Le Quotidien du 2 octobre 2024 : (N)TIC

[Brèves] Exception de recevabilité d’une preuve illicite : l’hypothèse de la clé USB personnelle du salarié

Réf. : Cass. soc., 25 septembre 2024, n° 23-13.992, FS-B N° Lexbase : A2979544

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par Fanny Gabroy, Professeure de droit privé à l’Université CY Cergy Paris Université

le 02 Octobre 2024

► La Cour de cassation poursuit son œuvre quant à l’exception de recevabilité des preuves illicites et déloyales : par cet arrêt du 25 septembre 2024, elle offre une nouvelle illustration à propos de la production du contenu de la clé USB personnelle d’une salariée, destiné à prouver la faute grave commise par cette dernière.

Cette question, relative à la recevabilité d’une preuve illicite, poursuivant une jurisprudence entamée il y a quelques années par la Cour de cassation, justifie très certainement que la décision soit promise aux honneurs du Bulletin.

Faits et procédure. Licenciée pour faute grave le 27 septembre 2017, après trente-sept ans d’ancienneté, pour avoir copié des documents appartenant à l’entreprise sur ses clés USB, une salariée saisit la juridiction prud’homale pour obtenir la condamnation de l’employeur au titre d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse. La cour d’appel (CA Lyon, 25 janvier 2023, n° 19/06601 N° Lexbase : A89979AH) la déboute de ses demandes, estimant que le licenciement était bel et bien justifié par une faute grave dont la preuve était apportée par la copie du contenu des clés USB de ladite salariée.

Moyen du pourvoi. La salariée invoquait au soutien de son pourvoi le caractère illicite de la preuve servant de fondement au licenciement, en l’occurrence le caractère personnel des clés USB dont le contenu avait été consulté et copié par l’employeur. L’argument reprenait une jurisprudence bien établie de la Cour de cassation à propos de la consultation des outils informatiques par l’employeur.

Consultation des correspondances et fichiers par l’employeur. Rappelons en effet que la vie privée du salarié implique un droit au secret qui se poursuit sur le lieu de travail. Sur ce fondement, la Cour de cassation énonce, depuis l’arrêt « Nikon », que les employeurs ne peuvent « prendre connaissance des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail, et ceci même au cas où l’employeur aurait interdit une utilisation non professionnelle de l’ordinateur » (Cass. soc., 2 octobre 2001, n° 99-42.942, publié au bulletin N° Lexbase : A1200AWD). Lorsque l’employeur consulte un outil professionnel mis à la disposition du salarié, s’applique une présomption de professionnalité des communications et documents, que le salarié peut renverser en signalant expressément leur caractère personnel (Cass. soc., 18 octobre 2006, n° 04-48.025, F-P+B N° Lexbase : A9621DRR). En revanche, lorsque l’outil est personnel au salarié, l’employeur n’est pas autorisé à en prendre connaissance. Dans l’interstice entre ces deux solutions, la Cour de cassation a développé une jurisprudence considérant qu’un outil personnel, connecté à un outil professionnel, est présumé être utilisé à des fins professionnelles. Tel est le cas d’une clé USB, connectée à l’ordinateur de la société (Cass. soc., 12 février 2013, n° 11-28.649, FS-P+B N° Lexbase : A0485I8H).

C’est sûrement en écho à cette dernière solution que le pourvoi tentait de faire admettre que la clé USB personnelle n’était pas connectée à un poste informatique de l’entreprise au moment où l’employeur en avait consulté le contenu. Mais le raisonnement, tendant à faire déclarer cette preuve illicite, était-il suffisant à l’heure où la Cour de cassation admet la recevabilité des preuves illicites ?

Exception de recevabilité des preuves illicites. En raison de la découverte du droit à la preuve par la Cour européenne des droits de l’Homme, sur le fondement de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’Homme, la Cour de cassation a été amenée à faire évoluer sa jurisprudence. Alors qu’auparavant, toute preuve illicite ou déloyale était automatiquement irrecevable, il appartient désormais aux juges du fond d’opérer un contrôle de proportionnalité entre le droit à la preuve et les droits et intérêts antinomiques en présence.

Initiée en 2012 par la première chambre civile à propos d’une preuve illicite, en ce qu’elle portait atteinte à la vie privée d’une des parties (Cass. civ. 1, 5 avril 2012, n° 11-14.177, F-P+B+I N° Lexbase : A1166IIZ), la solution fut reprise par la Chambre sociale à partir de 2016 (Cass. soc., 9 novembre 2016, n° 15-10.203, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A2511SG4 ; par la suite, par ex., Cass. soc., 30 septembre 2020, n° 19-12.058, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A41383W8 ; Cass. soc., 25 novembre 2020, n° 17-19.523, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A5510379 ; Cass. soc., 22 septembre 2021, n° 19-26.144, F-B N° Lexbase : A135947H). L’exception de recevabilité d’une preuve illicite, invoquée par celui qui se prévaut de son droit à la preuve, impose aux juges d’opérer un contrôle de proportionnalité entre ledit droit et le droit à la vie personnelle. En décembre 2023, l’assemblée plénière a finalement décidé d’étendre l’exception de recevabilité aux preuves déloyales (Cass. ass. plén., 22 décembre 2023, n° 20-20.648, publié au bulletin N° Lexbase : A27172AU). Depuis, les illustrations se sont multipliées (par ex. Cass. soc., 17 janvier 2024, n° 22-17.474, F-B N° Lexbase : A35522EB ; Cass. soc., 14 février 2024, n° 22-23.073, F-B N° Lexbase : A19252MA ; Cass. soc., 14 février 2024, n° 21-19.802, F-D N° Lexbase : A04232NY ; Cass. soc., 10 juillet 2024, n° 23-14.900, F-B N° Lexbase : A22185PT).

Réponse de la Cour de cassation. C’est finalement sans grande surprise qu’après avoir rappelé que « l'accès par l'employeur, hors la présence du salarié, aux fichiers contenus dans des clés USB personnelles, qui ne sont pas connectées à l'ordinateur professionnel, constitue une atteinte à la vie privée du salarié », la Cour de cassation précise qu’il « résulte des articles 6 du Code civil et 9 du Code de procédure civile, que dans un procès civil, l'illicéité ou la déloyauté dans l'obtention ou la production d'un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l'écarter des débats. Le juge doit, lorsque cela lui est demandé, apprécier si une telle preuve porte une atteinte au caractère équitable de la procédure dans son ensemble, en mettant en balance le droit à la preuve et les droits antinomiques en présence, le droit à la preuve pouvant justifier la production d'éléments portant atteinte à d'autres droits à condition que cette production soit indispensable à son exercice et que l'atteinte soit strictement proportionnée au but poursuivi ».

Application du contrôle de proportionnalité. Dans le cadre des preuves illicites, le contrôle de proportionnalité implique le respect par les juges du fond d’une méthode en trois temps, dictée par la Chambre sociale pour la première fois dans trois arrêts rendus le 8 mars 2023 (Cass. soc., 8 mars 2023, n° 21-17.802 N° Lexbase : A92179GH et n° 20-21.848 N° Lexbase : A08979HP, FS-B et n° 21-20.797, FS-D  N° Lexbase : A39049H3). D’abord, le juge doit relever la légitimité du contrôle opéré par l’employeur. Ensuite, il doit rechercher si l’employeur ne pouvait pas atteindre un résultat identique en utilisant d’autres moyens plus respectueux de la vie personnelle du salarié. Le moyen de preuve doit ainsi être « indispensable ». Enfin, le juge doit apprécier le caractère proportionné de l’atteinte ainsi portée à la vie personnelle du salarié au regard du but poursuivi.

En l’espèce. Pour approuver la motivation des juges du fond, la Chambre sociale relève que l’employeur avait agi pour préserver la confidentialité des affaires de l’entreprise. De plus, des raisons concrètes justifiaient le contrôle effectué sur les clés USB de la salariée. En l’occurrence, plusieurs témoignages de collègues attestaient avoir vu la salariée imprimer des documents à partir de l’ordinateur d’une collègue absente, puis ranger lesdits documents dans un sac plastique. En outre, la Chambre sociale note que les données ont été extraites des clés USB par un expert, en présence d’un commissaire de justice, et que seules les données professionnelles ont été transmises à l’employeur (à l’exclusion des données personnelles). De tout cela, la Chambre sociale en déduit que « la production du listing de fichiers tiré de l’exploitation des clés USB était indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et que l’atteinte à la vie privée de la salariée était strictement proportionnée au but poursuivi », justifiant sa recevabilité.

Quid du caractère indispensable ? À l’étude, il nous semble toutefois qu’un critère soit passé sous silence par la Chambre sociale, celui du caractère indispensable… La motivation des juges du fond, du moins telle que reprise par la Cour de cassation, n’explique pas, à notre sens, en quoi la production était indispensable au droit à la preuve de l’employeur. Seuls sont démontrés le caractère légitime du contrôle, ainsi que la proportionnalité de l’atteinte portée à la vie privée de la salariée. Mais, encore fallait-il que cette preuve soit indispensable pour établir la faute commise par la salariée, à savoir la copie de données. Peut-être que, pour la Chambre sociale, le caractère indispensable s’infère des faits reprochés, mais la précision aurait été bienvenue. Nous sommes d’autant plus déçus de cette imprécision que le caractère indispensable semble - pour l’heure - le plus délicat à appréhender. Le juge doit-il exiger une impossibilité totale de se procurer une preuve licite ou loyale ? Ou doit-il se contenter du constat qu’au jour où il statue, la partie n’a entre les mains pas d’autres preuves ? Ou peut-il encore se suffire du constat que la partie ne lui a pas soumis d’autres preuves, peu importe celles dont elle dispose réellement ? Espérons que les prochaines décisions nous apportent davantage d’éclaircissements.

Pour aller plus loin : v. ÉTUDE : Droit du travail et nouvelles technologies, Le contrôle du travail par les NTIC, in Droit du travail, Lexbase N° Lexbase : E1365Y9G.

 

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