Le Quotidien du 28 mars 2025 : Responsabilité administrative

[Questions à...] Chlordecone : Une reconnaissance pleine et entière des fautes de l’État mais une indemnisation des victimes en demi-teinte ? Questions à Christophe Lèguevaques, avocat au barreau de Paris

Réf. : CAA Paris, 8ème ch., 11 mars 2025, n° 22PA03906 N° Lexbase : A554864A

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N1970B3D

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[Questions à...] Chlordecone : Une reconnaissance pleine et entière des fautes de l’État mais une indemnisation des victimes en demi-teinte ? Questions à Christophe Lèguevaques, avocat au barreau de Paris. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/117581806-questions-a-chlordecone-une-reconnaissance-pleine-et-entiere-des-fautes-de-letat-mais-une-indemnisat
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le 27 Mars 2025

Mots clés : pollution • chlordécone • indemnisation • préjudice d'anxiété • faute de l’État

Dans un arrêt du 11 mars 2025, la cour administrative d’appel de Paris juge que l’État a commis des fautes en accordant des autorisations de vente d’insecticides à base de chlordécone, en permettant leur usage prolongé, en manquant de diligence pour évaluer la pollution liée à cet usage, y mettre fin, en mesurer les conséquences et informer la population touchée. Elle juge que l’État doit réparer, lorsqu’il est démontré, le préjudice moral d’anxiété des personnes durablement exposées à cette pollution. Elle estime, toutefois, que la seule invocation d’une exposition au chlordécone, indépendamment de ses conséquences personnelles et en l’absence de justification les étayant de façon individuelle, ne permet pas de justifier d’un préjudice réparable. Pour nous éclairer sur cette décision, Lexbase a interrogé Christophe Lèguevaques, avocat au barreau de Paris, l'un des avocats qui a porté cette action devant les juridictions administratives en complément du volet pénal*.


 

Lexbase : Comment le juge s'est-il positionné jusqu'ici dans cette affaire de contamination au chlordécone ?

Christophe Lèguevaques : Dans cette affaire, la position des juges varie selon la juridiction saisie.

Tandis que les juridictions administratives se montrent enclines à reconnaître cette contamination et à sanctionner les responsables, les juridictions pénales ont pour l’instant adopté une approche plus timide.

En effet, alors que le 24 juin 2022, le tribunal administratif de Paris reconnaissait la responsabilité de l’État pour « négligences fautives » [1], le Pôle de santé publique, accidents collectifs et environnement du tribunal judiciaire de Paris rendait, le 2 janvier 2023, une ordonnance de non-lieu. Il faut bien reconnaître que depuis le début, le Parquet fait tout pour empêcher toutes les investigations affirmant péremptoirement des arguments de droit (prescription, application de la loi dans le temps) tout minimisant la gravité des faits et en ne tirant pas toutes les conséquences des connaissances acquises de la science depuis … 1962.

Néanmoins, nous avons bon espoir que l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris fasse date et permette de relancer le dossier pénal devant la Chambre de l’instruction tout comme l’arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation qui a statué sur notre question prioritaire de constitutionnalité.

Lexbase : Quel est l'intérêt essentiel de l'arrêt rendu le 11 mars 2025 par la CAA de Paris ?

Christophe Lèguevaques : Compte tenu de l’histoire rattachée à cette pollution, cet arrêt revêt une portée majeure, je laisse aux universitaires le soin de vérifier si le qualificatif d’ « historique » est opportun.

En reconnaissant les nombreuses fautes commises par l’État – notamment, l’octroi de renouvellement d’autorisations de vente de produits insecticides à base de chlordécone sans étude sanitaire requise, l’octroi de dérogations pour prolonger leur usage en dépit de leur dangerosité, le manque de diligence dans l’évaluation, la cessation, la gestion et l’information de la pollution engendrée et de ses conséquences – et en le condamnant à indemniser le préjudice moral et/ou d’anxiété des personnes durablement exposées, la cour franchit une étape essentielle dans la prise de conscience collective de ce scandale sanitaire et pose la première pierre de sa réparation.  

Ce faisant, cette décision représente un précédent significatif en matière de contentieux environnemental. Il appartient aux victimes d’un préjudice corporel – les ouvrières et les ouvriers des bananeraies en premier lieu – de s’en saisir pour obtenir réparation. On peut même espérer que cette jurisprudence soit transposable dans d’autres sortes de pollutions comme le glyphosate ou les PFAS.

Lexbase : Vous avez néanmoins jugé cette décision en partie décevante. Pouvez-vous nous dire pourquoi ?

Christophe Lèguevaques : Cette déception résulte du champ d’indemnisation retenu. Sur les 1286 appelants, la cour ne condamne l’État à n’indemniser que onze (neuf hommes et deux femmes) d’entre eux, ayant pu établir le lien entre leur exposition et le risque, la survenue ou la récidive du cancer de la prostate, le risque accru de naissance prématuré et un risque d’impact sur le développement cognitif et le comportement de l’enfant.

Cette grille d’indemnisation, particulièrement restrictive, souffre des lacunes scientifiques encore existantes. En effet, toutes les conséquences de la contamination au chlordécone ne sont pas pleinement connues. Faute de financement adéquat, les études sur les cancers hormonodépendants « féminins » sont en retard sur celles concernant le cancer de la prostate. Mais il n’en demeure pas moins vrai que depuis 1979, le CIRC/OMS a classé le chlordecone comme cancérigène probable, quel que soit le sexe. Depuis 1990, on sait qu’il s’agit d’un perturbateur endocrinien. Et il est établi, comme pour le distilbène, qu’il a un effet épigénétique qui peut se transmettre à des générations qui n’ont jamais été exposées directement au chlordécone (un enfant né dans l’hexagone de parents ayant vécu les trente premières années de leur vie aux Antilles, par exemple).

Ainsi, il est donc essentiel d’encourager les pouvoirs publics à mener des études et expertises plus approfondies, en particulier s’agissant des femmes – éternelles oubliées – afin d’améliorer notre connaissance scientifique sur ce polluant organique persistant et partant, mieux en anticiper les effets.

Lexbase : Y a-t-il d'autres décisions à venir en la matière ?

Christophe Lèguevaques : D’autres décisions sont attendues dans le cadre de la procédure pénale notamment.

Pour rappel, par arrêt du 13 novembre 2024, la Chambre de l’instruction avait sursis à statuer sur l’appel de l’ordonnance de non-lieu du 2 janvier 2023 dans l’affaire du chlordécone et renvoyée la question prioritaire de constitutionnalité que nous avions soulevée au sujet du dol spécial (animus necandi) exigé pour le crime d’empoisonnement tel qu’interprété depuis l’arrêt de la Chambre criminelle du 18 juin 2003 [2] rendu dans l’affaire du sang contaminé.

La Cour de cassation ayant, par un arrêt du 5 février 2025, jugé n’y avoir pas lieu à renvoi de cette question prioritaire de constitutionnalité, nous avons récemment appris que le dossier pourrait être renvoyé à une audience qui se tiendra fin septembre prochain.

À cet égard, l’arrêt du 11 mars 2025 constitue un appui fondamental que nous comptons mobiliser dans nos nouvelles écritures. Par ailleurs, les récentes et nombreuses constitutions de parties civiles dans cette procédure pénale pourraient constituer des moyens sérieux dans la perspective d’une infirmation de l’ordonnance de non-lieu.

Enfin, dans un contexte plus large, nous examinons enfin les suites à donner à cet arrêt eu égard à la pollution rémanente des sols et des eaux, telle que confirmée par l’arrêt de la cour administrative d’appel.

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.


[1] TA Paris, 24 juin 2022, n° 2006925 N° Lexbase : A616878X.

[2] Cass. crim., 18 juin 2003, n° 02-85.199 N° Lexbase : A8130C8M.

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