La lettre juridique n°1002 du 14 novembre 2024 : Éditorial

[A la une] 1000 nuances d’impôts

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public (IDPS) - Université de Sorbonne Paris Nord

le 14 Novembre 2024

S’il est une première image qui advient, elle prend le visage de Madame Marie-Claire Sgarra – la rédactrice en chef de la Revue - et des auteurs qui en incarnent la substance. La Revue est leur œuvre.

Puis vient le temps du symbole ; nous sommes en effet dans l’ordre du symbolique avec ce chiffre de 1000 qui met en exergue le travail accompli depuis nombre d’années. L’auteur de ces lignes étant intensément athée, comment ne pas relier ce 1000 avec tant et tant d’assertions religieuses qui, à défaut d’être crédibles, sont réjouissantes ? Selon diverses sources religieuses, 1000 serait synonyme de perfection (éditoriale, pour une revue) … d’immortalité (espérée, pour un éditeur) … d’impérissable doctrine (attendue, pour tout universitaire)… Il paraît même que celui qui réaliserait 1000 pas aurait vocation à en réaliser 2000 (les religions sont optimistes, c’est, parait-il, leur charme) ; souhaitons un tel sort pédestre aux différentes revues publiées dans cette maison. La religion nous ayant puissamment éclairé(s) sur la portée symbolique du 1000, attardons-nous quelque peu sur la Revue de droit fiscal.

Cette dernière est bien sûr riche des apports doctrinaux des auteurs, qu’il s’agisse d’universitaires ou d’avocats. Chacun apporte ses qualités analytiques, avec – espérons - toujours à l’esprit deux choses : ne pas oublier le public visé, ne pas oublier de critiquer (au sens littéraire du terme) la décision commentée. Quant au droit fiscal, appréhendé en sa spécificité disciplinaire, il possède une louable propension à faire imploser la summa divisio Droit public/Droit privé. Les enjeux fiscaux sont explicités à l’aune des décisions commentées tantôt au regard de la jurisprudence du juge judiciaire tantôt au regard de celle du juge administratif. À cela s’ajoute la dimension nationale, communautaire et internationale du droit fiscal ; autant dire que les thématiques sont fort variées et les domaines juridiques fort divers. La Revue présente le mérite – grâce au subtil dosage réalisé par Madame Sgarra – de s’arrêter (par exemple) sur les soucis fiscaux d’un petit chef d’entreprise, d’une entreprise multinationale (amoureuse des prix de transfert), de particuliers vendant des biens immobiliers ou connaissant une douloureuse succession, de fraudeurs (présumés) innocents…

Technique, la matière fiscale l’est assurément, qu’il s’agisse des questions procédurales ou substantielles. C’est la raison pour laquelle ce type de revue – par sa périodicité, par l’éclairage précis mais concis des enjeux juridiques, par la qualité (y a-t-il plus pénible que la fausse humilité ?) des intervenants – s’avère un outil précieux. Cet outil est précieux pour des juristes (avocats, notaires, commissaires de justice, conseils divers) qui - assumant les responsabilités qui leur échoient – sont confrontés aux incohérences normatives des législateurs successifs. Nul besoin d’avoir réalisé une thèse de sociologie des organisations pour savoir que l’immense majorité des lois – notamment en matière fiscale – mériteraient censure pour défaut d’intelligibilité. Encore faudrait-il que le Conseil constitutionnel sorte de sa traditionnelle léthargie herméneutique et applique la jurisprudence par lui forgée.

Le travail des auteurs de la Revue apparaît alors d’autant plus salutaire qu’ils se transforment en éclaireurs juridiques, en âmes techniciennes décryptant le volontarisme (souvent) abscons et (parfois) contradictoire du législateur. La maïeutique doctrinale (sans majuscule) s’impose a fortiori avec nécessité une fois connue la spécificité de la Doctrine fiscale (avec majuscule) : l’Administration fiscale – sous couvert de commenter le droit positif – l’interprète. Et sous couvert d’interpréter le droit, elle le crée ; nul besoin d’être un théoricien du droit – et un partisan du réalisme scandinave (Olivecrona) ou américain(Holmes) - pour savoir que toute opération d’interprétation emporte création.

En droit fiscal, la question n’est pas de peu, eu égard aux enjeux financiers et aux injonctions administratives ; une revue rebondissant avec agilité sur l’actualité contribue à démystifier – donc à désacraliser - le BOFIP. Ce dernier n’est en rien – nonobstant certaines assertions - la Bible du droit fiscal ; il s’agit seulement des commandements d’un État-puissance que l’on ne peut combattre que par le truchement du duel judiciaire. Or, prévaut parfois le sentiment que le juge – notamment administratif – adopte des interprétations aussi légitimistes qu’étatistes.

Voici, après tout, ce que peut être une Revue de Droit fiscal en ses vertus émancipatrices : une revue rappelant les droits des administrés dans le cadre d’une bataille souvent inégale. Alors l’œuvre doctrinale transparaît en toutes ses dimensions : elle nous permet de saisir que le droit fiscal est tout sauf une matière technique, il est le révélateur d’un état de la société et des rapports de force sociétaux. Il est au cœur d’un débat idéologique (corpus de valeurs) aussi ancien que cruel : comment – et pour quoi – (re)distribuer les ressources au sein d’une société qui se veut gouvernée par les principes d’égalité matérielle et de justice substantielle ?

Revenons, pour achever le propos, sur notre 1000 festif et concluons par cette sage citation (connue des êtres humains porteurs de quelques décennies) : « On peut tromper une personne mille fois. On peut tromper mille personnes une fois. Mais on ne peut pas tromper mille personnes, mille fois » [1]. Confucius – qui a beaucoup travaillé sur la vertu et l’éducation, sur une société bien ordonnée et une administration efficace, sur la relation citoyen/État – n’aurait pas dit mieux.

 

[1] In La cité de la peur. Une comédie familiale (1994).

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