Réf. : CEDH, 26 juin 2014, 2 arrêts, Req. 65192/11 (N° Lexbase : A8551MR7) et Req. 65941/11 (N° Lexbase : A8552MR8)
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par Adeline Gouttenoire, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directrice de l'Institut des Mineurs de Bordeaux
le 03 Juillet 2014
La Cour européenne procède dans ces arrêts à une analyse détaillée et subtile de la situation provoquée par le recours, à l'étranger, à une convention prohibée sur le territoire national, en tentant de rechercher un équilibre entre le respect du refus de la France d'admettre les conventions des gestation pour autrui et l'intérêt des enfants en cause. La solution est finalement assez mesurée en ce qu'elle ne permet pas la consécration d'un droit à l'enfant mais protège le droit de l'enfant à son identité.
Se plaçant sur le terrain de ce qu'elle nomme les "obligations négatives", la Cour procède, tant à propos du droit au respect de la vie familiale qu'à propos du respect de la vie privée, à un contrôle de proportionnalité. Au regard des articles 16-7 (N° Lexbase : L1695ABE) et 16-9 (N° Lexbase : L1697ABH) du Code civil qui prévoient expressément la nullité d'ordre public des conventions de gestation pour autrui et des arrêts dans lesquels la Cour de cassation avait affirmé que ces conventions contrevenaient aux principes d'indisponibilité du corps humain et de l'état des personnes, la cour considère que l'ingérence était prévue par la loi. Le juge européen admet, en outre, que le refus de reconnaître un lien de filiation entre les enfants nés à l'étranger d'une gestation pour autrui et les parents d'intention est motivé par la volonté de l'Etat français de décourager ses ressortissants de recourir hors du territoire national à une méthode de procréation qu'elle prohibe sur son territoire. La Cour européenne ne remet pas en cause le recours à l'exception d'ordre public international mis en oeuvre par la Cour de cassation, mais elle affirme qu'il est nécessaire de vérifier "si en appliquant ce mécanisme en l'espèce, le juge interne a dûment pris en compte la nécessité de ménager un juste équilibre entre l'intérêt de la collectivité à faire en sorte que ses membres se plient au choix effectué démocratiquement en son sein et l'intérêt des requérants -dont l'intérêt supérieur des enfants- à jouir pleinement de leurs droits au respect de leur vie privée et familiale". On peut penser que la Cour européenne adopterait le même raisonnement à propos des arrêts de 2013 et 2014 (2) qui se fondaient non plus sur l'ordre public mais sur la fraude.
La Cour observe qu'il n'y a de consensus en Europe ni sur la légalité de la gestation pour autrui, ni sur la reconnaissance juridique du lien de filiation entre les parents d'intention et les enfants ainsi légalement conçus à l'étranger et que "cette absence de consensus reflète le fait que le recours à la gestation pour autrui suscite de délicates interrogations d'ordre éthique". Si le juge européen admet que les Etats doivent, en principe, se voir accorder une large marge d'appréciation lorsqu'il s'agit d'autoriser ou non la gestation pour autrui mais également de reconnaître ou non la filiation des enfants légalement conçus par gestation pour autrui à l'étranger, il considère que cette marge d'appréciation doit être réduite dès lors qu'est en jeu la filiation, aspect essentiel de l'identité des individus. Ainsi, la Cour considère qu'il lui incombe de rechercher si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts de l'Etat et ceux des individus directement touchés par cette solution eu égard au principe essentiel selon lequel, chaque fois que la situation d'un enfant est en cause, l'intérêt supérieur de celui-ci doit primer.
La Cour procède à ce contrôle, d'abord, sur le fondement du droit à la vie familiale de tous les requérants (I), puis sur celui du droit à la vie privée des seuls enfants (II).
I - L'absence de violation du droit au respect de la vie familiale
Existence d'une vie familiale. La Cour se référant aux arrêts du 22 avril 1997 et du 28 juin 2007 (3), constate au préalable qu'il existe bien une vie familiale entre les enfants nés de la convention de gestation pour autrui et leurs parents qui les élèvent depuis leur naissance, -les enfants étant âgés de 13 et 14 ans- précisant que "ce qui importe dans ce type de situations, c'est la réalité concrète de la relation entre les intéressés. Or il est certain en l'espèce que les premiers requérants s'occupent comme des parents des troisième et quatrième requérantes depuis leur naissance, et que tous les quatre vivent ensemble d'une manière qui ne se distingue en rien de la vie familiale dans son acception habituelle'".
Atteinte au droit au respect de la vie familiale. Selon la Cour, le défaut de reconnaissance en droit français du lien de filiation affecte nécessairement la vie familiale des requérants. Plus précisément, elle vise l'impossibilité à laquelle se sont heurtés les enfants d'obtenir la nationalité française -la circulaire "Taubira" du 25 janvier 2013 (4) n'a pas été mise en oeuvre dans ces affaires- et les inquiétudes quant au maintien de la vie familiale entre la mère d'intention et les enfants en cas de décès du père d'intention ou de séparation du couple.
Absence de violation du droit au respect de la vie familiale. Toutefois, la Cour constate que les requérants sont en mesure de vivre ensemble en France "dans des conditions globalement comparables à celles dans lesquelles vivent les autres familles et qu'il n'y a pas lieu de penser qu'il y a un risque que les autorités décident de les séparer en raison de leur situation au regard du droit français". Elle en déduit que "la situation à laquelle conduit la conclusion de la Cour de cassation ménage un juste équilibre entre les intérêts des requérants et ceux de l'Etat, pour autant que cela concerne leur droit au respect de leur vie familiale". Ce faisant, la Cour européenne des droits de l'Homme refuse d'imposer à l'Etat la reconnaissance de la vie familiale qui existe en fait, comme elle l'a déjà fait dans l'arrêt "Harroudj c/ France" du 4 octobre 2012 (5) ou l'arrêt "Gas et Dubois c/ France" du 15 mars 2012 (6).
II - La violation du droit au respect de la vie privée
La filiation élément de la vie privée. La Cour européenne précise que le respect de la vie privée exige que chacun puisse établir les détails de son identité d'être humain dont la filiation est un aspect essentiel, et affirme qu'il y a une "relation directe entre la vie privée des enfants nés d'une gestation pour autrui et la détermination juridique de leur filiation".
Atteinte au droit à la vie privée. Dans un premier temps, la Cour européenne caractérise de manière générale une atteinte au respect de la vie privée des enfants sans distinguer entre la filiation maternelle et la filiation paternelle. Elle constate, en effet, que les enfants se trouvent dans une situation d'incertitude juridique quant à leur filiation du fait du refus des autorités françaises d'accorder tout effet au jugement américain, puisque les autorités françaises, sans ignorer qu'ils ont été identifiés ailleurs comme étant les enfants de leurs parents d'intention, leur nient néanmoins cette qualité dans son ordre juridique. La Cour considère que pareille contradiction porte atteinte à leur identité au sein de la société française. Selon elle, les effets du défaut de reconnaissance du lien de filiation en France a des conséquences non seulement sur les parents "qui seuls ont fait le choix des modalités de procréation que leur reprochent les autorités françaises", mais également pour les enfants. Doit donc être posée la question de la compatibilité de cette situation avec l'intérêt supérieur des enfants, dont le respect doit guider toute décision les concernant.
Nationalité et successions. Plus particulièrement, la Cour constate que les enfants sont confrontés à une "troublante incertitude" quant à la possibilité de se voir reconnaître la nationalité française de nature à affecter négativement la définition de leur propre identité. En outre, le défaut de reconnaissance de leur filiation entraîne une absence de droits légaux dans la succession à venir de leurs parents qui ne saurait être compensée par leur désignation en qualité de légataire universel, qui les placerait dans une situation de tiers nettement défavorable.
Filiation paternelle. La Cour, dans un second temps, concentre plus particulièrement son analyse sur la filiation paternelle. Elle met en effet en avant l'importance de la filiation biologique en tant qu'élément de l'identité de chacun et affirme qu'"on ne saurait prétendre qu'il est conforme à l'intérêt d'un enfant de le priver d'un lien juridique de cette nature alors que la réalité biologique de ce lien est établie et que l'enfant et le parent concerné revendiquent sa pleine reconnaissance". Le refus de la Cour de cassation de permettre la reconnaissance de la filiation paternelle des enfants, que ce soit par la voie de la transcription de l'acte de naissance étranger, d'une reconnaissance paternelle ou encore de l'adoption ou de la possession d'Etat, est analysé par la Cour comme une grave restriction du droit à l'identité qui va au-delà de ce que permettait la marge d'appréciation de l'Etat, "étant donné aussi le poids qu'il y a lieu d'accorder à l'intérêt de l'enfant lorsqu'on procède à la balance des intérêts en présence". Ainsi, la Cour conclut à une violation du droit au respect de la vie privée des enfants.
Filiation maternelle. Toutefois, en limitant une partie de son raisonnement à la filiation paternelle, la Cour semble en réalité limiter sa condamnation à la non-reconnaissance de cette dernière. Il en résulterait alors que la non-reconnaissance de la filiation maternelle n'est pas condamnée par le juge européen. Une telle solution s'inscrirait dans la jurisprudence constante de la Cour tendant à refuser d'imposer aux Etats la reconnaissance ou l'établissement d'une filiation qui ne correspond pas à un lien biologique (7), en dehors du cadre de l'adoption. Cette lecture des arrêts "Mennesson" et "Labassee" est confirmée par le communiqué du greffe qui annonce une condamnation du défaut de reconnaissance de la filiation paternelle alors qu'elle correspond à la vérité biologique.
Effet limité de la condamnation. Finalement, la condamnation de la France dans ces deux affaires devrait avoir pour seul effet d'imposer à l'Etat la reconnaissance de la filiation paternelle des enfants concernés. Pour répondre aux exigences de la Cour européenne, les autorités françaises n'ont pas besoin de modifier la législation puisque celle-ci ne s'oppose pas à la reconnaissance de la filiation paternelle fondée sur la vérité biologique. Il suffirait que la Cour de cassation modifie sa jurisprudence soit pour admettre la transcription de l'acte de naissance étranger pour ce qui concerne la filiation paternelle, soit pour ne pas annuler la reconnaissance que celui-ci pourrait effectuer en France.
Il faut cependant espérer que la Cour de cassation n'aura pas à statuer une nouvelle fois dans ce type d'affaires et que les procureurs tireront dès aujourd'hui les conséquences des arrêts de la Cour européenne en ne contestant plus les filiations paternelles établies à l'égard des enfants nés de convention de gestation pour autrui à l'étranger, faisant ainsi effectivement primer l'intérêt supérieur de l'enfant, apprécié de manière concrète, comme l'impose l'article 3 § 1 de la Convention internationale des droits de l'enfant (N° Lexbase : L6807BHL). Une circulaire du ministère de la Justice en ce sens serait la bienvenue...
Décision
CEDH, 26 juin 2014, 2 arrêts, Req. 65192/11 (N° Lexbase : A8551MR7) et Req. 65941/11 (N° Lexbase : A8552MR8). Lien base : (N° Lexbase : E4415EY8). |
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