SEFIVAL" (CE 9° et 10° s-s-r., 11 juin 2014, n° 362284, inédit au recueil Lebon)
Une société anonyme créée en 1993 avait une activité relative à la vente de produits et de matériels spécialisés propres au monde équin constituant 99 % de son chiffre d'affaires jusqu'en 2000. Mais plusieurs modifications dans la vie sociale de cette société commerciale sont observées avant sa mise en sommeil pendant trois ans dont le rachat des titres en 1998 par une autre société qui avait la même activité et le transfert du siège social. Puis la société rachetée a cédé sa marque et a mis son personnel à disposition de son actionnaire majoritaire au titre d'une convention de prestation de services offrant une redevance égale au coût réel d'emploi des salariés, majoré d'une marge. L'administration fiscale a observé que la société avait en réalité changé son activité réelle et, en conséquence, ne pouvait plus se prévaloir du report de ses déficits antérieurs. En effet, un déficit subi au cours d'un exercice est déduit du bénéfice réalisé (CGI, art. 209 N° Lexbase : L1413IZD), l'excédent étant alors reporté sur les exercices suivants dans l'hypothèse où le bénéfice de l'exercice en cause ne serait pas suffisant et dans une certaine limite (2), modifiée à plusieurs reprises en 2011 et 2012 (3). L'enchaînement des succès et échecs partiels de la société contribuable devant le juge de l'impôt témoigne de la très grande difficulté à formuler a priori une opinion raisonnable quant à la position qui sera finalement celle des juges, tant les éléments de fait sont essentiels dans ce type de litige : la société contribuable avait ainsi pu obtenir la décharge des impôts redressés devant le tribunal administratif d'Amiens (TA Amiens, 15 mars 2011, n° 0900253 N° Lexbase : A7678ITK), au motif qu'elle "doit être regardée comme ayant poursuivi la même activité dans le même secteur dès lors qu'elle continue à oeuvrer dans celui des produits alimentaires et sanitaires pour chevaux et autres animaux et à exercer le métier de commercialisation d'aliments pour bétail, même si elle le fait désormais en tant qu'intermédiaire" de son actionnaire majoritaire. Pour les premiers juges du fond, seules les modalités d'exercice de son activité avaient été modifiées et non son activité réelle. Au contraire, la cour administrative d'appel de Douai (CAA Douai, 3ème ch., 21 juin 2012, n° 11DA00515, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7438ITN), qui sera confortée dans son analyse par le juge de cassation, rétablira l'impôt déchargé par les premiers juges qui relèveront, malgré l'identité des moyens en personnel et matériel mis en oeuvre pour l'exécution des prestations, l'existence d'un changement quant à la clientèle devenue unique et quant à la rémunération constituée exclusivement des redevances versée par ce client qui est, par ailleurs, l'actionnaire de référence. En revanche, la juridiction d'appel annulera la majoration de 40 %, dès lors que la société contribuable ne peut être vue comme ayant délibérément mis en oeuvre un montage "lui permettant de récupérer des déficits réputés différés, dont elle aurait su qu'ils n'étaient pas susceptibles d'ouvrir droit à un tel report" : l'administration fiscale s'appuyait notamment sur le registre du commerce et des sociétés, qui mentionnait une activité de vente et de commercialisation de produits et matériels équins, alors que l'entreprise n'avait plus qu'une activité de prestataire de services et l'identité des dirigeants. Ces arguments témoignent d'une ambiance qui a dû être assez fraîche pendant le contrôle fiscal.
B - Décision "IMOTEL" (CE 9° et 10° s-s-r., 11 juin 2014, n° 347006, inédit au recueil Lebon)
La décision "IMOTEL" a trait à une société civile immobilière (SCI) relevant de l'impôt sur les sociétés qui, à la suite d'une vérification de comptabilité, s'est vue notifier la remise en cause du report de déficits antérieurs ainsi que des amortissements réputés différés à la suite de transformations ayant entraîné la cessation de l'entreprise au sens de l'article 221-5 du CGI. Les juges du fond s'étaient appuyés sur un certain nombre de changements d'une ampleur significative pour en déduire une cessation d'entreprise au sens des dispositions de l'article 221-5 du CGI (TA Marseille, 19 février 2008, n° 0503110 N° Lexbase : A7353MTI ; CAA Marseille, 3ème ch., 20 décembre 2010, n° 08MA02104, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7235GNB), notamment la cession de la totalité des parts sociales à de nouveaux associés et la transformation de trois bâtiments exploitant un hôtel restaurant en trente-et-un locaux d'habitation. La société requérante se pourvoira en cassation et verra sa thèse triompher. Pour le Conseil d'Etat, qui a exercé son contrôle sur la qualification des faits juridiques opérée par la juridiction d'appel, la cour administrative d'appel a commis une erreur de droit, dès lors que la nature de l'activité de la société civile immobilière est toujours restée la même, c'est-à-dire proposer ses immeubles à bail à titre civil. Pour la Haute juridiction administrative, la contribuable a continué la location de ses actifs immobiliers et le changement de la nature des activités des preneurs n'emporte aucune conséquence au regard de l'article 221-5 du CGI, ce qui justifie l'annulation de l'arrêt déféré sur ce point. La nature de l'activité de la SCI n'ayant pas été modifiée, il ne pouvait y avoir cessation d'entreprise, même si les modalités d'exercice avaient été substantiellement réformées. L'administration a tenté de faire échec à la thèse de la contribuable en arguant de l'absence de preuve de la réalité des amortissements réputés différés et des déficits reportables d'exercices prescrits, mais cette demande de substitution de motifs entraîne une appréciation des faits qui n'est pas du ressort du juge de cassation. De plus, la substitution de motifs, tout comme la substitution de base légale, est subordonnée au respect des garanties procédurales, telles que la possibilité pour le contribuable de demander la saisine de la commission départementale des impôts directs et des taxes sur le chiffre d'affaires (CE 9° et 10° s-s-r., 20 juin 2007, n° 290554, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A8618DW4).
C - Décision "M. B." (CE 9° et 10° s-s-r., 11 juin 2014, n° 347355, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A6674MQA)
Après avoir régulièrement opté pour l'impôt sur les sociétés en 1992 (CGI, art. 206 N° Lexbase : L0111IKC ; CGI, art. 239 N° Lexbase : L4947HLS), la totalité des parts sociales d'une entreprise à responsabilité limitée (D. Lecomte, L'EURL, Structure d'organisation de l'entreprise, L'Harmattan, 2004) a été cédée en 1994 à un nouvel associé qui a modifié les statuts de l'EURL en changeant sa dénomination, en transférant son siège social et en modifiant son objet social qui, jusqu'alors, opérait dans le domaine du tourisme, des loisirs et des services pour désormais exercer une activité de travaux de bâtiments et d'espaces verts. Puis, des redressements ont été émis au titre de l'impôt sur le revenu dans la catégorie des bénéfices industriels et commerciaux (BIC) pour les années 1998 et 1999. Au fond, le contribuable a été entendu dans ses conclusions en décharge des cotisations d'impôt sur le revenu et des accessoires par la juridiction d'appel (CAA Versailles, 1ère ch., 30 décembre 2010, n° 09VE03015, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A2525GRX) et le juge de cassation. La question de la preuve était de premier ordre dans cette affaire : comment démontrer l'existence d'une option pour l'impôt sur les sociétés formulée en 1992 dans un contentieux fiscal examiné par les juges dix-huit ans après les faits ? La question est en pratique redoutable dans ses effets, dès lors que cette formalité est souvent perçue comme subalterne pour un chef d'entreprise. Au cas particulier, d'une part, une attestation de l'ancienne gérante en fonction entre 1992 et 1994 est versée aux débats ; d'autre part, l'acte de cession du 1er mai 1994 rappelait l'existence d'une option pour l'IS. Si la Cour souligne que cette dernière mention ne vaut pas option en elle-même, les juges du fond estimeront que ces indices précis et concordants vont dans le sens d'une option effective pour l'impôt sur les sociétés, d'autant que l'administration ne conteste pas l'assujettissement de l'EURL à l'IS. Cette option, une fois formulée, peut-elle être remise en cause du fait de la cessation d'entreprise ? La thèse de l'administration était d'invoquer les dispositions de l'article 221-5 du CGI pour considérer que les changements profonds opérés en 1994 entraînaient la perte de l'option pour l'IS. La cour administrative d'appel, ainsi que le Conseil d'Etat, jugeront à juste titre que l'application de l'article 221-5 du CGI est sans incidence sur l'option pour l'impôt sur les sociétés. En effet, les dispositions de l'article 239 du CGI ne comportent pas d'ambigüité : l'option pour l'IS est irrévocable et il était par conséquent impossible d'émettre des redressements au titre de l'impôt sur le revenu dans les mains de l'associé unique personne physique d'une société en l'absence de création d'une personne morale nouvelle (C. com., art. L. 210-6 N° Lexbase : L5793AIE (4)) et si elle n'a pas pris fin au sens des dispositions du Code civil (C. civ., art. 1844-7 N° Lexbase : L7356IZH (5)).
(1) En gras dans le texte.
(2) Le déficit est imputable dans la limite d'un montant de 1 000 000 d'euros, majoré de 60 % (50 % à compter du 1er janvier 2013) du montant correspondant au bénéfice imposable dudit exercice excédant ce premier montant.
(3) Loi n° 2011-1117 du 19 septembre 2011, de finances rectificative pour 2011 (N° Lexbase : L1269IRG) ; loi n° 2012-1509 du 29 décembre 2012, de finances pour 2013 (N° Lexbase : L7971IUR).
(4) "Les sociétés commerciales jouissent de la personnalité morale à dater de leur immatriculation au registre du commerce et des sociétés. La transformation régulière d'une société n'entraîne pas la création d'une personne morale nouvelle. Il en est de même de la prorogation".
(5) "La société prend fin : 1° Par l'expiration du temps pour lequel elle a été constituée, sauf prorogation effectuée conformément à l'article 1844-6 ; 2° Par la réalisation ou l'extinction de son objet ; 3° Par l'annulation du contrat de société ; 4° Par la dissolution anticipée décidée par les associés ; 5° Par la dissolution anticipée prononcée par le tribunal à la demande d'un associé pour justes motifs, notamment en cas d'inexécution de ses obligations par un associé, ou de mésentente entre associés paralysant le fonctionnement de la société ; 6° Par la dissolution anticipée prononcée par le tribunal dans le cas prévu à l'article 1844-5 ; 7° Par l'effet d'un jugement ordonnant la clôture de la liquidation judiciaire pour insuffisance d'actif ; 8° Pour toute autre cause prévue par les statuts".
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