Réf. : TA Paris, 16 janvier 2025, n° 2022217 N° Lexbase : A38446RS
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N1615B39
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par Clémence Vanduÿnslaeger, Avocate au Barreau de Lille, et Caroline De Lambilly, Doctorante à Paris Panthéon Sorbonne et enseignante en droit public à l’Université Catholique de Lille
le 04 Février 2025
Mots clés : magistrats • responsabilité de l’État • secret professionnel • écoutes téléphoniques • corruption
Par le présent jugement, si, d’une part, le tribunal administratif de Paris réaffirme le principe selon lequel l’illégalité fautive doit être la cause directe et certaine d’un préjudice pour ouvrir réparation devant la justice administrative dans le cadre de la responsabilité de l’État, il consacre, d’autre part, que la mise en cause publique de magistrats sur la base d’allégations erronées constitue une faute de nature à engager la responsabilité de l’État.
Les faits
Le tribunal administratif de Paris a été saisi d’un litige trouvant son origine dans l’affaire judiciaire impliquant Nicolas Sarkozy, Thierry Herzog et Gilbert Azibert, poursuivis pour trafic d’influence et corruption.
Dans ce cadre, le Parquet National Financier (PNF) avait ouvert, le 4 mars 2014, une enquête préliminaire dite enquête « 306 » pour violation du secret professionnel, en vue d’identifier un tiers au sein du milieu judiciaire susceptible d’avoir informé les mis en cause qu’ils faisaient l’objet d’écoutes téléphoniques. Cette enquête, suivie par deux magistrats du PNF jusqu’au 7 octobre 2016, a impliqué à l’exploitation des factures détaillées de plusieurs avocats, notamment celles d’Éric Dupond-Moretti. Pour cette raison, ce dernier a déposé une plainte contre X pour atteinte à la vie privée, violation du secret des correspondances et abus d’autorité, le 30 juin 2020.
Le 1ᵉʳ juillet 2020, la garde des sceaux, ministre de la justice, a saisi l’Inspection Générale de la Justice (IGJ) d’une enquête de fonctionnement concernant cette affaire. Rendu le 15 septembre 2020, le rapport de l’IGJ a relevé notamment un manque de rigueur dans le traitement de la procédure de l’enquête dite 306.
Par un communiqué du 18 septembre 2020 publié sur le site du ministère de la justice, M. Dupond-Moretti, désormais Garde des Sceaux, ministre de la Justice, annonçait avoir saisi l’IGJ d’une enquête administrative sur le comportement professionnel des deux magistrats en charge de l’enquête 306 ainsi que de leur supérieure hiérarchique de l’époque, en mentionnant expressément leurs identités.
En conséquence, les magistrats concernés ont sollicité devant la justice administrative la réparation des préjudices qu’ils estiment avoir subis en raison des fautes commises par le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, dans l’exercice de ses fonctions.
Commentaire
À titre liminaire, il y a lieu de souligner que le tribunal administratif de Paris a jugé recevable la requête indemnitaire collective conformément à la position constante du Conseil d’État selon laquelle une requête indemnitaire émanant de plusieurs requérants est recevable si les conclusions qu’elle comporte présentent entre elles un lien suffisant [1].
Pour solliciter la condamnation de l’État à réparer les préjudices subis, deux fondements de responsabilité ont été soulevés devant le juge administratif et examinés par ce dernier : l’illégalité d’un acte administratif (I) et la mise en cause publique des requérants (II).
I. La responsabilité de l’État en raison de l’illégalité d’un acte administratif
Tout d’abord, le tribunal administratif réaffirme le principe, issu de la jurisprudence « Driancourt » [2] et énoncé explicitement dans la jurisprudence « Imbert » [3], selon lequel toute illégalité commise par l’administration constitue une faute susceptible d’engager sa responsabilité, pour autant qu’il en ait résulté un préjudice direct et certain.
Ce principe s’applique lorsqu’un acte administratif est entaché d’une illégalité. La légalité de l’acte est alors examinée par le juge administratif, qui, sans pour autant annuler l’acte litigieux, peut reconnaître que ce dernier est susceptible d’engager la responsabilité de l’administration.
En l’espèce, le tribunal administratif de Paris a considéré que l’acte de saisine de l’IGJ, révélé par le communiqué de presse du 18 septembre 2020, avait été pris en méconnaissance du principe d’impartialité et était donc entaché d’illégalité.
Toutefois, il est de jurisprudence constante que si toute illégalité est fautive, elle n’ouvre pas automatiquement droit à réparation.
En effet, dans sa décision du 24 juin 2019, le Conseil d’État a précisé la méthode à suivre pour établir si l’illégalité d’une décision administrative a effectivement causé un préjudice [4] : lorsqu'une personne sollicite le versement d'une indemnité en réparation du préjudice subi du fait de l'illégalité d'une décision administrative, il appartient au juge administratif de rechercher, en forgeant sa conviction au vu de l'ensemble des éléments produits par les parties, si la même décision aurait pu légalement intervenir. Dans l’affirmative, le préjudice allégué ne peut alors être regardé comme la conséquence directe et certaine de l’illégalité invoquée.
En l’occurrence, faisant application de cette jurisprudence, le tribunal administratif a considéré que la même décision de saisine de l’IGJ aux fins d’enquête administrative aurait pu légalement intervenir. Dès lors, il ne pouvait qu’écarter la condamnation de l’État aux motifs que les préjudices invoqués par les requérants ne sauraient être regardés comme la conséquence directe de l’illégalité entachant la décision du Garde des Sceaux, ministre de la Justice.
Ainsi, le jugement commenté rappelle une nouvelle fois que la seule constatation d’une illégalité ne peut suffire sans qu’elle n’ait causé un préjudice direct et certain pour ouvrir droit à réparation.
II. La responsabilité de l’État à raison de la mise en cause publique des requérants
Dans un second temps, le tribunal administratif de Paris a examiné un nouveau fondement de responsabilité : la responsabilité de l’État à raison de la mise en cause publique des requérants.
Par ce jugement, le tribunal administratif de Paris affirme que les membres du Gouvernement ne sont pas, à la différence des fonctionnaires, formellement soumis à l’obligation de réserve. Cette obligation, trouvant notamment son fondement dans l’article L. 121-7 du Code général de la fonction publique N° Lexbase : L6217MBU, limite la liberté d’expression des agents publics dans l’exercice de leurs fonctions. Ces derniers sont en effet tenus de faire preuve de « discrétion professionnelle pour tous les faits, informations ou documents dont il a connaissance dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ».
Si le juge écarte l’application des obligations pesant sur les fonctionnaires aux membres du Gouvernement, il ne considère pas pour autant que ces derniers disposent d’une liberté d’expression sans limite.
En effet, le juge administratif vient poser la limite suivante : l’allégation publique de faits matériellement inexacts portant atteinte à la réputation professionnelle, à l’honneur ou à la considération d’une personne est susceptible de constituer une faute de nature à engager la responsabilité de l’État. Sans citer directement le mot « diffamation », le juge administratif fait ainsi référence à la définition présente à l’article 29 de la loi du 29 juillet 1881, sur la liberté de la presse N° Lexbase : L7589AIW.
En l’espèce, le tribunal administratif relève que le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, a imputé à deux magistrats des faits matériellement inexacts, en affirmant publiquement qu’ils avaient refusé de déférer aux convocations de l’inspection générale de la justice et de répondre à ses questions, alors même que ces allégations étaient contredites par le rapport remis au ministre quelques jours auparavant. Le juge administratif insiste également sur le large traitement médiatique donné à ces propos erronés, ce qui a aggravé leur portée et leurs conséquences.
Ainsi, en diffusant publiquement des informations inexactes portant atteinte à la réputation de ces magistrats, le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, a commis une faute de nature à engager la responsabilité de l’État. Par conséquent, le tribunal administratif a condamné l’État à verser respectivement aux requérants une somme de 15 000 et 12 000 euros en réparation des préjudices subis.
Ce faisant, le jugement commenté semble créer un nouveau fondement de responsabilité de l’État fondé sur la faute de service résultant de l’affirmation de propos erronés par un membre du Gouvernement, dès lors que ceux-ci ont été intentionnellement médiatisés.
***
Avec la présence de plus en plus fréquente des membres du Gouvernement dans les médias, la question se pose de l’éclosion d’un nouveau type de contentieux. En tout état de cause, il ne fait nul doute que pour le juge administratif, l’État doit être le garant de la véracité des déclarations ministérielles sous peine d’engager sa responsabilité pour faute devant la juridiction administrative [5].
[1] CE, 9° et 10° ch.-r., 10 décembre 2021, n° 440845, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A83287E8.
[2] CE Contentieux, 26-01-1973, n° 84768 N° Lexbase : A7586B8H.
[3] CE, 1°-6° s-s-r., 30 janvier 2013, n° 339918, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A4379I4X.
[4] CE, 3°-8° ch.-r., 24 juin 2019, n° 407059, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3716ZGQ.
[5] M. Lhéritier, La faute de l’État dans la mise en cause publique de deux magistrats du parquet national financier, Le Quotidien, 24 janvier 2025 N° Lexbase : N1551B3T.
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