Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 1er octobre 2013, n° 349099, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A3383KMA)
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par François Brenet, Professeur à la Faculté de droit et des sciences sociales de l'Université de Poitiers-Institut de droit public (EA 2623)
le 24 Octobre 2013
Les faits de l'espèce ressemblaient fortement à ceux qui ont donné lieu en 1985 au célèbre arrêt "Eurolat Crédit foncier de France" (4). Par un premier contrat conclu le 10 juin 1986, la société de HLM du personnel d'une préfecture de police a donné à bail à une commune un ensemble immobilier destiné à devenir à constituer une résidence pour personnes âgées. Par un deuxième contrat conclu le 26 juin 1986, la commune a donné à bail à la même société le terrain d'assiette du projet. Ce montage dit "aller-retour" devait permettre à la commune de faire construire la maison de retraite par la société de HLM et d'en devenir propriétaire à l'expiration du bail qui avait été conclu pour 55 ans. Enfin, par une convention tripartite conclue le 5 septembre 1986, l'Etat, la société de HLM et la commune ont défini les obligations de gestion de la résidence qui pesaient sur la commune. Par la suite, la municipalité a confié la gestion de la résidence à une association (l'association pour l'amélioration des conditions d'habitation des anciens) dont la liquidation judiciaire a finalement été prononcée. Une seconde association a alors pris le relais avant de connaître, elle aussi, des difficultés financières qui ont convaincu la commune de reprendre la gestion de la maison de retraite en régie. Le 9 mars 2006, cette dernière a prononcé la résiliation des conventions des 10 et 26 juin 1986. La société X, qui avait succédé à la société HLM, a contesté ces décisions devant le juge judiciaire et devant le juge administratif.
Le tribunal de grande instance de Melun s'est déclaré incompétent pour connaître de ce litige se rattachant, selon lui, à un ensemble indivisible ayant le caractère d'un contrat administratif. Cette solution a ensuite été confirmée en appel et en cassation. Saisi d'une demande d'annulation de la délibération résiliant les conventions, et de conclusions indemnitaires subsidiaires (en cas d'annulation de la convention du 26 juin 1986), le tribunal administratif de Melun a admis sa compétence au motif que le bail emphytéotique comportait une clause exorbitante du droit commun. Sur le fond, il a toutefois relevé que le bail était entaché de nullité car il contenait une clause interdisant à la commune de prononcer la résiliation pendant toute la durée nécessaire au remboursement des prêts contractés par la société HLM pour la construction de la résidence pour personnes âgées. Il a aussi rejeté les conclusions indemnitaires au motif que le contentieux n'avait pas été lié. La cour administrative d'appel de Paris (5) ayant confirmé ce jugement, il revenait au Conseil d'Etat de se prononcer en cassation. Il lui appartenait de régler deux questions d'inégale importance. La première tenait à la détermination de la nature juridique des conventions litigieuses (I). La seconde tenait à l'articulation des recours "Béziers I" et "Béziers II" (II).
I - La qualification administrative de l'ensemble contractuel
Le litige dont était saisie la juridiction administrative trouvait sa source dans deux conventions qui étaient formellement distinctes mais qui n'en demeuraient pas moins étroitement liées. En effet, elles formaient un ensemble contractuel reposant sur un montage aller-retour. La commune louait le terrain d'assiette à la société qui s'engageait en retour à y construire une maison de retraite qu'elle louerait à la commune, laquelle en deviendrait propriétaire en fin de bail. Il n'existait donc aucune raison sérieuse de réserver une qualification juridique distincte à ces deux conventions et c'est fort logiquement que le Conseil d'Etat les qualifie de "même ensemble contractuel" (6).
Il restait alors à la Haute juridiction administrative de dire si cet ensemble contractuel pouvait être qualifié d'administratif et pour quelles raisons il pouvait l'être. Les juges du fond avaient relevé l'existence d'une clause exorbitante. Plus précisément, avait été qualifiée comme telle la clause subordonnant la cession des droits du preneur à l'accord préalable de la commune, au motif qu'une telle clause avait "pour objet de conférer à la commune des droits et de mettre à la charge de sa cocontractante des obligations étrangers par leur nature à ceux qui sont susceptibles d'être consentis par quiconque dans le cadre des lois civiles et commerciales". Rejoignant la position adoptée par la Cour de cassation (7), le Conseil d'Etat a considéré qu'une telle clause n'était pas de celle qui pouvait être jugée comme anormale, illicite ou impossible dans les rapports de droit privé. En effet, l'examen de la jurisprudence judiciaire montre que si la clause limitant la cession des droits réels ne peut valablement être insérée dans un bail emphytéotique de droit privé (l'article L. 451-1 du Code rural N° Lexbase : L4141AE4 attribue au preneur un droit réel qui peut être cédé), sa présence dans un tel contrat implique non sa nullité, mais la requalification du contrat en bail ordinaire. Si elle peut se comprendre, cette solution illustre une nouvelle fois le caractère fuyant de la notion de clause exorbitante.
C'est peut-être cette difficulté d'identification qui a convaincu le Conseil d'Etat de censurer l'arrêt des juges d'appel pour erreur de droit et d'établir l'administrativité de l'ensemble contractuel en se fondant sur le critère du service public. Dans la lignée de la position adoptée en 1985 dans l'arrêt "Eurolat Crédit Foncier de France" (8), la Haute juridiction administrative a considéré que l'association avait été chargée "de l'exécution d'une mission de service public". Appliquant la jurisprudence "APREI" (9) et mettant notamment l'accent sur le contrôle exercé par la commune sur l'association (contrôle de sa gestion financière, gestion de la résidence conformément à la convention tripartite, approbation des budgets de la résidence par le conseil municipal), le Conseil d'Etat conclut qu'"eu égard à l'intérêt général de sa mission, aux conditions de son organisation et de son fonctionnement, aux obligations qui lui étaient imposées ainsi qu'aux mesures prises pour vérifier les objectifs qui lui étaient assignés étaient atteints, l'association pour l'amélioration des conditions d'hébergement des anciens était chargée de l'exécution d'une mission de service public".
Cette qualification a alors eu une conséquence directe quant à la domanialité du terrain communal qui constituait l'assiette du projet immobilier. En effet, si les parties avaient vraisemblablement entendu conclure un bail emphytéotique de droit privé sur un terrain qu'elles considéraient comme appartenant au domaine privé de la commune, il va de soi que ce terrain, dès lors qu'il avait vocation à accueillir un équipement destiné à un service public et qu'il devait faire l'objet d'aménagements spéciaux à cet effet, devait être intégré dans le domaine public communal. La seule perspective de l'utilisation de ce terrain en vue de l'exécution d'une mission de service public, combinée à la réalisation d'aménagements spéciaux, suffisait à entraîner la domanialité publique du terrain. On reconnaît ici une nouvelle application de la théorie dite du domaine public virtuel (ou par anticipation) qui a précisément été consacrée par l'arrêt "Eurolat Crédit Foncier de France" de 1985. A la suite de l'adoption du Code général de la propriété des personnes publiques et de son silence sur ce point, la doctrine s'est interrogée : le silence du code devait-il être interprété comme un abandon ou comme une confirmation de cette théorie ? La question a finalement été tranchée dans l'arrêt "Atlar" du 8 avril 2013, où le Conseil d'Etat a opéré une distinction entre le stock et le flux (10).
Concernant le stock, qui comprend les biens qui ont été incorporés dans le domaine public avant l'entrée en vigueur du Code général de la propriété des personnes publiques en application de la théorie du domaine public virtuel, l'arrêt "Atlar" pose le principe selon lequel l'entrée en vigueur de ce code, le 1er juillet 2006, ne peut pas avoir pour effet d'entraîner le déclassement des dépendances et cela, alors même que l'aménagement spécial qui avait été envisagé n'aurait finalement pas été exécuté. En revanche, pour ce qui concerne le flux, l'arrêt précise bien que pour qu'un bien affecté au service public constitue une dépendance du domaine public en application de l'article L. 2111-1 du Code général de la propriété des personnes publiques (N° Lexbase : L4505IQW), il faut impérativement que ce bien fasse "déjà" l'objet d'un aménagement indispensable à l'exécution des missions de ce service public. La théorie jurisprudentielle de la domanialité publique virtuelle ne vaut donc que pour le passé, elle ne vaut plus pour l'avenir.
Cette solution est rappelée par l'arrêt du 1er octobre 2013, puisque le Conseil d'Etat indique au considérant n° 7 de la décision qu'à la date de la délibération autorisant le maire de la commune à conclure les conventions litigieuses, la commune avait prévu de manière certaine l'affectation du terrain au service public, moyennant la réalisation des aménagements nécessaires à son exécution. Entré dans le domaine public en application de la théorie du domaine public virtuel, le terrain ne pouvait donc être considéré comme en étant sorti du fait de la suppression par le Code général de la propriété des personnes publiques de ladite théorie. Cette solution repose sur des considérations pratiques facilement compréhensibles. Elle vise notamment à amortir les conséquences juridiques découlant de l'application des nouvelles règles du Code général de la propriété des personnes publiques. Elle présente aussi un redoutable inconvénient en ce qu'elle suppose de distinguer selon que les biens ont été incorporés au domaine public avant ou après le 1er juillet 2006. Pour les biens entrés dans le domaine public avant cette date, les critères jurisprudentiels continuent à s'appliquer (et spécialement la théorie de la domanialité publique virtuelle), alors que pour les autres biens, seul le nouveau texte et les règles qu'ils fixent doivent prévaloir.
II - L'articulation des recours "Béziers I" et "Béziers II"
Si la question de la compétence du juge administratif était importante, il ne fait pas de doute que l'arrêt du 1er octobre 2013 retiendra davantage l'attention pour la précision qu'il apporte au sujet de l'articulation entre les recours dits "Béziers I" et "Béziers II".
Le recours "Béziers I" permet aux parties contractantes de saisir le juge de plein contentieux d'une action en contestation de validité de leur contrat. Comme chacun sait, la jurisprudence "Commune de Béziers" a reconfiguré le contentieux contractuel entre les parties en les obligeant, par principe, à régler les litiges les opposant sur le terrain contractuel. L'exigence de loyauté des relations contractuelles, combinée au principe de la stabilité des relations contractuelle, fait ainsi obstacle à ce qu'une partie puisse trop facilement se délier de ses obligations en invoquant n'importe quelle irrégularité. Désormais, le contrat fait la loi des parties devant le juge de plein contentieux alors qu'il était très fréquent, par le passé, qu'il soit mis à l'écart. Ce n'est que dans l'hypothèse, qui reste exceptionnelle, où le contrat est entaché d'une irrégularité tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d'une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, que le juge de plein contentieux peut mettre le contrat à l'écart et régler le litige né entre les parties sur le terrain extracontractuel.
Le recours "Béziers II" n'a pas remis en cause le principe selon lequel le juge du contrat ne dispose pas du pouvoir d'annuler une mesure d'exécution prise par la personne publique à l'égard de son cocontractant. Cependant, il lui a apporté une importante exception en créant l'action en reprise des relations contractuelles. Désormais, une partie à un contrat administratif peut, eu égard à la portée d'une telle mesure d'exécution, former devant le juge du contrat un recours de plein contentieux contestant la validité de la résiliation de ce contrat et tendant à la reprise des relations contractuelles. Lorsqu'il constate que la mesure de résiliation est entachée de vices relatifs à sa régularité ou à son bien-fondé, le juge du contrat doit déterminer s'il y a lieu de faire droit à la demande de reprise des relations contractuelles, à compter d'une date qu'il fixe, ou de rejeter le recours en jugeant que les vices constatés sont seulement susceptibles d'ouvrir, au profit du requérant, un droit à indemnité.
L'intérêt de la présente affaire venait précisément de ce que le recours formé par la société X contre la résiliation des deux conventions des 10 et 26 juin 1986 et tendant à la reprise des relations contractuelles soulevait la question de la validité de l'ensemble contractuel. La question posée au juge était donc la suivante : le juge du recours "Béziers II" pouvait-il statuer sur l'action en reprise des relations contractuelles, et donc sur la validité de la seule résiliation, sans s'interroger sur la validité du contrat dans son ensemble ? Plus encore, le juge du contrat pouvait-il valablement ordonner la reprise des relations contractuelles alors que le contrat dans le cadre duquel elles se sont nouées était manifestement illégal ? A cette interrogation, le Conseil d'Etat apporte une réponse clairement négative et complète très utilement le considérant de principe de l'arrêt "Commune de Béziers" du 21 mars 2011 en précisant que, "dans le cas où il constate une irrégularité invoquée par une partie ou relevée d'office par lui, tenant au caractère illicite du contenu du contrat ou à un vice d'une particulière gravité relatif notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement, qui le conduirait, s'il était saisi d'un recours de plein contentieux contestant la validité de ce contrat, à prononcer, après avoir vérifié que sa décision ne porterait pas une atteinte excessive à l'intérêt général, la résiliation du contrat ou son annulation, il doit, quels que soient les vices dont la mesure de résiliation est, le cas échéant, entachée, rejeter les conclusions tendant à la reprise des relations contractuelles".
Cette solution doit être approuvée car elle concrétise l'unité de l'office du juge du contrat et permet dans une certaine mesure de connecter des contentieux qui trouvent tous leur origine dans le contrat (action en contestation de validité du contrat, action en reprise des relations contractuelles, action indemnitaire, etc.). Les faits de l'espèce se prêtaient très bien à l'adoption de cette solution qui permet de replacer le recours "Béziers II" dans l'orbite du recours "Béziers I". En effet, l'ensemble contractuel était affecté de plusieurs irrégularités, particulièrement graves, et qui rendaient impossible le prononcé d'une éventuelle reprise des relations contractuelles. En premier lieu, en consentant un bail emphytéotique sur le domaine public, la commune avait porté atteinte au principe d'inaliénabilité qui interdit de constituer des droits réels sur le domaine public. De ce seul point de vue, l'objet du contrat était illicite. En second lieu, la convention du 26 juin 1986 comportait une clause elle aussi illicite, par laquelle la commune renonçait à l'exercice de son pouvoir de résiliation unilatérale pour motif d'intérêt général pendant toute la durée nécessaire au remboursement des prêts contractés par la société d'HLM du personnel de la préfecture de police.
Au total, c'est fort logiquement que le recours en reprise des relations contractuelles est rejeté. C'est aussi sans surprise que l'action indemnitaire formée à titre subsidiaire par la société X est écartée. En effet, si elle pouvait valablement demander à être indemnisée sur le fondement de l'enrichissement sans cause, c'est à la stricte condition d'avoir préalablement lié le contentieux.
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