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le 20 Mars 2025
Mots clés : violences scolaires • prescription • viol • forclusion • enquête
La prescription, si elle est un élément essentiel de la procédure pénale, peut aussi aboutir à ce que des victimes qui ont mis du temps à se libérer de la honte d’avoir subi des actes traumatisants voient leur parole étouffée et leurs témoignages devenus inutiles, au moins dans la condamnation des criminels. C’est particulièrement le cas dans des affaires relatives aux traumatismes vécus pendant l’enfance, comme dans l'affaire « Bétharram », du nom de cet établissement où auraient eu lieu des sévices de la part de l’encadrement éducatif pendant des décennies, qui fait actuellement la une des journaux. Pour savoir comment se sortir de cette impasse, Lexbase a interrogé Lore Marguiraut, avocate de plusieurs victimes de ces violences*.
Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler les problématiques juridiques afférentes à l'affaire « Bétharram » ?
Lore Marguiraut : Les victimes de l’affaire « Bétharram » sont confrontées à deux obstacles majeurs.
En premier lieu, certains mis en cause sont décédés. C’est notamment le cas du père Carricart, directeur de l’établissement accusé de viols, qui s’était suicidé en 1998 lors de sa mise en examen. L’article 6 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1116H44 prévoit expressément l’extinction de l’action publique à la mort de l’auteur des faits.
En second lieu, l’immense majorité des faits reportés est prescrite. Les enquêteurs ont tenté d’appliqué le principe de « prescription glissante » : le délai de prescription d’un viol sur un enfant peut être prolongé si la même personne viole ou agresse sexuellement par la suite un autre enfant, jusqu'à la date de prescription de cette nouvelle infraction. Ce mécanisme favorable aux victimes mineures avait été créé par la loi « Schiappa » de 2018 (loi n° 2018-703 du 3 août 2018, renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes N° Lexbase : L6492MSA). La Chambre criminelle de la Cour de cassation a jugé le 17 mars 2021 [1] que cette loi, de nature interprétative, pouvait s’appliquer aux procédures en cours de manière rétroactive.
Lexbase : Quel rôle y joue le principe de la prescription ? N'est-il pas un obstacle à la reconnaissance de la parole des victimes ?
Lore Marguiraut : L’affaire « Bétharram » est paradoxale. Les victimes n’ont jamais été aussi écoutées que depuis que leur action a été déclarée prescrite, pour l’immense majorité d’entre elles.
Rappelons qu’en 2024, un important travail d’enquête avait été engagé par le ministère public. Les enquêteurs ont reçu et étudié plus d’une centaine de plaintes. L’effet extinctif de la prescription a limité la suite des poursuites à un seul auteur encore condamnable.
De manière extra-judiciaire, une Commission Reconnaissance et Réparation (CRR) a été constituée pour recueillir la parole des victimes, puis leur proposer une réparation symbolique et forfaitaire. De son côté, la Congrégation religieuse de Bétharram a enfin réagi. Elle vient de décider qu’une commission d’enquête indépendante, confiée à l’Institut Louis Joinet, établirait le bilan des violences physiques et sexuelles subies par les élèves de cet établissement.
Ces commissions, inspirées de la justice transitionnelle, démontrent que l’expiration d’un délai de prescription ne signifie pas qu’enquêter est impossible ; ne signifie pas que les éléments de preuve ont disparu ; encore moins que le trouble à l’ordre public aurait disparu.
Cela nous amène à questionner notre système procédural. Le Conseil constitutionnel avait rappelé [2] qu’il appartenait au législateur de « fixer des règles relatives à la prescription de l'action publique qui ne soient pas manifestement inadaptées à la nature ou à la gravité des infractions ». Dans le cas de victimes de viols, notamment mineures, nous ne pouvons que nous interroger sur la pertinence des délais pénaux en vigueur. Tout conseil de victimes sait très bien que le psychotraumatisme peut engendrer des mécanismes de survie et de déni fondamentalement incompatibles avec une procédure pénale ; cette procédure étant synonyme de confrontation directe au violeur.
Conscients de cela, deux constats s’imposent. Il est absurde de fixer le point de départ du délai au moment de la majorité de la victime. La majorité n’a rien à voir avec la capacité individuelle à surmonter un traumatisme. D’autre part, la prescription actuelle impose à la victime de surmonter l’insurmontable dans des délais décorrélés de son état de santé.
Lexbase : Quels autres recours s'ouvrent aux victimes même si les faits sont prescrits ?
Lore Marguiraut : Deux recours s’ouvrent aux victimes, nonobstant la prescription pénale des faits, au travers du droit civil ou de la Commission d’indemnisation des victimes d’infractions.
La responsabilité civile, prise en sa branche corporelle, propose un système de prescription bien plus adapté aux victimes que le droit pénal.
Premièrement, le point de départ du délai est fixé au moment de la consolidation de l’état de santé de la victime, c’est-à-dire au moment où elle se stabilise, avec ou sans séquelles. Un grand nombre de victimes de violences sexuelles n’ont jamais été consolidées : il aurait fallu pour cela que le traumatisme soit révélé et pris en charge. Le délai n’est alors jamais parti.
Deuxièmement, l’article 2226 du Code civil N° Lexbase : L7212IAD allonge la prescription d’un dommage corporel de dix à vingt ans en cas de violences sexuelles sur mineur.
En troisième et dernier lieu, une aggravation de l’état de santé fait partir un nouveau délai de prescription, permettant la réouverture de dossier. En pratique, un dépôt de plainte cause souvent une décompensation des séquelles psy, ce qui aboutit à une aggravation médicalement constatable de l’équilibre psychologique, et donc à une possible réouverture du dossier.
La Commission d’indemnisation des victimes d’infractions (CIVI) est également un recours intéressant. La saisine de la Commission est notamment conditionnée par des délais de forclusion. Contrairement à la prescription, la forclusion ne s’interrompt pas. Elle peut seulement être prorogée. Les victimes se voient proposer un double délai, le plus favorable s’appliquant.
Les demandeurs peuvent saisir la Commission dans l’année de la dernière décision juridictionnelle, statuant sur la culpabilité ou sur les intérêts civils [3]. Une décision de classement sans suite n’est pas une décision au sens de l’article 706-5 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L3271MKD [4]. Dans le cas de l’affaire « Bétharram », l’enquête est encore en cours : il est loisible d’en conclure que le délai est prorogé durant les actes d’enquête [5].
Les demandeurs peuvent également saisir la Commission dans les trois ans des faits subis.
Si ces deux délais sont expirés, l’action est forclose. Il reste toutefois possible de solliciter un relevé de forclusion, conformément à l’article 706-5 du Code de procédure pénale. Cet article permet à la Commission de relever le demandeur de la forclusion, s’il démontre ne pas avoir été en mesure de faire valoir ses droits. Cet empêchement peut être de différentes natures.
La cour d’appel d’Orléans a ainsi confirmé le relevé de forclusion en faveur d’une victime dans « l’impossibilité psychologique » d’engager un processus juridique [6]. La cour précisait dans cet arrêt que l’impossibilité n’avait pas à revêtir de caractère absolu ; caractère absolu qui n’était pas requis par les termes de l’article 706-5 du Code de procédure pénale.
De même, il est possible d’obtenir un relevé de forclusion si la victime a été dans l’impossibilité juridique de faire valoir ses droits. La Commission est attentive au parcours du requérant : celui-ci a-t-il consulté un avocat, a-t-il été entendu par des enquêteurs, une décision a-t-elle été rendue par un magistrat ? Si le requérant avait été informé de ses droits, ou plus strictement s’il aurait dû l’être, notamment par son conseil, alors la forclusion demeurera acquise [7].
Lexbase : Comment envisagez-vous les suites de l'affaire ? Y a-t-il de bonnes chances de voir les coupables condamnés ?
Lore Marguiraut : Concernant la réparation des dommages corporels des victimes de Bétharram, j’ai déposé une première requête devant la CIVI.
Au-delà de cette requête individuelle, la plupart des plaignants n’avaient jamais été entendus par la justice avant 2024, ce qui laisse présumer une prorogation du délai de forclusion.
En tout état de cause, les victimes ont subi des faits d’une extrême gravité. L’impact sur leur état de santé serait de nature à justifier un empêchement d’agir, et donc à obtenir un relevé de forclusion devant la Commission.
Les éléments présentant le caractère matériel d’une infraction, fondant leur demande, pourraient être tirés des enquêtes préliminaires et des travaux des Commissions extra-judiciaires.
Sur le volet civil, il serait intéressant de creuser la question de l’identité de la personne morale responsable au moment des faits, et de sa subsistance à l’heure actuelle. Une fois le rapport commettant-préposé débattu, le délai de prescription de vingt ans courant à compter de la consolidation pourrait ne pas être achevé, le cas échéant. C’est une piste de secours à explorer au besoin.
Concernant la condamnation des auteurs des faits dans l’affaire « Bétharram », l’instruction est en cours pour un seul mis en cause ; cela implique que des indices graves ou concordants existent à l’égard des faits qui lui sont reprochés. Cela signifie en outre que ces faits ne sont pas prescrits au pénal. Pour répondre à votre question, ces éléments procéduraux me laissent penser qu’en effet, il y a des chances que cet auteur, seul, soit condamné.
*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.
[1] Cass. crim., 17 mars 2021, n° 20-86.318, FS-P+I N° Lexbase : A24634LS.
[2] Cons. const., décision n° 2019-785 QPC, du 24 mai 2019 N° Lexbase : A1992ZCR.
[3] CA Paris, pôle 2, ch. 4, 16 février 2011, n° 10/01539 N° Lexbase : A6554HQS.
[4] Cass. civ. 2, 30 septembre 1981, n° 81-13015, publié au bulletin N° Lexbase : A5754CKC.
[5] Cass. civ. 2, 30 septembre 1981, n° 81-13015, préc.
[6] CA Orléans, 29 juin 2015, n° 14/02098 N° Lexbase : A2537SHG.
[7] CA Rouen, 29 mars 2006, n° 05/02493 N° Lexbase : A0856G34.
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