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N8964BT8
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par Véronique Nicolas, Professeur, doyen de la Faculté de droit de l'Université de Nantes, en collaboration avec Sébastien Beaugendre, Maître de conférences et avocat au barreau de Paris, membres de l'IRDP (Institut de recherche en droit privé)
le 17 Octobre 2013
Il fallait s'y attendre : les assurances vie faisant l'objet de modifications par l'assuré alors que celui-ci a souvent atteint un certain âge, les proches qui découvrent, après son décès, avoir été écartés après avoir été institués tiers bénéficiaires, ont la tentation d'arguer de la dégénérescence des neurones dudit assuré pour tenter d'obtenir le rétablissement de la situation antérieure. Nous avons déjà eu l'occasion, il y a quatre années déjà, de commenter une situation proche de celle qui vient de faire l'objet d'un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 25 septembre 2013, n° 12-23.197 (1). Dans cette précédente affaire, tranchée par la même chambre de notre Haute juridiction de droit privé, nous avions tenté d'insister sur la nécessité de ne pas considérer toute la population française de plus de soixante quinze ou quatre-vingt cinq ans comme étant sénile ; pour autant, il est des hypothèses où un faisceau d'indices conduit à une suspicion légitime, comme dans cet arrêt du 25 septembre 2013.
Pertes de la mémoire immédiate, oubli des noms de famille et autres absences ponctuelles ne signifient pas que l'assuré souffre de la maladie d'Alzheimer, qualification devenue usuelle pour une partie du corps médical pressé ou ne parvenant pas, en réalité, à maîtriser la variété des situations concrètes. Pour autant, il ne s'agit pas de nier une réalité de plus en plus fréquente, et qui ne constitue guère une surprise ou révélation à une époque où la population française vieillit de manière indubitable. Le défi pour le droit devient donc particulièrement ardu : au-delà de la simplification verbale, tenter de cerner la réalité d'un cerveau dont nous ne connaissons que la surface des choses. Certes, les experts ne manquent pas. Néanmoins, leur travail doit être plus que jamais rigoureux et pointu, sans compter la prudence dont nos magistrats doivent faire preuve, encore et encore.
En l'espèce, un homme avait souscrit un contrat d'assurance vie alors qu'il avait trois filles. Dans un premier temps, il les avait instituées, à parts égales, toutes trois en qualité de tiers bénéficiaire. Or, ultérieurement, il avait écrit à son assureur pour modifier la clause bénéficiaire afin d'exclure la troisième de ses filles, en laissant seules les deux autres. Influencé par ces dernières, elles-mêmes en délicatesse par rapport à leur soeur ? Qu'importent les raisons, les motifs : le droit ne sonde pas les reins et les coeurs. En revanche, il lui appartient de veiller à ce que, par exemple, la lourde insistance de tel ou tels alors que la lucidité de l'assuré n'est plus totale ne vienne pas modifier ses intentions profondes.
Or, dans le cas présent, l'assuré avait adressé le courrier de modification de la clause bénéficiaire deux et mois et demi seulement avant le jour de son décès. Autant dire que le doute sur la réalité de ses intentions pouvait naître dans l'esprit du tiers bénéficiaire ayant eu cette qualité pendant un certain temps pour se la voir ensuite retirer. Et non seulement la troisième fille eut cette prétention, mais elle fut validée par les premiers magistrats puisque ses deux autres soeurs se plaignent en cassation de l'arrêt d'appel les ayant condamnées à restituer un tiers du montant du contrat d'assurance vie. En effet, la cour d'appel avait constaté que l'assuré s'était contenté de signer la modification de la clause bénéficiaire, sans apposer une autre formule usuelle, notamment "lu et approuvé", quand bien même cette apposition n'a-t-elle plus, de nos jours, de portée juridique officielle.
Se fondant sur le seul droit -et pour cause...-, les deux soeurs tenues de restituer la somme d'argent, avaient expliqué qu'aucun texte n'impose de règles de forme en cas de modification de la clause bénéficiaire ; par conséquent, elles reprochaient à la cour d'appel d'avoir ajouté une condition textuelle, là où le seul consensualisme devait prévaloir. L'argument était parfaitement exact et recevable. Toutefois, la Cour de cassation ne l'admettra pas, ayant également constaté que, comme par hasard, l'avenant président au changement de la clause bénéficiaire avait été rédigé par l'une des deux soeurs, au moment où l'assuré avait subi une intervention chirurgicale et avait été admis en soins palliatifs, signe d'un état de santé particulièrement altéré. Elle en déduira que l'assuré, bien que signataire, n'avait pas fourni de preuve qu'il mesurait la portée de ce changement.
Le rôle et l'appréciation par les premiers juges de tous les éléments, toutes les circonstances entourant ce type de comportements sont déterminants. Et la Cour de cassation fait confiance, comme il se doit, à ces magistrats chargés de séparer le bon grain de l'ivraie. Délicat travail dans de telles hypothèses. En tous les cas, il convient de se féliciter de nouveau du pragmatisme de nos juridictions de droit privé dans ce secteur du droit des assurances vie. Leur survie est à ce prix, car, chacun se souvient que le lent développement historique de ces contrats tient aux inquiétudes qu'ils suscitaient quant aux comportements redoutés de l'entourage de l'assuré. Si un article rend impossible l'attribution du capital au tiers bénéficiaire ayant porté atteinte aux jours de l'assuré lui-même, aucune disposition ne règle le cas de manoeuvres destinées à forcer la volonté de l'assuré.
Le voudrait-on que la tâche ne serait pas aisée. La Cour de cassation fait donc preuve d'une habileté certaine : ne disposant pas des textes nécessaires, elle préfère effectuer une application extensive -que les puristes considèreront trop souple-, du principe selon lequel nul ne peut profiter de sa propre turpitude et donc, en l'espèce, recueillir un capital auquel il n'aurait pas eu droit sans intervention condamnable de sa part. Quelles que soient les méthodes juridiques employées, il est difficile de déplorer ce type de solution, protectrice des victimes, comme du développement de ces contrats échappant ainsi à une insécurité qui, sinon, feraient fuir les assurés potentiels. Le Code des assurances n'est d'ailleurs nullement bafoué. Nos Hauts magistrats, en raison de son silence, en reviennent au droit commun ainsi qu'ils doivent l'effectuer.
Or, la volonté de la personne en situation de faiblesse morale ou physique mérite une protection accrue. Peu importe qu'elle ne souffre pas de graves atteintes mentales, telle la maladie d'Alzheimer, ou qu'elle n'ait pas été placée sous tutelle, curatelle ou sauvegarde de justice. Certes, l'apport de la loi n° 2007-308 du 5 mars 2007, portant réforme de la protection juridique des majeurs (N° Lexbase : L6046HUH) (2), devrait constituer une aide dans ce domaine. Toutefois, c'est omettre la réalité qui fait qu'en cas d'hospitalisation par exemple d'un proche, le temps manque pour engager de telles procédures.
Pour conclure, notons qu'il ne serait pas inutile, à l'instar du droit des procédures collectives, que la loi consacre une forme de période suspecte, au cours des mois précédents le décès de l'assuré. La difficulté tient alors à la durée à retenir : trois mois, six mois ? Chaque situation dépend, en effet, de l'état de la personne à ce moment. C'est exactement ce que les magistrats ont effectué dans cette décision que nous saluons donc.
Véronique Nicolas, Doyen de la faculté de droit de Nantes, Professeur agrégé, Directrice du master II "Responsabilité civile et assurances"
Nous avons déjà invité les lecteurs de cette chronique à suivre le fil de la jurisprudence de la Cour de cassation pour dégager une lecture autonome de la notion de faute dolosive par rapport à celle de faute intentionnelle.
Rappelons que ces deux notions sont visées par l'article L. 113-1 du Code des assurances (N° Lexbase : L0060AAH), aux termes duquel : "l'assureur ne répond pas des pertes et dommages provenant d'une faute intentionnelle ou dolosive de l'assuré".
Mais faut-il y voir deux notions distinctes ou une redondance ?
A l'analyse d'un arrêt rendu le 28 février 2013 (3), nous avions rappelé l'historique de cette question et l'absence d'unité entre les deuxième et troisième chambres civiles de la Cour de cassation. Nous avions perçu deux courants :
- le premier, porté par la deuxième chambre civile traduit une volonté de détacher une lecture autonome de la notion de faute dolosive, centrée sur la suppression volontaire de l'aléa par l'assuré, par rapport à la notion de faute intentionnelle, qui exige de caractériser chez l'assuré la volonté de causer le dommage tel qu'il est survenu et pas seulement d'en créer le risque ;
- le second, porté par la troisième chambre civile (4), réticent à dégager un concept autonome de faute dolosive à côté de la plus traditionnelle faute intentionnelle. En effet, dans cette affaire, les juges du fond s'étaient inscrits dans le mouvement d'autonomisation de la faute dolosive en relevant : "que M. Z [l'architecte] a délibérément violé une règle d'urbanisme dont il avait parfaite connaissance et qu'il a non seulement pris le risque de créer un dommage à la victime mais en a effectivement créé un dont il ne pouvait pas ne pas avoir conscience et qu'il a ainsi fait perdre tout caractère incertain à la survenance du dommage devenu inéluctable". C'était déceler une faute dolosive chez un professionnel qui, ayant conscience de causer un dommage inéluctable dont l'intéressé est apte à mesurer les conséquences a, par sa faute dolosive, détruit l'aléa. La troisième chambre civile avait censuré aux motifs "qu'en statuant ainsi sans constater que M. Z avait eu la volonté de créer le dommage tel qu'il est survenu, la cour d'appel a violé les textes susvisés". Un tel rappel des conditions de la faute intentionnelle ne pouvait être fortuit...
A l'analyse de l'arrêt du 28 février 2013, nous avions souligné combien la deuxième chambre civile avait été mise "au pied du mur" par un assureur, demandeur au pourvoi, qui plaidait l'existence d'une faute dolosive (et non intentionnelle), en ces termes : "la faute dolosive s'analyse en un manquement conscient de l'assuré à une obligation à laquelle il était tenu, dont il résulte la suppression de l'aléa inhérent au contrat d'assurance, même sans intention de rechercher le dommage". C'est s'inspirer de la thèse selon laquelle la faute délibérée destructrice d'aléa suffit, sans qu'il soit besoin de s'interroger sur l'intention de provoquer le dommage et encore moins de démontrer que ce dernier est survenu tel que l'assuré l'avait voulu.
La Haute juridiction ne s'était pas dérobée à cette tâche puisqu'elle avait indiqué : "la cour d'appel a pu déduire que l'assureur ne caractérisait ni une faute intentionnelle ni une faute dolosive au sens de l'article L. 113-1 du Code des assurances". Le "ni-ni" traduisait bien l'existence de deux concepts autonomes, la faute dolosive étant consacrée comme celle qui détruit l'aléa et rend inéluctable le dommage, sans qu'il faille s'interroger sur le point de savoir si ce dommage est survenu tel qu'il a été voulu par l'assuré.
Avec l'arrêt examiné du 12 septembre 2013, lui aussi destiné à la publication au Bulletin, la Cour de cassation clarifie encore davantage sa position en qualifiant de faute dolosive un manquement de l'assuré qui ne pouvait être qualifié de faute intentionnelles. La motivation de l'arrêt est d'une telle limpidité, qu'elle mérite reproduction :
"M. X avait, en toute connaissance de la topographie des lieux, engagé son véhicule dans une rivière, ce qui non seulement ne correspond pas à la déclaration de sinistre effectuée auprès de la société d'assurance dans laquelle il indique qu'en raison du caractère détrempé de la voie de circulation, il a dérapé et fini sa course dans une mare d'eau', mais révèle une prise de risque volontaire dans l'utilisation d'un véhicule non conçu pour cet usage ; que ceci implique que, bien que n'ayant pas recherché les conséquences dommageables qui en sont résultées, M. X a commis une faute justifiant l'exclusion de garantie en ce qu'elle faussait l'élément aléatoire attaché à la couverture du risque ; qu'en l'état de ces constatations et énonciations procédant de son appréciation souveraine de la valeur et de la portée des éléments de preuve, la cour d'appel a pu retenir par une décision motivée, répondant aux conclusions, que M. X avait volontairement tenté de franchir le cours d'une rivière avec un véhicule non adapté à cet usage et qu'il avait ainsi commis une faute dolosive excluant la garantie de l'assureur".
On ne peut être plus explicite : l'assuré a commis une faute ne pouvant être qualifiée d'intentionnelle mais a commis une faute dolosive par anéantissement volontaire de l'aléa à l'occasion d'une attitude inconséquente (utiliser sciemment un véhicule pour rouler dans une rivière) doublée d'une fausse déclaration de sinistre.
On se félicitera de cette clarté désormais incontestable et l'on attendra un prochain arrêt de la troisième chambre civile sur le sujet pour examiner si celle-ci est prête à s'aligner sur la deuxième...
Sébastien Beaugendre, Maître de conférences à la Faculté de Droit de Nantes, IRDP, Avocat à la Cour de Paris, Cabinet Hubert Bensoussan
(1) Nos obs., Insanité d'esprit et état cérébral lacunaire : la différence est importante aussi en matière de contrats d'assurance vie, in Chronique de droit des assurances - Septembre 2009, Lexbase Hebdo n° 362 du 10 septembre 2009 - édition privée (N° Lexbase : N7456BLQ), à propos de Cass. civ. 1, 1er juillet 2009, n° 08-13.402 (N° Lexbase : A5807EIW), Bull. civ. I, n° 151.
(2) JORF n° 56 du 7 mars 2007, page 4325.
(3) Cass. civ. 2, 28 février 2013, n° 12-12.813, FS-P+B (N° Lexbase : A8759I8W), nos obs. in Chronique de droit des assurances - Mars 2013, Lexbase Hebdo n° 521 du 28 mars 2013 - édition privée (N° Lexbase : N6435BTI).
(4) Cass. civ. 3, 11 juillet 2012, n° 10-28.535, FS-P+B (N° Lexbase : A8316IQ3), commenté par nos soins in Chronique de droit des assurances - Septembre 2012, Lexbase Hebdo n° 497 du 12 septembre 2012 - édition privée (N° Lexbase : N3447BTT).
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