Réf. : Cass. crim., 19 avril 2023, n° 22-82.994, FS-B N° Lexbase : A02149QY
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par Hélène Dantras-Bioy, Maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, Nantes université, Laboratoire Droit et changement social, UMR CNRS 6297
Le 04 Août 2023
Mots-clés : confiscation • confiscation en valeur • confiscation du produit de l’infraction • motivation • contrôle de proportionnalité
L’arrêt rendu par la Chambre criminelle le 19 avril 2013 affirme, pour la première fois, que l’interprétation stricte de l’article 485-1 du Code de procédure pénale implique une application restrictive de la dérogation apportée à l’obligation de motivation de la confiscation du produit de l’infraction. Lorsqu’une telle confiscation est ordonnée en valeur, elle doit non seulement être motivée, mais en outre, lorsqu’elle est exécutée sur le bien constituant le domicile familial du condamné, elle doit faire l’objet d’un contrôle de proportionnalité lorsque la garantie du droit à une vie privée et familiale est invoquée.
Dans l’affaire d’abus de biens sociaux à l’origine de cet arrêt de la Chambre criminelle du 19 avril 2023, la cour d’appel de Saint-Denis de la Réunion avait condamné le demandeur au pourvoi plus sévèrement qu’en première instance. Elle avait ainsi notamment doublé la durée de deux peines d’interdictions (de gérer et d’exercer une fonction publique) et ajouté une peine de confiscation en valeur du produit de l’infraction, dont l’exécution était ordonnée sur le domicile du condamné. Si l’arrêt est cassé en raison de l’illégalité des deux peines d’interdiction prononcées, son apport essentiel réside en l’affirmation par la Chambre criminelle de l’obligation pour les juges de motiver la peine de confiscation en valeur du produit de l‘infraction.
Le pourvoi reprochait à la cour d’appel (3ème branche du premier moyen) d’avoir ordonné la confiscation de l’immeuble constituant son domicile familial, alors qu’il avait déjà été lourdement condamné et que ce bien avait été acquis au moyen d’un prêt à une date antérieure aux faits reprochés. La cour d’appel aurait ainsi, selon lui, violé l’article 1 du protocole n°1 à la CESDH en portant une atteinte disproportionnée à son droit de propriété, mais également (selon la 4ème branche) à son droit à une vie privée et familiale, dès lors que sa fille était domiciliée chez lui et y résidait lorsqu’elle n’était pas à l’université. La cour d’appel avait néanmoins estimé que celle-ci pouvait être hébergée chez sa mère et que les revenus de l’auteur des faits lui permettaient de financer une location.
Répondant sur la troisième branche du moyen, la Haute juridiction commence par rappeler que, lorsque la confiscation porte sur les biens qui sont le produit direct ou indirect de l’infraction, elle peut effectivement être ordonnée en valeur sur tous biens du condamné (C. pén., art. 131-1, al. 3 et 9 N° Lexbase : L2210AMS). Elle rappelle ensuite que toute peine correctionnelle doit être motivée, sauf s’il s’agit de la confiscation du produit ou de l’objet de l’infraction (C. pén., art. 131-1 et C. proc. pén., art. 485-1 N° Lexbase : L7241LPU).
Puis elle affirme, et là est l’apport principal de sa décision, que « cette dérogation au principe de motivation des peines étant d’interprétation stricte, la confiscation du produit de l’infraction, lorsqu’elle est ordonnée en valeur, doit être motivée […] ». Elle examine alors les éléments relevés par les juges du fond permettant de vérifier la conformité de la justification du choix de la confiscation en valeur du produit de l’infraction au regard des critères généraux fixés par la loi pour la motivation de toute peine correctionnelle. Elle en conclut que la cour d’appel a justifié sa décision, ayant motivé la condamnation tant au regard de la gravité des faits que de la personnalité de l’auteur et de sa situation personnelle ; ce, après avoir vérifié que le bénéfice du produit des infractions dont le prévenu avait seul bénéficié était supérieur à la valeur du bien saisi.
Pour cerner la portée de la décision, rappelons que dans le contexte jurisprudentiel tendant à imposer la motivation de toutes peines correctionnelles, un arrêt de la Chambre criminelle du 8 mars 2017 [1] précisait qu’en matière de confiscation de tout ou partie du patrimoine, le juge doit satisfaire non seulement à l’obligation de motivation générale imposée pour toute peine correctionnelle au regard des faits, de la personnalité de son auteur et de sa situation personnelle mais aussi doit apprécier le caractère proportionné de l’atteinte portée au droit de propriété de l’intéressé. Or, il est dérogé à cette double contrainte pesant sur le juge s’agissant des confiscations portant sur l’objet ou le produit de l’infraction. En premier lieu, l’article 485-1 du Code de procédure pénale prévoit une exception à l’obligation de motivation du choix de ce type de confiscations, la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 [2] ayant entériné la jurisprudence qui avait consacré cette solution [3]. En second lieu, il est admis que la nécessité pour le juge de s'expliquer sur la proportionnalité de l'atteinte portée au droit de propriété du prévenu est écartée lorsque la confiscation porte sur un bien qui, dans sa totalité, constitue l'objet ou le produit de l'infraction [4].
La question qui se posait dans l’affaire examinée était de savoir si cette double dérogation était applicable lorsque la confiscation du produit de l’infraction est ordonnée en valeur sur un bien immobilier du condamné, le demandeur au pourvoi alléguant une atteinte disproportionnée à son droit de propriété. Or, la Chambre criminelle avait déjà affirmé à plusieurs reprises que les juges n’ont pas à justifier de la proportionnalité de l'atteinte portée au droit de propriété par les mesures de confiscation en valeur du produit, direct ou indirect, de l'infraction dès lors que « le juge est tenu de préalablement s'assurer que la valeur du bien confisqué n'excède pas le montant du produit de l'infraction, en sorte que l'atteinte portée au droit de propriété de la personne condamnée ne peut excéder l'avantage économique tiré de l'infraction pénale et qui constitue la conséquence patrimoniale de sa commission » [5]. Peu importe, donc, que la confiscation du produit de l’infraction soit ordonnée en nature ou en valeur sur un bien du condamné, et, en l’espèce, la cour d’appel avait bien « constaté que le bien immobilier saisi est confiscable […] dès lors que le produit des infractions dont le prévenu a seul bénéficié est supérieur à la valeur de l’immeuble saisi ». Peu importait également, en conséquence, la date d’achat du bien ou le financement licite de celui-ci. Si de ce point de vue la solution de la Cour de cassation ne paraît guère innovante, c’est en revanche sur la question de la motivation du choix de la confiscation en valeur, pourtant non soulevée par le pourvoi, que la décision est remarquable.
En effet, la Haute juridiction vient affirmer, pour la première fois, qu’une telle confiscation en valeur du produit de l’infraction doit faire l’objet d’une motivation au même titre que toute peine correctionnelle. Elle justifie sa décision par le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale. C’est que, en effet, l’article 485-1 du Code de procédure pénale, qui prévoit l’absence de motivation de la peine de confiscation, ne distingue pas selon que la confiscation est en nature ou en valeur. Aussi aurait-il pu être considéré que là où la loi ne distingue pas, il n’y a pas lieu de distinguer, et avancé qu’il convient d’appliquer un régime unique à la confiscation du produit de l’infraction, quelle que soit sa modalité spécifique d’exécution. Ce n’est pas la solution retenue par la Chambre criminelle, qui estime que l’interprétation stricte du texte doit conduire à appliquer restrictivement l’exception qu’il pose. Il en résulte que la confiscation en valeur du produit de l’infraction n’est pas la confiscation du produit de l’infraction visée par le texte permettant d’exonérer le juge de toute motivation.
La solution s’inscrit donc dans le mouvement tendant à élargir toujours davantage l’obligation de motivation de la peine pesant sur les juges. Pour autant, la cassation n’était pas encourue sur ce point, car les éléments relevés par les juges [6] permettaient à la Chambre criminelle d’opérer son contrôle et de vérifier que les critères de motivation relatifs à la gravité des faits, la personnalité du condamné et sa situation personnelle avaient été retenus.
Elle ne l’est pas non plus sur la quatrième branche du moyen qui invoquait une atteinte disproportionnée au droit à une vie privée et familiale par la confiscation du domicile familial, au regard du manquement commis. Ce grief était l’occasion pour la Haute juridiction d’affirmer l’obligation pour les juges d’apprécier le caractère proportionné de l’atteinte portée au droit au respect de la vie privée et familiale du propriétaire par la confiscation, lorsque cette garantie est invoquée. La précision est d’autant plus intéressante que, dans une décision du 5 mai 2021 refusant de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité [7] au sujet de l’interprétation de l’article 131-21, alinéa 9, la Chambre criminelle avait estimé qu’il n’y avait pas de jurisprudence constante selon laquelle les juges, ordonnant une confiscation en valeur, à titre de produit direct ou indirect de l'infraction, exécutée sur le domicile familial de la personne condamnée, n’auraient pas à s'expliquer sur la nécessité et la proportionnalité de l'atteinte ainsi portée au droit au respect de sa vie privée et familiale. En l’espèce, la Chambre criminelle a vérifié en conséquence la prise en compte de la situation personnelle de l’intéressé et la gravité concrète des faits par la cour d’appel, pour conclure que la confiscation de l’immeuble ne pouvait être regardée comme constituant une ingérence disproportionnée dans le droit invoqué par l’intéressé.
[1] Cass. crim., 8 mars 2017, n° 15-87.422, FS-P+B N° Lexbase : A4469T3W.
[2] Loi n° 2019-222, du 23 mars 2019, de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice N° Lexbase : L6740LPC.
[3] Not. Cass. crim., 31 janvier. 2018, n° 17-81.876, F-P+B N° Lexbase : A4714XCL.
[4] Not. Cass. crim., 7 décembre 2016, n° 16-80.879, F-P+B N° Lexbase : A3814SPX, ou encore réc. Cass. crim., 29 novembre 2022, n° 21-85.579, F-D N° Lexbase : A45438W8.
[5] Cass. crim., 5 mai 2021, n° 20-86.529, F-D N° Lexbase : A33454RC ; préc. v. Cass. crim., 3 mai 2018, n° 17-82.098, F-P+B N° Lexbase : A4386XME ; Cass. crim., 15 mai 2019, n° 18-84.494, FS-P+B+I N° Lexbase : A1614ZBE
[6] Une motivation unique pour toutes les peines prononcées pouvant suffire.
[7] V. aussi, pour un autre aspect des questions soulevées, note 4.
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Réf. : Cass. civ. 1, avis, 5 juillet 2023, n° 23-70.007, FS-P+B N° Lexbase : A368198T
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par Anne-Lise Lonné-Clément
Le 18 Juillet 2023
► Le remboursement anticipé d'un emprunt ayant permis l'acquisition d'un bien indivis, lorsqu'il est effectué par un indivisaire au moyen de ses deniers personnels au cours de l'indivision, constitue une dépense nécessaire à la conservation de ce bien au sens de l'article 815-13, alinéa 1er, du Code civil.
Telle est la réponse apportée par la Cour de cassation à la demande d’avis formulée de la manière suivante : « En matière de liquidation des intérêts patrimoniaux d'un couple ayant été uni par un pacte civil de solidarité et ayant acquis un immeuble en indivision au cours de cette union, dans la mesure où l'apport personnel aux fins d'acquisition du bien indivis constitue une dépense d'acquisition pour laquelle l'application de l'article 815-13 du code civil est exclue, et dans la mesure où le remboursement, par l'un des partenaires, des échéances du prêt souscrit pour le financement de ce bien constitue une dépense de conservation au sens de l'article 815-13 alinéa 1er du Code civil N° Lexbase : L1747IEG, le remboursement anticipé de l'emprunt finançant l'acquisition du bien indivis constitue-t-il une dépense de conservation au sens de l'article 815-13 alinéa 1er du code civil, ou une dépense d'acquisition pour laquelle l'application de cette disposition est exclue ? ».
Pour répondre à cette question, la Haute juridiction a relevé que la question de droit était nouvelle, présentait une difficulté sérieuse et était susceptible de se poser dans de nombreux litiges.
Elle rappelle qu’aux termes de l'article 815-13, alinéa 1er, du Code civil, lorsqu'un indivisaire a amélioré à ses frais l'état d'un bien indivis, il doit lui en être tenu compte selon l'équité, eu égard à ce dont la valeur du bien se trouve augmentée au temps du partage ou de l'aliénation. Il doit lui être pareillement tenu compte des dépenses nécessaires qu'il a faites de ses deniers personnels pour la conservation desdits biens, encore qu'elles ne les aient point améliorés.
La Cour de cassation relève ensuite qu’il résulte de sa jurisprudence que le règlement d'échéances d'emprunts ayant permis l'acquisition d'un immeuble indivis, lorsqu'il est effectué par un indivisaire au moyen de ses deniers personnels au cours de l'indivision, constitue une dépense nécessaire à la conservation de ce bien et donne lieu à indemnité sur le fondement du texte précité (Cass. civ. 1, 7 juin 2006, n° 04-11.524, F-P+B N° Lexbase : A8406DPZ ; Cass. civ. 1, 15 mai 2018, n° 17-16.166, F-D N° Lexbase : A4655XNQ).
En effet, un tel règlement permet de préserver l'indivision d'un risque de défaillance de nature à entraîner la perte du bien indivis et, ainsi, de le conserver dans l'indivision.
La Cour de cassation a étendu cette solution à l'hypothèse du règlement d'un crédit relais (Cass. civ. 1, 26 janvier 2022, n° 20-17.898, F-B N° Lexbase : A53157K3 ; v. J. Casey, obs. n° 8, in Sommaires d’actualité de droit des régimes matrimoniaux 2022-1 (janvier – juin 2022) , Lexbase Droit privé, n° 923, 10 novembre 2022 N° Lexbase : N3245BZ9).
Elle indique alors qu’il n'y a pas lieu de distinguer selon que le remboursement de l'emprunt s'effectue par le paiement des échéances ou par un ou des règlements anticipés.
Dès lors, le remboursement anticipé d'un emprunt ayant permis l'acquisition d'un bien indivis, lorsqu'il est effectué par un indivisaire au moyen de ses deniers personnels au cours de l'indivision, constitue une dépense nécessaire à la conservation de ce bien au sens de l'article 815-13, alinéa 1er, du Code civil.
La Cour de cassation exclut donc la qualification de dépense d’acquisition (sur l’enjeu et les conséquences de cette qualification, v. J. Casey, obs. n° 5, sous Cass. civ. 1, 26 mai 2021, n° 19-21.302, FS-P N° Lexbase : A88484SI, in Sommaires d’actualité de droit des régimes matrimoniaux 2021-1 (janvier - juillet 2021), Lexbase Droit privé, n° 876, 9 septembre 2021 N° Lexbase : N8692BYL).
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
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Réf. : Cass. crim., 22 mars 2023, n° 19-80.689, FS-B N° Lexbase : A06949KW ; Cass. crim., 22 mars 2023, n° 19-81.929, FS-B N° Lexbase : A06869KM
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par Thomas Gallice, Elève-Avocat au sein du cabinet Sand Avocats
Le 12 Juillet 2023
Mots-clés : Non bis in idem • cumul de sanctions • fraude fiscale
Par deux arrêts publiés au bulletin du 22 mars 2023, la Cour de cassation tire les enseignements de l’arrêt de la Cour de justice du 5 mai 2022 [1] et se penche ainsi de nouveau sur l’épineuse question du cumul de sanctions fiscales et pénales.
Remarqués par la doctrine et déjà utilisés pour l’analyse d’un premier arrêt de cour d’appel par la chambre criminelle [2], ces deux arrêts, loin de mettre un terme au débat, interrogent sur leur portée pratique réelle bien que donnant une grille de lecture intéressante.
S’inscrivant dans une lignée de décisions et d’arrêts ayant permis d’affiner l’interprétation de cette notion de non-cumul, il convient de revenir au préalable sur les différentes étapes de cette saga jurisprudentielle.
Ainsi et avant les décisions de 2016 du Conseil constitutionnel [3], il était possible de condamner pénalement un contribuable français pour fraude fiscale même si les juridictions administratives estimaient que l’impôt n’était pas dû.
Grâce à ces décisions prenant en compte la jurisprudence européenne, le Conseil constitutionnel a donc précisé que les tribunaux pénaux n’ont pas la possibilité de condamner un contribuable pour fraude fiscale si celui-ci est déchargé de son impôt par une décision juridictionnelle définitive basée sur des motifs de fond.
Le Conseil constitutionnel fait ainsi une exception pour les décharges accordées pour des motifs de procédure tout en ajoutant également qu’est autorisé le cumul de poursuites et de sanctions pénales et fiscales, sous réserve que le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le montant le plus élevé de l’une des sanctions encourues et que les dispositions pénales ne s'appliquent qu'aux cas les plus graves d'omission ou d'insuffisance déclarative volontaire.
À cette logique judiciaire d'interprétation stricte du principe d'indépendance des procédures fiscale et pénale et d’encadrement de la peine s’ajoute ensuite l’apport de cinq arrêts de la Cour de cassation de 2019 [4] ajoutant que cette réserve ne peut toutefois concerner que des sanctions de même nature, à savoir les sanctions pécuniaires.
Cet arrêt précise également deux autres points importants :
Entretemps, la CJUE [5] a vérifié la conformité à l’article 50 [6] de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne de la réglementation nationale en vertu de laquelle des poursuites pénales peuvent être engagées contre une personne alors que cette personne s’est déjà vu infliger, pour les mêmes faits, une sanction administrative définitive de nature pénale.
Elle en affirme ainsi la conformité à condition qu’une telle législation :
Cet arrêt riche d’enseignement précise également qu’il appartient à la juridiction nationale de s’assurer, compte tenu de l’ensemble des circonstances au principal, que la charge résultant concrètement pour la personne concernée de l’application de la réglementation nationale en cause au principal et du cumul des poursuites et des sanctions que celle-ci autorise n’est pas excessive par rapport à la gravité de l’infraction commise.
Plus tard, c’est encore une fois la Cour de Justice de l’Union européenne qui apporte sa pierre à l’édifice par un arrêt de la Cour de justice du 5 mai 2022 [7] en précisant que pour être compatible avec l’article 50 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne :
C’est donc dans ce contexte jurisprudentiel riche et moteur de l’évolution de la notion de non-cumul que s’insèrent les deux arrêts de la chambre criminelle de la Cour de cassation dont il est aujourd’hui question.
Ces deux arrêts du 22 mars 2023 [8] sont ainsi les premières applications par la Cour de cassation des principes énoncés par ce dernier arrêt de la CJUE et c’est pour cette raison qu’ils étaient particulièrement attendus par la doctrine.
Des arrêts pédagogiques s’inscrivant dans la continuité de leurs prédécesseurs
Loin d’innover, la chambre criminelle suit scrupuleusement les apports des jurisprudences et réserves constitutionnelles antérieures qu’elle reprend à l’écrit, tout en martelant une certaine exigence de motivation « renforcée » qui avait déjà commencé à être énoncée au sein de l’arrêt de la chambre criminelle du 11 septembre 2019 [9] et qui fut confirmée par l’arrêt précité de la CJUE du 5 mai 2022.
Ces arrêts du 22 mars précisent ainsi qu’en plus de leur obligation classique de motivation de leurs décisions, il est attendu des juridictions de fonds une obligation « renforcée » de motivation, sur trois points précis, au risque d’encourir la censure :
Si l’énoncé de cette exigence de triple motivation « renforcée » paraît clair et semble donner une véritable grille de lecture à respecter, ce qui est appréciable, il apparaît nécessaire de nuancer l’apport de cet arrêt en développant ses limites.
Un apport limité aux cas de redevabilité directe personnelle
Il convient en effet de relever en premier lieu que les faits de ces affaires sont susceptibles de borner leurs apports en ce qu’il s’agissait d’un contribuable personne physique à qui il était reproché des manquements en matière de TVA dans le cadre de son activité professionnelle. Le contribuable exerçait ainsi son activité professionnelle en son nom propre, ce qui signifie qu’il était donc à la fois le redevable de l’impôt et la personne poursuivie pénalement.
La portée de cet arrêt doit donc être restreinte aux cas de redevabilité directe personnelle : il paraît difficile de considérer ces arrêts comme pouvant s’appliquer ipso facto dans des situations où une entreprise a été condamnée par la voie administrative à un rehaussement et qu’ensuite le dirigeant a été cité à comparaître devant le tribunal correctionnel pour finalement être condamné à la solidarité fiscale de l’impôt dû par son entreprise
Un arrêt dont la procédure fiscale devançait la procédure pénale
Dans cet arrêt, le déroulé des faits était clair et il n’y avait pas de problématiques de procédure pénale qui devance une décision fiscale définitive. Ne se posait donc pas cette question problématique du sursis à statuer non obligatoire pouvant entraîner des aberrations telles qu’une condamnation pénale définitive et une décharge de l’impôt postérieure à la condamnation pénale telle que ce fut le cas dans l’affaire traitée par les arrêts du Conseil d’État du 5 novembre 2021 [10] et de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 8 avril 2021 [11].
Face à une telle situation, les contribuables se verraient contraints d'avoir recours à la procédure de révision, une démarche extraordinaire en raison de sa rareté exceptionnelle, présente à l'article 622 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L5444I3Z. De plus, ils pourraient également envisager d'engager la responsabilité de l'État français pour avoir été injustement condamnés.
Si cette notion du sursis à statuer est absente de ces arrêts du 22 mars 2023, elle n’en reste pas moins fondamentale en ce qu’elle conditionne la question de la proportionnalité.
Une notion de proportionnalité bien large
En effet le sursis à statuer est indispensable dans la pratique : comment le juge peut-il définir une amende « proportionnelle » et fonction du montant du redressement comme prévu à l’article 1741 du CGI à partir du moment où le montant des droits fraudés n’a pas été définitivement fixé ?
Comment condamner en particulier à une peine de prison sans connaître le montant de l’amende fiscale si le juge pénal doit apprécier la proportionnalité par rapport à l’ensemble des peines prononcées, quelle que soit leur nature ?
Et quand bien même, comment comparer et juger de la proportionnalité d’une peine de prison par rapport à une amende fiscale ? Sur quel comparable se fonder ?
Autant de questions qui restent en suspens à l’issue de ces arrêts et qui laissent présager un important travail à pousser et soumettre à la haute juridiction par les avocats sur leur argumentaire au regard de la peine.
Une première application des arrêts du 22 mars 2023
Le 14 juin 2023 [12], la Chambre criminelle de la Cour de cassation a opéré dans un arrêt inédit, une première vérification des critères de motivation dorénavant exigée dans le cadre d’un cumul de poursuites et de sanctions présentant une nature pénale pour les mêmes faits et contre une même personne.
Appliquant sa propre méthodologie, elle a ainsi après analyse des trois motivations exigées, cassé partiellement un arrêt de Cour d’appel qui confirmait la condamnation d’une avocate pour fraude fiscale.
Dans le cas d’un professionnel du chiffre ou du droit, la motivation semble plus aisée pour la Cour, cependant, il est important de souligner qu’à la lecture de ces arrêts, la chambre criminelle semble considérer que le cumul est automatiquement prévisible pour l'intéressé, « dès lors qu'à la date des faits poursuivis, antérieure aux décisions du Conseil constitutionnel de 2016 et 2018 [13], les dispositions des articles 1729 N° Lexbase : L4733ICB et 1741 du Code général des impôts permettaient le cumul de telles sanctions, quels que soient les faits en cause, la dissimulation excédant le dixième de la somme imposable ou le chiffre de 153 euros ».
Elle estime ainsi qu’apparaît constitué au moins un des critères de gravité dégagés par ses arrêts du 22 mars 2023 (en fonction du montant des droits fraudés, de la nature des agissements de la personne poursuivie ou des circonstances de leur intervention dont celles notamment constitutives de circonstances aggravantes), ce qui donne un indice du type de motivation attendue sur ce point.
Sur ce dernier point qui entraîne donc la cassation partielle de l’arrêt pour insuffisante motivation, il convient de relever que la Cour d’appel avait modifié la peine prononcée en première instance, l’estimant trop sévère au regard du fait que la prévenue n’avait jamais été condamnée pénalement à la date de commission des faits reprochés, et que la fraude fiscale a eu cours sur une période réduite et pour une somme unique.
Elle avait également énoncé que la nouvelle peine était adaptée et proportionnée au regard des pénalités fiscales tout en prenant ensuite en considération le fait que l’appelante avait déjà fait l’objet de sanctions fiscales définitives pour les mêmes faits.
Ces justifications n’ont cependant pas convaincu la chambre criminelle qui a estimé que n’était pas respectée la troisième obligation de motivation renforcée. Une telle cassation laisse donc entrevoir l’étendue des attentes de la chambre criminelle en termes de motivation, à savoir non pas un simple habillage purement formel, mais une réelle exigence supplémentaire de motivation renforcée, pertinente et concrète, ce qui encourage à suivre avec attention les arrêts de Cour d’appel qui seront rendus après le 22 mars 2023 sur ce sujet et qui prendront en compte ces éléments.
En conclusion, la nécessité d’un argumentaire exigeant de la part des avocats Il est nécessaire que les avocats se saisissent de cette exigence renforcée de motivation à l’égard des magistrats afin de soulever dès le départ l’argument du « ne bis in idem » de manière à anticiper et préparer un éventuel pourvoi en cassation. Ils doivent ainsi proposer un argumentaire élaboré sur ces trois éléments précités visant à démontrer pourquoi ils considèrent que le cumul de poursuites et de sanctions pénales ne peut pas s’appliquer en l’espèce afin que le juge ne puisse se contenter de motivations courtes, trop vagues ou simplement formelles, a fortiori lorsqu’une grande majorité des magistrats traitant des infractions fiscalo-financières ne sont pas nécessairement des spécialistes de la matière. Pour tout dossier dont les faits sont postérieurs à 2016, il est également essentiel de pousser des argumentaires courageux sur l’absence de prévisibilité d’une situation de cumul afin d’encourager les juridictions à éclaircir davantage cette notion. Sur la question du degré de gravité qui peut être apprécié au regard du montant des droits fraudés, il est essentiel de rester vigilant à ce critère par nature extrêmement subjectif et pouvant permettre aisément à tout juge de considérer selon son appréciation et sa sensibilité, un montant comme étant « conséquent ». Il pourrait ainsi être intéressant de mener une réflexion autour du montant de 100 000€, seuil correspondant à l’ancien verrou de Bercy qui encadrait les poursuites pénales, laissant ainsi entendre que n’étaient a priori conséquentes (sauf exception) que des fraudes supérieures à ce montant… Enfin et sur la question de la peine, l’exigence de motivation renforcée pourrait entrainer une plus grande difficulté pour les magistrats à prononcer de l’emprisonnement en raison de la nécessaire appréciation de la proportionnalité de telles peines au regard des autres sanctions déjà prononcées ce qui doit là aussi nous permettre de proposer des argumentaires solides sur ce point. |
En tout état de cause, si les arrêts de mars et de juin 2023 de la chambre criminelle sont intéressants en ce qu’ils constituent une première application des principes énoncés par la CJUE, il convient maintenant de rester attentif aux prochains arrêts de Cour d’appel sur le sujet afin d’évaluer la portée réelle de cette obligation de motivation renforcée tout en continuant à soumettre de nouveaux arguments à la Cour de cassation au sujet de ce principe de non-cumul visant à continuer d’approfondir ces questions
[1] CJUE, 5 mai 2022, C‑570/20, BV N° Lexbase : A11807WM.
[2] Cass. crim., 14 juin 2023, n° 22-81.020, F-D N° Lexbase : A210593D.
[3] Cons. const., décision n° 2016-545 QPC, du 24 juin 2016 N° Lexbase : A0909RU9 ; Cons. const., décision n° 2016-546 QPC, du 24 juin 2016 N° Lexbase : A0910RUA.
[4] Cass. crim., 11 septembre 2019, n° 18-81.067, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A9082ZMC ; Cass. crim., 11 septembre 2019, n° 18-81.040, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A9081ZMB ; Cass. crim., 11 septembre 2019, n° 18-84.144, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A9086ZMH.
[5] CJUE, 25 janvier 2017, aff. C-524/15, Luca Menci N° Lexbase : A3533WRB.
[6] « Droit à ne pas être jugé ou puni pénalement deux fois pour une même infraction ».
[7] CJUE, 5 mai 2022, C‑570/20, BV N° Lexbase : A11807WM.
[8] Cass. crim., 22 mars 2023, n° 19-80.689, FS-B N° Lexbase : A06949KW ; Cass. crim., 22 mars 2023, n° 19-81.929, FS-B N° Lexbase : A06869KM.
[9] Cass. crim., 11 septembre 2019, n° 18-81.067, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A9082ZMC.
[10] CE 9° et 10° ch.-r., 5 novembre 2021, n° 433367, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A85527AY.
[11] Cass. crim., 8 avril 2021, n° 19-87.905, F-P+I N° Lexbase : A65534NZ.
[12] Cass. crim., 14 juin 2023, n° 22-81.020, F-D N° Lexbase : A210593D.
[13] Cons. const., décision n° 2016-545 QPC, du 24 juin 2016 N° Lexbase : A0909RU9 ; Cons. const., décision n° 2016-546 QPC, du 24 juin 2016 N° Lexbase : A0910RUA ; Cons. const., décision n° 2016-556 QPC, du 22 juillet 2016 N° Lexbase : A7432RXK ; Cons. const., décision n° 2018-745 QPC, du 23 novembre 2018 N° Lexbase : A3978YMB.
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Réf. : Cass. soc., 7 juin 2023, n° 21-22.445, FS-B N° Lexbase : A69139YP
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par Sandrine Maillard, Maître de conférences en droit privé, Faculté Jean Monnet de l’Université Paris-Saclay, Sceaux, Laboratoire IDEP (Institut Droit éthique et Patrimoine)
Le 12 Juillet 2023
Mots-clés : trajet • déplacement professionnel • temps de travail effectif • rémunération • temps de repos • Cour de justice de l’Union européenne • Directive de l’Union européenne • interprétation conforme • interprétation contra legem.
Lorsque le salarié est en déplacement professionnel sur plusieurs jours sans retour à son domicile, les trajets pour se rendre à l’hôtel pour y dormir, et en repartir, constituent du temps de travail effectif si le salarié est à la disposition de l’employeur et tenu de se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles.
En l’espèce, un salarié qui travaille en tant qu’enquêteur mystère est en déplacement sur la semaine pour visiter une concession par jour, selon un planning établi par son employeur. L’éloignement de son domicile l’oblige à rester à l’hôtel le soir. Il a réclamé le paiement d’heures supplémentaires au titre des heures de trajet effectuées entre l’hôtel et les concessions. La question posée par le présent arrêt est donc la suivante : le temps de trajet effectué par un salarié en déplacement professionnel entre l’hôtel et le lieu d’exécution de son travail constitue-t-il un temps de travail effectif ?
La réponse paraît relever de l’évidence à la lecture de l’article L. 3121-4 du Code du travail N° Lexbase : L6909K9R qui énonce, de façon péremptoire, que « le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d'exécution du contrat de travail n'est pas un temps de travail effectif ». Ce texte exclut ainsi toute qualification en temps de travail effectif [1] du temps de trajet pour aller et revenir du travail et prévoit seulement, à son deuxième alinéa, le versement d’une contrepartie financière ou en repos lorsque le trajet « dépasse le temps normal de trajet ». C’est une « déqualification » [2] qui fut opérée par le législateur pour faire échec à la jurisprudence de la Cour de cassation qui retenait que le temps de trajet domicile-lieu de travail devait être qualifié de temps de travail effectif, lorsque sa durée était inhabituelle [3]. Elle est lourde de conséquences pour le salarié, car cela signifie non seulement que le temps de trajet ne lui donnera pas droit au paiement d’heures supplémentaires, mais aussi que ce temps sera comptabilisé comme du temps de repos. Et ce alors même que ce trajet peut ne pas être, pour le salarié, suffisamment reposant pour garantir la protection de sa santé et de sa sécurité, surtout lorsqu’il est amené à continuer à travailler tout en conduisant ! C’est justement pour cette raison que la Cour de justice de l’Union européenne a retenu la qualification de temps de travail au sens de l’article 2 de la Directive n° 2003/88, du 4 novembre 2003, concernant l’aménagement de certains aspects de l’aménagement du temps de travail N° Lexbase : L5806DLM pour les temps de déplacement quotidien effectué par les travailleurs qui n’ont pas de lieu de travail fixe ou habituel entre leur domicile et les sites du premier et du dernier clients désignés par leur employeur. Poursuivait un « objectif de protection de la sécurité et de la santé des travailleurs (…) dans lequel s’inscrit la nécessité de garantir aux travailleurs une période minimale de repos », la Cour de justice a considéré que ces travailleurs devaient être considérés comme étant « au travail » (et non en repos) durant ces trajets [4]. Après avoir continué à affirmer, sur le fondement de l’article L. 3121-4 du Code du travail, que ces temps de déplacements professionnels des salariés itinérants ne pouvaient pas être assimilés à du temps de travail effectif [5], la Cour de cassation a ensuite opéré un revirement de jurisprudence en jugeant qu’ils devaient être intégrés dans le calcul du temps de travail effectif et rémunérés comme tel, lorsqu’ils répondent à la définition du temps de travail effectif [6]. Ce faisant, la Cour de cassation a même dépassé les exigences de la Cour de justice qui imposait seulement la définition du temps de travail permettant de s’assurer que le travailleur bénéficie d’un repos de qualité [7], sans pour autant empêcher le législateur interne de retenir sa propre définition du temps de travail effectif servant à déterminer la rémunération du salarié. Une définition unique qui a le mérite de la simplicité : la qualification du temps de travail effectif permet en plein de calculer la rémunération du salarié et en creux de définir son temps de repos. Surtout, la solution permet, tout simplement, au salarié d’être payé normalement dès lors qu’il travaille (et non seulement d’obtenir une contrepartie) et de bénéficier du repos y afférent. Mais au prix d’une apparente contraction avec l’article L. 3121-4 du Code du travail qui ne figure pas dans l’arrêt commenté.
C’est au visa de l’article L. 3121-1 du Code du travail N° Lexbase : L6912K9U que la Cour de cassation censure la cour d’appel qui a condamné l’employeur au paiement des heures supplémentaires au titre des heures de trajets entre l’hôtel et le lieu de travail, sans vérifier que le salarié était resté, pendant ces périodes, à la disposition de l'employeur et se conformait à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles. Ce faisant, elle fait une stricte application de l’article L. 3121-1 du Code du travail (I.). Un temps de déplacement professionnel peut ainsi constituer un temps de travail effectif, par-delà les termes de l’article L. 3121-4 du Code du travail (II.).
I. Temps de trajet hôtel – lieu de travail : la qualification de temps de travail effectif soumise aux conditions de l’article L. 3121-1 du Code du travail
La Cour de cassation reproche à la cour d’appel d’avoir considéré l’hôtel comme un lieu de travail et d’en avoir déduit, sans distinction, que tous les trajets effectués par le salarié pendant son déplacement professionnel constituaient du temps de travail effectif (A.). La cour d’appel aurait dû rechercher si concrètement, pendant les trajets entre l’hôtel et le lieu de travail, le salarié était à la disposition de l’employeur et s’il était tenu de se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles (B.).
A. L’hôtel n’est pas un lieu de travail : pas de qualification systématique en temps de travail effectif
Le trajet entre deux lieux de travail constitue nécessairement un temps de travail effectif. Tel est, par exemple, le cas du temps de trajet effectué par le salarié d'une entreprise d'aide à la personne pour se rendre du domicile d'un client à celui d'un autre afin d'y accomplir la mission que lui confie son employeur [8].
En l’espèce, la cour d’appel semble avoir assimilé l’hôtel à un lieu de travail pour retenir que chaque déplacement entre l’hôtel et une concession devait être automatiquement considéré comme du temps de travail. Et ce sans s’attacher, in concreto, aux conditions du trajet. Mais si la voiture a pu, dans une certaine mesure, être assimilée à un lieu de travail pour des salariés itinérants, est-ce envisageable pour l’hôtel ? Faudrait-il en déduire que le salarié travaille 24 heures sur 24 heures lorsqu’il est en déplacement professionnel ? Ou pourrait-on considérer qu’il est, en quelque sorte, de garde pendant ses nuits d’hôtel ? Tout au plus, il est concevable que le salarié ait dû travailler quelques heures à son retour à l’hôtel ; mais cela suffit-il à considérer l’hôtel comme un lieu de travail ?
En tout état de cause, l’assimilation de l’hôtel au lieu de travail ne paraît pas convaincre la Cour de cassation qui prend soin de souligner que le salarié se rend à l’hôtel pour y dormir ; l’hôtel s’apparentant alors au domicile ou tout au moins à un lieu d’hébergement, plus qu’à un lieu de travail. Elle invite donc la cour d’appel de renvoi à considérer les trajets entre l’hôtel et le lieu de travail comme un déplacement professionnel dont la qualification en temps de travail effectif est subordonnée à l’application des critères posés par l’article L. 3121-1 du Code du travail.
B. La requalification en temps de travail effectif soumise à une appréciation in concreto des conditions de trajet
En application de l’article L. 3121-1 du Code du travail, si les conditions du trajet sont telles que le salarié est à la disposition de l'employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles, il s’agit d’un temps de travail effectif. En l’espèce, la cour d’appel a relevé que le déplacement professionnel du salarié était organisé par l’employeur qui établissait un planning des visites de concession sur les jours de la semaine. En outre, il est ajouté que ce déplacement ne permettait pas un retour au domicile et imposait au salarié de séjourner à l’hôtel, aux frais de son employeur, pendant toute la durée du déplacement. En procédant à une cassation pour manque de base légale, la Cour de cassation considère que ces éléments ne suffisent pas à établir que le salarié était placé dans l’impossibilité de vaquer à ses occupations personnelles pendant ses trajets pour rentrer à l’hôtel et en repartir. Tout au plus, ils démontraient que le salarié est à la disposition de l’employeur. La Chambre sociale souligne que « le salarié ne visitait qu’une concession par jour ». Cet élément paraît décisif. Doit-on comprendre que le salarié avait largement le temps, avant et après cette visite journalière, de préparer la visite suivante sans être contraint de travailler pendant son trajet ? Plus encore, qu’il avait le temps de vaquer à des occupations personnelles, bien que différentes de ces activités habituelles (proche de son domicile et avec ses proches) ?
La censure de la Cour de cassation convainc d’autant plus qu’aucun élément ne paraît avoir été apporté sur les conditions mêmes du trajet pour se rendre sur le lieu de travail ou en repartir. Rien ne permet de dire, et au contraire, que le salarié était contraint de travailler dans sa voiture, pendant ce trajet. Or, c’est ce qui importe. La qualification de temps de travail effectif a ainsi pu être admise lorsque le salarié devait « en conduisant, pendant ses déplacements, grâce à son téléphone portable professionnel et son kit mains libres intégré dans le véhicule mis à sa disposition par la société, être en mesure de fixer des rendez-vous, d'appeler et de répondre à ses divers interlocuteurs, clients, directeur commercial, assistantes et techniciens » [9].
Les juges du fond doivent donc relever un faisceau d’indices suffisant pour établir que le salarié n’a effectivement aucune possibilité de vaquer à ses occupations personnelles pendant son trajet sans craindre d’être interrompu par une demande de son employeur à laquelle il est tenu de se conformer (écouter un podcast, passer un appel privé …) [10] ; ce qu’il n’avait pas fait en l’espèce. Une solution probablement rassurante pour les employeurs, quelques mois après que la Cour de cassation ait laissé entendre que le fait que le salarié utilise pour son trajet un véhicule de service et soit amené à transporter des pièces détachées commandées par les clients suffisait à entraîner une telle requalification, quelles que soient les conditions concrètes de ce trajet [11].
Loin d’être systématique, la requalification en temps de travail effectif s’impose donc seulement lorsque pendant la durée de déplacement, les contraintes imposées au travailleur sont d'une nature telle qu'elles affectent objectivement et très significativement sa faculté de disposer librement de leur temps et de se consacrer à ses propres intérêts. En toute logique, la notion de temps de travail effectif fusionne ainsi avec la définition du temps de travail au sens de la Directive n° 2003/88 [12]. À l’inverse, « la possibilité pour les travailleurs de gérer leur temps sans contraintes majeures et de se consacrer à leurs propres intérêts » semble, comme pour la Cour de justice, un élément important pour écarter la requalification en temps de travail effectif [13].
Pour autant, si la Cour de cassation semble encadrer strictement la requalification du temps de trajet en temps de travail effectif, elle pourrait, dans le même temps, ouvrir le champ des possibles requalifications.
II. Temps de trajet professionnel : une possible qualification de temps de travail effectif, par-delà les termes de l’article L. 3121-4 du Code du travail
Dans ses précédents arrêts, la Cour de cassation énonçait que « lorsque les temps de déplacements accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premier et dernier clients répondent à la définition du temps de travail effectif telle qu'elle est fixée par l'article L. 3121-1 du Code du travail, ces temps ne relèvent pas du champ d'application de l'article L. 3121-4 du même code » [14]. Dans l’arrêt commenté, tant la référence au salarié itinérant que l’article L. 3121-4 du Code du travail ont disparu (A.). C’est, nous semble-t-il, dans ces silences que l’arrêt prend sens (B.).
A. L’absence de référence au salarié itinérant
Jusqu’alors, la Cour de cassation a admis la requalification en temps de travail effectif du temps de trajet pour aller et revenir du travail, seulement pour des salariés itinérants. Qu’il s’agisse d’un attaché commercial qui ne se rendait que de façon occasionnelle au siège de l'entreprise et disposait d'un véhicule de société pour intervenir auprès des clients de l'entreprise répartis sur sept départements éloignés de son domicile [15], d’un commercial itinérant avec des déplacements quotidiens chez les différents clients de la société [16] et encore d’un technicien de maintenance dont les déplacements faisaient partie intégrante de ses fonctions afin de se rendre sur les lieux sur lesquels il devait faire ses opérations de maintenance avec un véhicule de service[17]. Dans toutes ces situations de requalification, le salarié dit itinérant se déplace de client en client et n’a pas de lieu de travail fixe ou habituel, au point que sa voiture devient son lieu de travail. Contrairement à un salarié sédentaire, ses déplacements sont habituels ; ils sont inhérents à son poste de travail.
Dans le présent arrêt, c’est un enquêteur mystère qui se déplace pour effectuer des visites auprès de différentes concessions. Ses déplacements semblent inhérents à sa fonction. Pour autant, la Cour de cassation est silencieuse sur l’appartenance du salarié à la catégorie des salariés itinérants [18] ; elle ne s’y réfère ni dans le visa ni dans l’attendu d’application à l’espèce. La qualification de temps de travail effectif paraît ainsi ouverte aux salariés sédentaires qui partent occasionnellement en déplacement professionnel sur plusieurs jours pour une mission ponctuelle. Le visa du seul article L. 3121-1 nous y invite : tout déplacement pour se rendre au travail et en repartir pourrait constituer du temps de travail effectif dès lors que durant son trajet, le salarié est effectivement à la disposition de son employeur et doit se conformer à ses directives sans pouvoir vaquer à ses occupations personnelles. Rien ne paraît s’y opposer, sauf peut-être l’article L. 3121-4 du Code du travail qui n’a justement pas été repris dans l’arrêt commenté.
B. L’absence de référence à l’article L. 3121-4 du Code du travail
Statuant à la lumière de l’article 2 de la Directive n° 2003/88, la Cour de cassation a déjà retenu que le temps de trajet professionnel effectué par un salarié pour aller et revenir sur le lieu de travail constituait un temps de travail effectif, alors même que l’article L. 3121-4 du Code du travail affirme expressément le contraire [19], mais seulement pour les salariés itinérants. Et la précision est d’importance, car c’est ce qui permet, non sans un certain exercice de style, à la Cour de cassation de ne pas tomber sous le coup d’une interprétation contra legem. En effet, l’article L. 3121-4 ne prévoit pas le cas particulier des salariés itinérants. C’est ce silence qui est interprété par la Cour de cassation, sans que cette interprétation de ce qui n’est pas dit puisse heurter frontalement ce qui est dit. Autrement dit, dans le silence du législateur, la qualification du temps de trajet du salarié itinérant ne relève pas de l’article L. 3121-4 du Code du travail, mais de l’article L. 3121-1 quand les critères de qualification du temps de travail effectif sont remplis. Ce faisant, la Cour de cassation a, en quelques sortes, créé une exception au principe d’exclusion de la qualification de temps de travail effectif [20]. Un tel raisonnement, somme toute déjà assez artificiel [21], tient-il encore lorsque l’on admet que le trajet professionnel d’un salarié, itinérant ou non, pour se rendre ou repartir de son lieu de travail peut constituer un temps de travail effectif. Un cap semble en effet franchi.
Sûrement s’agit-il moins d’interpréter l’article L. 3121-4 que d’appliquer, purement et simplement, l’article L. 3121-1 en redonnant au temps de trajet son exacte qualification : c’est un temps de travail effectif et non pas un temps de déplacement professionnel [22]. Quoiqu’il en soit, il est tentant d’en conclure que tout temps (de trajet), quel qu’il soit, peut être requalifié en temps de travail effectif en application des critères de l’article L. 3121-1 du Code du travail [23]. En tout état de cause, l’absence de référence à l’article L. 3121-4 dans le présent arrêt invisibilise une contradiction apparente entre ce texte et la solution retenue.
[1] La formulation maladroite du texte laisse, à tort, pense que seul l’aller est concerné. De toute évidence, le législateur entendait également viser le trajet du retour au domicile.
[2] Pour un autre exemple de « déqualification », cf. article L. 3121-43 du Code du travail N° Lexbase : L6870K9C par lequel le législateur a décrété que « la mise en place d'un dispositif d'aménagement du temps de travail sur une période supérieure à la semaine par accord collectif ne constitue pas une modification du contrat de travail pour les salariés à temps complet », alors que la Cour de cassation retenait le contraire (Cass. soc., 28 septembre 2010, n° 08-43.161, FS-P+B N° Lexbase : A7542GAL).
[3] Par exemple Cass. soc., 5 mai 2004, n° 01-43.918, publié N° Lexbase : A0461DC3.
[4] CJUE, 10 septembre 2015, aff. C-266/14 N° Lexbase : A7149NN4, point 45. Et d’ajouter qu’« il serait, en effet, contraire à cette directive que le temps de repos des travailleurs n’ayant pas de lieu de travail habituel ou fixe soit réduit en raison de l’exclusion de leur temps de déplacement domicile‑clients de la notion de « temps de travail », au sens de l’article 2, point 1, de ladite Directive ».
[5] Cass. soc., 30 mai 2018, n° 16-20.634, FP-P+B N° Lexbase : A1771XQN.
[6] Cass. soc., 23 novembre 2022, n° 20-21.924, FP-B+R N° Lexbase : A10708U8.
[7] Il s’agit seulement de vérifier, au regard du temps de travail effectué, que la durée maximale hebdomadaire de travail n’est pas dépassée et que la durée minimale de repos est accordée au salarié. Sur cette distinction, v. également CJUE, 7 juillet 2022, aff. C‑257/21 et C‑258/21 N° Lexbase : A04928AH.
[8] Cass. soc., 2 septembre 2014, n° 13-80.665, F-P+B+I N° Lexbase : A9179MUI. V. aussi : Cass. soc., 31 janvier 2012, n° 10-28.573, F-D N° Lexbase : A8739IBB ; Cass. soc., 10 avril 2013, n° 12-12.055, F-D N° Lexbase : A0819KCC ; Cass. soc., 4 novembre 2016, n° 15-21.957, F-D N° Lexbase : A9098SEP ; Cass. soc., 15 mai 2019, n° 17-31.247, F-D N° Lexbase : A8565ZBT.
[9] Cass. soc., 23 novembre 2022, n° 20-21.924, FP-B+R N° Lexbase : A10708U8.
[10] S’agissant ici d’un litige relatif à l'existence d'heures de travail accomplies (C. trav., art. L. 3171-4 N° Lexbase : L0783H9U), la preuve des heures effectuées ne devrait incomber spécialement à aucune des parties. Le salarié doit toutefois étayer sa demande en apportant des éléments suffisamment précis, pour permettre à l’employeur d’y répondre (par ex : Cass. soc., 29 mars 2023, n° 21-19.631, F-D N° Lexbase : A01179MB).
[11] Cass. soc., 1er mars 2023, n° 21-12.068, F-B N° Lexbase : A17959GL.
[12] CJUE, 10 septembre 2015, aff. C-266/14, N° Lexbase : A7149NN4, point 40. V. aussi, à propos de l’astreinte : CJUE, 9 mars 2021, aff. C‑580/19 N° Lexbase : A55794KT, point 38 ; CJUE, 11 novembre 2021, aff. C-214/20, point 38 N° Lexbase : A76017B7.
[13] CJUE, 3 octobre 2000, aff. C‑303/98 N° Lexbase : A1598ATD, point 50
[14] Cass. soc., 23 novembre 2022, n° 20-21.924, FP-B+R N° Lexbase : A10708U8 ; Cass. soc., 1er mars 2023, n° 21-12.068, précité ; Cass. soc., 24 mai 2023, n° 21-19.549, F-D N° Lexbase : A83519W9.
[15] Cass. soc., 23 novembre 2022, n° 20-21.924, précité.
[16] Cass. soc., 24 mai 2023, n° 21-19.549, précité.
[17] Cass. soc., 1er mars 2023, n° 21-12.068, précité.
[18] « Catégorie » qui, du reste, n’est définie ni la loi, ni par la jurisprudence.
[19] Sur la méthode d’interprétation conforme, son potentiel et ses limites, lire A. Fabre et J.-G. Huglo, L'interprétation du droit social national à la lumière du droit de l'UE, SSL, 2021, n° 1961, p. 4.
[20] En ce sens, lire A. Fabre, La sophistication du procédé d'interprétation conforme, SSL, 2022, n° 2024, p. 10.
[21] Il nous faut l’admettre. Lire aussi : G. François, Le temps de déplacement professionnel des salariés sans lieu de travail fixe, Droit social, 2023, p. 348.
[22] Dans un sens proche, X. Aumeran, Durée du travail – Temps de travail des itinérants : une solution convaincante, JCP S, 2023, 1003. Du même auteur, Temps de trajet des itinérants : faisceau d’indices et présomption de temps de travail effectif ?, JCP S, 2023, 1090.
[23] En ce sens, dans un arrêt du même jour, la Cour de cassation retient que le temps de trajet à l’intérieur de l’entreprise pour se rendre jusqu’à la pointeuse peut constituer du temps de travail effectif (n° 21-12.841, FS-B N° Lexbase : A68969Y3). La Cour de cassation requalifie aussi un temps d’attente pendant l’astreinte en temps de travail effectif (Cass. soc., 26 octobre 2022, n° 21-14.178, FS-B+R N° Lexbase : A01038RA). Il pourrait en être de même pour le temps d’habillage et de déshabillage.
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Réf. : Cass. com., 14 juin 2023, n° 21-15.864, FS-B N° Lexbase : A79929ZZ
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par Pierre-Michel Le Corre, Professeur à l'Université Côte d'Azur, Directeur du Master 2 Administration et liquidation des entreprises en difficulté de la Faculté de droit de Nice, Membre CERDP (EA 1201)
Le 18 Juillet 2023
Mots-clés : plan de cession • prix de cession • obligation pour le tribunal d’affecter une quote-part du prix de cession pour l’exercice des droits de préférence des créanciers inscrits • portée • transfert de la charge de la sûreté • droit de suite du créancier inscrit • priorité de paiement de ce créancier par rapport aux créanciers du débiteur (non)
Dès lors que le plan de cession ne porte que sur le fonds de commerce, objet du nantissement, l'absence d'affectation de la quote-part du prix de cession par le tribunal est sans conséquence sur l'assiette des droits du créancier nanti qui est déterminable, comme portant nécessairement sur la totalité du prix de l'actif cédé.
Le créancier d'un propriétaire antérieur qui a fait connaître au liquidateur l'existence de son droit de suite dans le délai de deux mois après l'avertissement de ce dernier, participe à la distribution des biens au même titre que les créanciers de la procédure. Il ne vient pas en premier rang par rapport aux créanciers de la procédure collective du débiteur.
Le repreneur en plan de cession n’est pas l’ayant-cause à titre universel du débiteur. En d’autres termes, il n’est pas tenu de payer les sommes dues par le débiteur, mais seulement un prix de cession. L’article L. 642-12, alinéa 1, du Code de commerce N° Lexbase : L9204L7Z oblige le tribunal, qui arrête le plan de cession, à affecter une quote-part du prix de cession à chacun des actifs grevés d’une sûreté, afin de permettre l’exercice du droit de préférence des créanciers inscrits.
En l’espèce, le 26 novembre 2015, la société Sonia, qui avait acquis de la société Mamy un fonds de commerce, a été mise en redressement judiciaire. Un plan de cession a été arrêté par un jugement du 30 septembre 2016, puis, le 4 novembre suivant, la procédure a été convertie en liquidation judiciaire.
La société Paulaner Brauerei Gruppe Gmbh & Ko Kgaa (la société Paulaner), qui avait consenti à la société Mamy un prêt garanti par un nantissement et qui, n'ayant pas été réglée de la totalité du crédit, était bénéficiaire d'un droit de suite sur le fonds de commerce, a assigné le liquidateur pour être colloquée en premier rang sur le prix de vente à concurrence de la somme de 87 044,13 euros.
Par jugement du 30 septembre 2019, le tribunal a dit que la société Paulaner devait être colloquée sur le prix de vente du fonds de commerce à hauteur de 87 044,13 euros et qu'elle viendrait au rang des créanciers bénéficiaires d'un nantissement sur le fonds de commerce. Le liquidateur judiciaire a, ès qualités, a interjeté appel de cette décision. La cour d’appel [1] a confirmé le jugement, mais, y ajoutant, a jugé que le tribunal de la procédure collective devra définir la quote-part du prix de cession du fonds de commerce de la société Sonia, sur laquelle la société Paulaner devra être colloquée, le tribunal ayant omis de statuer sur ce point, imposé par la loi.
La société Paumaner a alors formé un pourvoi en cassation. La Haute Cour va casser l’arrêt de la cour d’appel en jugeant, au visa de L. 642-12, alinéa 1, dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 12 mars 2014 (ordonnance n° 2014-326 N° Lexbase : L7194IZH, estimant que « après avoir relevé que le plan de cession ne portait que sur le fonds de commerce objet du nantissement, de sorte que, en l'espèce, l'absence d'affectation par le tribunal était sans portée sur l'assiette des droits du créancier qui était déterminable, comme portant nécessairement sur la totalité du prix de l'actif cédé, la cour d'appel a violé le texte susvisé ».
Par conséquent, selon la Cour de cassation, l’affectation d’une quote-part du prix de cession pour l’exercice des droits de préférence des créanciers inscrits sur les biens cédés repreneur ne s’impose que s’il y a plusieurs biens grevés de sûreté. En apparence, la solution peut séduire. En effet, à quoi bon déterminer une quote-part du prix de cession s’il n’y a qu’un seul créancier inscrit sur les biens cédés ? Pourtant, la solution ne convainc pas. En effet, cela revient à permettre à un créancier inscrit d’exercer son droit de préférence sur 100 % des actifs cédés. Or, si parmi les actifs cédés, figurent des actifs non grevés de sûreté, pourquoi faire porter le droit de préférence du seul créancier inscrit sur ces actifs ? En d’autres termes, lorsqu’il n’y a qu’un seul créancier inscrit, il ne nous semble pas y avoir d’interdiction pour le tribunal d’affecter une quote-part du prix de cession à l’actif grevé de sûreté, en laissant libres d’affectation les autres actifs cédés. Par exemple, en présence de stocks qui seraient valorisés à hauteur de 30 % de la valeur totale des actifs et d’un fonds de commerce valorisé à 70 % de la valeur totale des actifs, le tribunal pourrait, nous semble-t-il, affecter une quote-part du prix de cession de 70 % pour l’exercice du droit de préférence du créancier inscrit sur le fonds de commerce, en laissant 30 % libre d’affectation pour permettre de désintéresser les créanciers chirographaires.
Par conséquent, on le voit, la solution n’est pas si évidente que veut bien le laisser apparaître la Cour de cassation.
Une deuxième difficulté se présentait en l’espèce. Elle tenait au fait que le nantissement grevant le fonds de commerce du débiteur n’avait pas été purgé lors de l’acquisition qui en avait été faite par le débiteur. Par conséquent, le créancier inscrit prétendait exercer un droit de suite et, en vertu de celui-ci, estimait pouvoir exercer son droit de préférence par priorité aux créanciers de la procédure collective. Ce qui était en jeu était donc l’incidence du droit de suite sur le classement du créancier inscrit.
De manière classique, il est estimé que le créancier inscrit du chef d’un précédent propriétaire peut exercer son droit de préférence par priorité aux créanciers du propriétaire actuel du bien grevé. Une ancienne décision de la Cour de cassation [2], raisonnant sur l’application de l’article 2105 du Code civil N° Lexbase : L2340ABB (devenu 2376 N° Lexbase : L1358HI7 [3]), a considéré que cette disposition s’applique au conflit entre créanciers d’un même propriétaire de l’immeuble et non au conflit existant entre des créanciers à privilège général du propriétaire actuel et des créanciers à privilège spécial du propriétaire précédent. Cette solution a été réaffirmée par une cour d’appel [4].
Dans le domaine spécifique du nantissement sur fonds de commerce, la Cour de cassation a également considéré, tant sous l’empire de la législation du 25 janvier 1985 [5], que sous celui de la loi du 13 juillet 1967 [6], que les créanciers nantis du chef du précédent propriétaire l’emportaient par rapport au fisc, titulaire d’un privilège sur le fonds du chef du propriétaire actuel.
C’est ainsi une règle simple qui résulte de cette jurisprudence : un conflit ne peut exister qu’entre créanciers d’un même débiteur. La doctrine approuve cette solution [7]. Elle est d’application générale, si l’on excepte le privilège du conservateur de la chose [8]. Le super privilège des salaires ou encore le privilège des créanciers postérieurs dans la loi de sauvegarde des entreprises ne peuvent la tenir en échec. Les règles des procédures collectives étaient jusqu’alors, faute de texte contraire, impuissantes à l’infléchir.
Cette solution du droit commun n’était pas, jusqu’alors, écartée en cas d’ouverture de la procédure collective. Ainsi, il avait pu être jugé que lorsque le prix de vente de l’immeuble ou du fonds de commerce sera distribué, le créancier hypothécaire ou nanti qui oppose à la procédure collective son droit de suite, l’emportera sur tous les créanciers de la procédure collective [9].
C’est cette solution classique qui avait été en l’espèce appliquée par les juges du fond. Mais la Cour de cassation va ici soulever un moyen d’office portant sur le droit de priorité du bénéficiaire d’un droit de suite par rapport aux créanciers de la procédure collective. Elle a cassé sur ce moyen relevé d’office l’arrêt de la cour d’appel, qui avait cru devoir juger que le titulaire d’un droit de suite l’emportait sur les créanciers du propriétaire. Elle juge au contraire, au visa des articles L. 642-12, alinéa 1, L. 641-13 N° Lexbase : L2747LBD, ce dernier dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance du 15 septembre 2021 (ordonnance n° 2021-1193 N° Lexbase : L8998L7E, et R. 643-5 N° Lexbase : L1564MDB du Code de commerce, que « Le premier de ces textes, ayant pour finalité de déterminer l'assiette du droit de préférence, ne déroge pas à l'ordre de paiement des créanciers prévu par le deuxième.
Il résulte du troisième de ces textes que, sous peine d'être déchu de son droit de participer à la distribution, le créancier d'un propriétaire antérieur qui a fait connaître au liquidateur l'existence de son droit de suite dans le délai de deux mois après l'avertissement de ce dernier, participe à la distribution des biens au même titre que les créanciers de la procédure.
Pour dire que la société Paulaner vient en premier rang par rapport aux créanciers de la procédure collective de la société Sonia, l'arrêt retient que cette société est titulaire d'un nantissement inscrit sur le fonds de commerce du chef du propriétaire antérieur et qu'une priorité doit lui être accordée sur les créanciers personnels de la société Sonia.
En statuant ainsi, la cour d'appel a violé les textes susvisés ».
Ainsi, selon la Cour de cassation, la solution classique selon laquelle le titulaire d’un droit de suite l’emporte sur les créanciers actuels du propriétaire du bien grevé, lorsque ce propriétaire est sous procédure collective, n’est plus d’actualité. Ce qui, selon la Cour de cassation changerait la donne est l’article R. 643-5 du Code de commerce, introduit dans notre corpus juridique par la loi de sauvegarde.
Selon cette disposition, « Les créanciers inscrits du chef d'un précédent propriétaire et titulaires d'un droit de suite ou du chef de l'entrepreneur sur un bien compris dans le patrimoine en cause en garantie d'une créance affectant un autre patrimoine sont avertis par le liquidateur par lettre recommandée avec demande d'avis de réception qu'ils ont l'obligation de produire leur créance à la procédure d'ordre dans le délai de deux mois à compter de l'avertissement. Cet avis reproduit les deuxième et troisième alinéas du présent article.
La production mentionne la sûreté inscrite sur le bien. Un décompte des sommes dues en principal, intérêts et accessoires et les documents justificatifs sont joints à la production.
À défaut de production dans le délai mentionné au premier alinéa, le créancier est déchu du droit de participer à la distribution ».
Il importe d’observer que les articles R. 643-3 N° Lexbase : L7834IUP, R. 643-4 N° Lexbase : L4543MAI, R. 643-6 N° Lexbase : L9401LUQ à R. 643-14 du Code de commerce s’intéressent tous à la procédure de distribution du prix de vente d’un immeuble, la procédure d’ordre. Au milieu de ces dispositions, se trouve l’article R. 643-5 du Code de commerce. Il nous apparaît assez clairement que ce texte n’intéresse que la vente des immeubles, non celles des meubles. Par conséquent, il nous semble que l’article R. 643-5 ne s’applique pas à la matière mobilière, du fait de la place du texte.
Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que des dispositions communes aux meubles et aux immeubles aient été introduites, peu important qu’elles soient placées avant ou après les dispositions spécifiques aux immeubles. Mais, en tout état de cause, ces dispositions communes auraient dû apparaître comme telles. Or la lecture des articles R 643-3. à R. 643-14 du Code de commerce ne laisse apparaître aucun élément permettant de penser qu’il y a là des dispositions communes aux meubles et aux immeubles.
La Cour de cassation ne s’est pas expliquée sur ce point. Pourtant, implicitement mais nécessairement, pour parvenir à sa solution, elle considère que l’article R. 643-5 est un texte à vocation générale.
Outre la place du texte, il existe un argument de texte figurant à l’article R. 643-5, alinéa 1 qui contredit ouvertement la solution retenue par la Cour de cassation. En effet, à l’alinéa 1 de l’article R. 643 5 du Code de commerce, il est indiqué que « Les créanciers inscrits du chef d'un précédent propriétaire et titulaires d'un droit de suite sont avertis par le liquidateur par lettre recommandée avec demande d'avis de réception qu'ils ont l'obligation de produire leur créance à la procédure d'ordre ». Or personne ne contestera que la procédure d’ordre est spécifique à la matière immobilière. Par conséquent, l’article R. 643-5, alinéa 1, du Code de commerce n’avait aucune vocation à s’appliquer en l’espèce.
La conclusion de la Cour de cassation aurait dû être, par voie de conséquence, différente. Puisque l’article R. 643-5 du Code de commerce et sans application au nantissement sur fonds de commerce, le créancier nanti sur fonds de commerce, titulaire d’un droit de suite, doit se voir appliquer les règles de droit commun en matière de droit de suite, faute de texte contraire en matière de procédure collective. Or, selon ces règles de droit commun, les créanciers inscrits du chef d’un précédent propriétaire l’emportent sur les créanciers du propriétaire actuel, sans même avoir besoin de produire à un ordre [10], ce dernier n’existant pas en matière mobilière. Comme l’énonce Maxence Guastella, « à l’instar du rétenteur, le créancier exerçant son droit de suite dans la procédure collective du tiers acquéreur est affranchi du concours. Son règlement hors concours n’est pas le fruit d’un droit exclusif, mais d’un droit de préférence de premier rang » [11].
On ne peut donc approuver la solution de la Cour de cassation.
On ajoutera, au demeurant, que même si l’article R. 643-5 a vocation à s’appliquer aux sûretés mobilières, il n’a pas, selon nous, pour objet ni pour effet d’entraîner la mise à l’écart des règles du droit de suite. Il est seulement question, avec ces nouveaux textes, d’interdire au bénéficiaire du droit de suite d’exercer son droit de poursuite, en le soumettant à une discipline collective à géométrie particulière. Le bénéficiaire du droit de suite est privé de son droit de poursuite individuelle. Par conséquent il ne peut ni obtenir un titre exécutoire, ni l’exécuter. En revanche il n’a pas à se soumettre à la procédure de déclaration de créance puisque la loi prévoit en substitution une production à une procédure d’ordre. La solution est logique : il n’est pas créancier du débiteur sous procédure collective. Pour le surplus, l’article R. 643-5 du Code de commerce n’indique pas que la règle d’éviction du concours avec les créanciers du débiteur, propriétaire actuel du bien grevé, doit être écartée. Par conséquent, c’est par affirmation purement prétorienne que la Cour de cassation considère que le bénéficiaire du droit de suite entre dans le classement des créanciers d’une procédure collective, comme s’il était créancier, ce que précisément il n’est pas. On voit donc que les choses ne sont pas aussi simples que semble le penser la Cour de cassation.
Pour toutes ces raisons, on ne peut, une fois n’est pas coutume, que désapprouver totalement la décision rendue par la Cour de cassation.
[1] CA Paris, 5-8, 16 mars 2021, n° 19/19853 N° Lexbase : A12374LE.
[2] Cass. civ. 1, 20 mars 1956, D., 1956. 374.
[3] Créé par l’ordonnance n° 2006-346 du 23 mars 2006 relative aux sûretés N° Lexbase : L8127HHH.
[4] CA Versailles, 26 mars 1998, n° 1997-5739, D., 1998, Somm. 371, obs. S. Piedelièvre.
[5] Cass. com., 6 juin 2000, n° 97-16.696, F-D N° Lexbase : A2278AZE, Act. proc. coll., 2000, n° 208, obs. Régnaut-Moutier.
[6] Cass. com., 15 avril 1975, n° 74-10.457, publié, D. 1975. 571, note Derrida ; JCP, 1975, II, 18177, note Stemmer.
[7] Ph. Simler et Ph. Delebecque, Droit civil : Les sûretés – La publicité foncière, 7ème éd., « Précis », Dalloz, 2016, n° 512 ; M. et S. Cabrillac, Ch. Mouly et Ph. Pétel, Droit des sûretés, 11ème éd., « Manuel », LexisNexis, 2022, n° 1009.
[8] Mestre, Putman et Billiau, Traité de droit civil, n° 489.
[9] Sur ce principe de solution : Cass. com., 22 janvier 2013, n° 11-21.530, F-D N° Lexbase : A8744I3A.
[10] M. Guastella, Les principes directeurs des répartitions de fonds en procédure collective, thèse dact. Nice, 2022, n° 288 (en cours de publication BDED).
[11] M. Guastella, op. cit., n° 399. Ade Ph. Pétel, L’exercice d’un doit de suite à l’encontre d’un tiers détenteur placé sous procédure collective, Colloque Sûretés réelles et droit des entreprises en difficulté, Nice, 20 mars 2010, dir. sc. P.-M. Le Corre, LPA, 11 février 2011, n° 30, p. 54 et s., spec. n° 18 et 19.
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Réf. : Cass. com., 7 juillet 2023, n° 22-17.902, FS-B+R N° Lexbase : A3799989
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par Vincent Téchené
Le 12 Juillet 2023
► En redressement ou liquidation judiciaires, l’AGS est tenue de verser les avances demandées par le mandataire judiciaire sur la simple présentation d'un relevé de créances salariales établi sous sa responsabilité, afin qu'il soit répondu à l'objectif d'une prise en charge rapide de ces créances.
Faits et procédure. Après la mise en redressement judiciaire d’une société, le tribunal a arrêté un plan de cession des actifs. Le prix de cession a été consigné entre les mains du mandataire judiciaire. La procédure collective a été convertie en liquidation judiciaire. Le liquidateur a alors saisi le Centre de gestion et d'études AGS (CGEA) d'une demande d'avance pour assurer le paiement des salaires et d'heures supplémentaires dû.
Le CGEA lui ayant partiellement opposé un refus en invoquant la subsidiarité de son intervention, le liquidateur l'a assigné devant le tribunal de la procédure collective pour obtenir le versement d'une somme correspondant au montant du solde ressortant du relevé des créances salariales.
La cour d’appel de Poitiers ayant fait droit aux demandes du liquidateur, l’UNEDIC, agissant en sa qualité de gestionnaire de l'AGS, a formé un pourvoi en cassation.
La question posée à la Cour, source d’une vive opposition entre les mandataires judiciaires et l’AGS était donc la suivante : en redressement et liquidation judiciaires, l’AGS doit-elle verser les fonds qui lui sont demandés par les mandataires ou les liquidateurs judiciaires sur la seule présentation du relevé des créances salariales des entreprises en difficulté ? Ou, au contraire avant de décider de verser les sommes qui lui sont demandées, l’AGS est-elle en droit de vérifier que les fonds dont disposent les entreprises en difficulté sont réellement insuffisants pour leur permettre de payer elles-mêmes leurs salariés ?
Décision. La Cour tranche en faveur des mandataires judiciaires.
Elle rappelle, d'une part, que selon l'article L. 3253-19, 1° et 3°, du Code du travail N° Lexbase : L1000H9W, en cas d'ouverture d'une procédure collective, il incombe au mandataire judiciaire d'établir le relevé des créances mentionnées aux articles L. 3253-2 N° Lexbase : L0955H9A et L. 3253-4 N° Lexbase : L0959H9E de ce code dans les dix jours suivant le prononcé du jugement d'ouverture et, pour les salaires et les indemnités de congés payés couvertes en application du 3° de l'article L. 3253-8 N° Lexbase : L7959LGU et les salaires couverts en application du dernier alinéa de ce même article, dans les dix jours suivant l'expiration des périodes de garantie prévues à ce 3° et ce, jusqu'à concurrence du plafond mentionné aux articles L. 3253-2, L. 3253-4 et L. 7313-8 N° Lexbase : L3442H9D du même code.
D'autre part, la Cour relève que l'article L. 3253-20 du Code du travail N° Lexbase : L5778IAA dispose, en son premier alinéa, que si les créances salariales ne peuvent être payées en tout ou partie sur les fonds disponibles avant l'expiration des délais prévus par l'article L. 3253-19, le mandataire judiciaire demande, sur présentation des relevés, l'avance des fonds nécessaires aux institutions de garantie mentionnées à l'article L. 3253-14 de ce code. Le second alinéa de ce texte prévoit pour sa part, qu'en cas d'ouverture d'une sauvegarde, le mandataire judiciaire justifie à ces institutions, lors de sa demande, que l'insuffisance des fonds disponibles est caractérisée, la réalité de cette insuffisance pouvant être contestée par l'AGS devant le juge-commissaire.
Dès lors, la Haute juridiction en conclut que faisant l'exacte application de ces textes, la cour d'appel a retenu, sans méconnaître les règles gouvernant l'administration de la preuve, ni la subsidiarité de l'intervention de l'AGS, que l'obligation de justification préalable par le mandataire judiciaire de l'insuffisance des fonds disponibles de la procédure collective et la possibilité de sa contestation immédiate par les institutions de garantie ne sont prévues qu'en cas de sauvegarde et en a déduit qu'en dehors de cette procédure, aucun contrôle a priori n'est ouvert à l'AGS, de sorte que, sur la présentation d'un relevé de créances salariales établi sous sa responsabilité par le mandataire judiciaire, et afin de répondre à l'objectif d'une prise en charge rapide de ces créances, l'institution de garantie est tenue de verser les avances demandées.
Ainsi, convient-il de distinguer selon que la demande de versement est effectuée dans le cadre d’une procédure de sauvegarde ou dans celui d’une procédure de redressement ou liquidation judiciaires, le contrôle a priori de l’AGS n’étant alors possible que dans le premier cas.
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Réf. : Cass. soc., 5 juillet 2023, n° 21-24.122, FS-B N° Lexbase : A330398T
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par Lisa Poinsot
Le 12 Juillet 2023
► Ni les dispositions légales applicables ni la jurisprudence ne s’opposent à la tenue à la même date de l’entretien d’évaluation et de l’entretien professionnel pourvu que, deux comptes rendus distincts soient rédigés et que, lors de la tenue de l’entretien professionnel, les questions d’évaluation ne soient pas évoquées.
Faits et procédure. Invoquant la survenue de plusieurs événements tragiques, dont de nombreux syndromes d’épuisement professionnel et plusieurs suicides, un CSE, la Fédération CFDT et l’UGICT-CGT saisissent le tribunal judiciaire pour faire juger que la société n’a pas respecté son obligation de sécurité et de prévention des risques professionnels et lui ordonner de mettre en place des mesures d’urgence pour lutter contre les risques psychosociaux. En outre, il est demandé d’ordonner à la société d’organiser les entretiens professionnels à une date distincte de la tenue des entretiens annuels d’évaluation et de leurs demandes en paiement de dommages et intérêts.
La cour d’appel relève qu’il est justifié que ces deux entretiens sont d’ores et déjà réalisés à une date distincte dans certains cas de figure, à savoir après une absence de longue durée et à la demande du collaborateur. Comme l’explique l’employeur, les salariés qui ne souhaitent pas que leur entretien professionnel se tienne le même jour que leur entretien annuel d’évaluation ont la possibilité de demander une dissociation à deux dates différentes, ce qui est accepté par les managers.
Elle retient que ni les dispositions légales applicables ni la jurisprudence n'imposent la tenue de ces entretiens à des dates différentes, la seule obligation résidant dans le fait de rédiger deux comptes rendus distincts, ce qui est le cas au sein de la société.
Un pourvoi est alors formé contre cette décision, soutenant que le salarié bénéficie tous les deux ans d'un entretien professionnel avec son employeur consacré à ses perspectives d'évolution professionnelle, notamment en termes de qualifications et d'emploi ; que cet entretien ne devant pas porter sur l'évaluation du travail du salarié et devant ainsi être distinct de celui relatif à l'évaluation de la prestation de travail du salarié, l'employeur ne peut y convoquer celui-ci à la suite, ou le même jour, de la tenue de son entretien d'évaluation.
La solution. Énonçant la solution susvisée, la Chambre sociale de la Cour de cassation considère que les moyens ne sont pas fondés, sur le fondement de l’article L. 6315-1, I du Code du travail N° Lexbase : L7678LQG, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2018-771 du 5 septembre 2018 N° Lexbase : L9567LLW.
Pour aller plus loin :
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par Pierre Tifine, Professeur de droit public à l’Université de Lorraine, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique, Doyen de la faculté de droit, économie et administration de Metz
Le 12 Juillet 2023
Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d’actualité de droit de l’administration numérique par Pierre Tifine, Professeur à l’Université de Lorraine et doyen de la faculté de droit économie et administration de Metz. Dans l’actualité on relèvera d’abord que la loi n° 2023-380 du 19 mai 2023, relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 et portant diverses autres dispositions, autorise une expérimentation très controversée des caméras dites « augmentées ». Le juge des référés du tribunal administratif de Montreuil a rendu une décision particulièrement intéressante concernant la conformité au RGPD de la télésurveillance des examens en ligne (TA Montreuil, 14 décembre 2022, n° 2216570). La CNIL sanctionne la société Doctissimo pour violation des dispositions relatives au consentement des personnes à la collecte et l’utilisation de leurs données de santé et au dépôt de cookies (CNIL, délibération n° SAN-2023-006 du 11 mai 2023). Elle sanctionne également la société Cityscoot pour la géolocalisation de scooters de location (CNIL, formation restreinte, délibération n° SAN-2023-003 du 16 mars 2023).
Sommaire
I. L’expérimentation des caméras dites « augmentées » autorisée par le législateur
Loi n° 2023-380 du 19 mai 2023, relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 et portant diverses autres dispositions
II. Télésurveillance des examens en ligne et conformité au RGPD
TA Montreuil, 14 décembre 2022, n° 2216570
CNIL, délibération SAN-2023-006, 11 mai 2023
IV. La société Cityscoot sanctionnée pour la géolocalisation de scooters de location
CNIL, formation restreinte, délibération SAN-2023-003 du 16 mars 2023
I. L’expérimentation des caméras dites « augmentées » autorisée par le législateur (Loi n° 2023-380 du 19 mai 2023, relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 et portant diverses autres dispositions N° Lexbase : L6792MHZ)
Les caméras dites « augmentées » ou « intelligentes » sont des dispositifs « constitués de logiciels de traitements automatisés d’images associés à des caméras » qui « permettent d’extraire diverses informations à partir de flux vidéo qui en sont issus » [1]. Elles sont donc plus performantes que les caméras biométriques qui permettent seulement la reconnaissance faciale et donc l’identification ou l’authentification d’une personne de manière unique, par comparaison avec un gabarit filmé ou existant. Elles permettent en effet, sans identifier une personne de manière unique, de repérer des comportements considérés comme « suspects » pouvant laisser présumer une infraction passée ou imminente, résultant par exemple d’attroupements ou de mouvements rapides d’individus dans un lieu donné. Les personnes peuvent ainsi être analysées de manière automatisée, en temps réel, afin de collecter certaines informations les concernant, ce qui peut donner lieu à un traitement massif de données à caractère personnel, et cela sans que les personnes concernées n’aient donné leur consentement. Elles représentent en conséquence un risque accru de surveillance généralisée des personnes par une analyse généralisée de leurs comportements.
C’est sur cette question que la CNIL a publié le 19 juillet 2022 une position consacrée aux conditions de déploiement de ces caméras dans l’espace public, en l’absence de réglementation européenne et nationale [2].
Dans l’attente d’un règlement européen sur l’intelligence artificielle [3], a été élaboré un projet de loi très controversé autorisant l’expérimentation des caméras augmentées dans le cadre des jeux Olympiques et Paralympiques de 2024. Dans une résolution du 3 février 2023 l’assemblée générale du Conseil national des barreaux s’est ainsi opposée à la mise en place « prétendument expérimentale » de la vidéosurveillance automatisée [4]. Cela n’a toutefois pas empêché l’adoption de la loi n° 2023-380 du 19 mai 2023, relative aux jeux Olympiques et Paralympiques de 2024 et portant diverses autres dispositions [5]. Dans sa décision du 17 mai 2023, le Conseil constitutionnel a validé ce dispositif en formulant toutefois des réserves d’interprétation [6].
Il est important de relever, en premier lieu, que le dispositif mis en œuvre, contrairement à ce que peut laisser entendre l’intitulé de la loi a un champ temporel qui n’est pas limité à la période des jeux Olympique et Paralympiques de Paris. L’article 10, I de la loi prévoit qu’elle s’étend, jusqu’au 31 mars 2025 aux « manifestations sportives, récréatives ou culturelles qui, par l’ampleur de leur fréquentation ou par leurs circonstances, sont particulièrement exposées à des risques d’actes de terrorisme ou d’atteintes graves à la sécurité des personnes ». Il s’agit ici plus précisément de réglementer les images collectées au moyen de caméras installées sur la voie publique [7] ou sur des aéronefs [8] avec ou sans personne à bord.
On rappellera ici que l’utilisation des caméras intelligentes s’est en effet déployée, dans un premier temps, en l’absence de cadre juridique spécifique. L’usage de drones par les services de police, ordonné par la préfecture de police de Paris dans le but de s’assurer du respect de l’obligation de confinement dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, avait ainsi été révélé en avril 2020 par le site Médiapart [9]. Le juge des référés du Conseil d’État, saisi dans le cadre de la procédure de référé liberté, avait ensuite enjoint à l’État de cesser, sans délai, de recourir à ce procédé [10]. Dans un avis du 20 septembre 2020 [11], la juridiction administrative suprême avait estimé que « la conciliation entre le respect de la vie privée et la sauvegarde de l’ordre public » nécessitait, comme cela avait été le cas pour la vidéoprotection et les caméras individuelles « de fixer un cadre législatif d’utilisation des caméras aéroportées par les forces de sécurité et les services de secours ».
Une première tentative d’encadrement avait été opérée par la loi n° 2021-646 du 25 mai 2021, pour une sécurité globale préservant les libertés N° Lexbase : L5930L4E. Les dispositions principales de l’article 47 de cette loi, concernant « les caméras installées sur des aéronefs circulant sans personne à bord » avaient toutefois été censurées par le Conseil constitutionnel [12].
Avait ensuite été adoptée la loi n° 2022-52 du 24 janvier 2022, relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure N° Lexbase : L7812MAL, qui a été validée par le Conseil constitutionnel, tout en faisant l’objet de plusieurs réserves d’interprétation [13]. Plus précisément, concernant la reconnaissance faciale, le Conseil constitutionnel a jugé que si « l’application du deuxième alinéa de l’article L. 242-4 du Code de la sécurité intérieure N° Lexbase : L8159MAG, les dispositifs aéroportés ne peuvent procéder à la captation du son, ni comporter de traitements automatisés de reconnaissance faciale (…) ces dispositions ne sauraient, sans méconnaître le droit au respect de la vie privée, être interprétées comme autorisant les services compétents à procéder à l’analyse des images au moyen d’autres systèmes automatisés de reconnaissance faciale qui ne seraient pas placés sur ces dispositifs aéroportés ». En d’autres termes, l’interdiction des traitements automatisés de reconnaissance faciale s’applique, quelle que soit la technique utilisée par les services compétents, ce qui apparaît conforme - s’agissant de données biométriques qui sont par nature des données sensibles - aux restrictions prévues par le droit de l’Union européenne [14] et par le droit national [15].
Ce contexte peu favorable a néanmoins conduit le Conseil constitutionnel à considérer que les dispositions de l’article 10,I de la loi du 19 mai 2023, qui organisent l’expérimentation du recours aux caméras augmentées sont conformes à la Constitution.
Les Sages ont d’abord observé que « pour répondre à l’objectif de valeur constitutionnelle de prévention des atteintes à l’ordre public, le législateur peut autoriser le traitement algorithmique des images collectées au moyen d’un système de vidéoprotection ou de caméras installées sur des aéronefs ». Ils relèvent que « si un tel traitement n’a ni pour objet ni pour effet de modifier les conditions dans lesquelles ces images sont collectées, il procède toutefois à une analyse systématique et automatisée de ces images de nature à augmenter considérablement le nombre et la précision des informations qui peuvent en être extraites ». En conséquence, « la mise en œuvre de tels systèmes de surveillance doit être assortie de garanties particulières de nature à sauvegarder le droit au respect de la vie privée ».
Dans l’ensemble, les garanties présentées par ce nouveau dispositif expérimental sont jugées suffisantes.
En particulier, les Sages relèvent que l’utilisation du dispositif est réservée « à des manifestations présentant des risques particuliers d'atteintes graves à l’ordre public et en excluent la mise en œuvre en cas de seuls risques d'atteintes aux biens ».
Ils relèvent aussi que l’appréciation des risques d’actes de terrorisme ou d’atteintes graves à la sécurité des personnes pèse sur « le représentant de l’État dans le département ou, à Paris, par le préfet de police », et cela « uniquement lorsque le recours au traitement est proportionné à la finalité poursuivie » [16]. Comme le relève le Conseil constitutionnel « la décision prise par le préfet doit être motivée et préciser notamment le responsable du traitement, la manifestation concernée, les motifs de la mise en œuvre du traitement, le périmètre géographique concerné ainsi que la durée de l'autorisation ». Cette décision peut également faire l’objet d’un recours devant le juge administratif, ce qui renforce encore les garanties pour les administrés.
En outre, la durée de l'autorisation de la mesure ne peut en principe excéder un mois, néanmoins renouvelable [17]. De même, si les conditions ayant justifié la délivrance de l’autorisation ne sont plus réunies, l’autorité compétente « peut suspendre l’autorisation ou y mettre fin à tout moment » [18]. C’est sur ce point que le Conseil constitutionnel émet une réserve d’interprétation en relevant que ce qui est défini comme une possibilité doit être interprété comme « obligeant le préfet à mettre fin immédiatement à une autorisation dont les conditions ayant justifié la délivrance ne sont plus réunies ». Reste à savoir si les préfets seront aussi vigilants sur le respect de cette obligation.
Enfin, la loi prévoit une information du public en cas d’autorisation de ces traitements algorithmiques, « sauf lorsque les circonstances l'interdisent ou que cette information entrerait en contradiction avec les objectifs poursuivis » [19].
En conséquence, les dispositions prévues par l'article 10 de la loi déférée ne sont pas entachées d’inconstitutionnalité.
II. Télésurveillance des examens en ligne et conformité au RGPD (TA Montreuil, 14 décembre 2022, n° 2216570 N° Lexbase : A573887N)
Le tribunal administratif de Montreuil est saisi dans le cadre de la procédure de référé-suspension par des étudiants et par l’association la Quadrature du Net qui lui demandent de suspendre la délibération du conseil de l’institut d’enseignement à distance de l’université Paris VIII relative à l’organisation des examens en ligne de la licence de psychologie pour l’année universitaire 2022-2023. Plus précisément, ce qui pose ici difficulté, c’est l’externalisation de la gestion des examens en ligne auprès d’un prestataire privé, la société Testwe, et les problématiques qu’elle soulève du point de vue du respect des données personnelles.
La condition d’urgence exigée par l’article L. 521-1 du Code de justice administrative N° Lexbase : L3057ALS ne pose pas ici de difficulté notable, eu égard à l’imminence des examens à la date à laquelle le juge statue. Ce qui est davantage débattu, c’est la seconde condition visée par ce même article qui soumet la suspension de la décision contestée à la démonstration « d’un moyen propre à créer, en l’état de l’instruction, un doute sérieux quant à la légalité de la décision ».
Si les modalités de fonctionnement du logiciel utilisé par la société Testwe étaient contestées par les requérants, c’est surtout au regard des principes du RGPD que le dispositif était critiqué. Plus précisément est en cause le fait que Testwe permet la surveillance automatisée et la vérification par un algorithme de l’identité des candidats. Bien que l’Université s’en défendait, il est évident que ces opérations sont assimilables à un traitement de données à caractère personnel qui se définit comme « une opération, ou ensemble d’opérations, portant sur des données personnelles » et cela « quel que soit le procédé utilisé » [20].
Ce qui est sanctionné ici c’est le principe dit de « minimisation des données », visé par l’article 5, 1 c) du RGPD (Règlement (UE) n° 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 N° Lexbase : L0189K8I) qui exige que les données à caractère personnel soient « adéquates, pertinentes et limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées ».
Plusieurs éléments du dispositif – dont il faut reconnaître qu’il est particulièrement intrusif – ont en effet été pointés par l’Association. Il a notamment été relevé que TestWe propose un système de reconnaissance faciale, une surveillance très étendue du lieu dans lequel l’étudiant se trouve, avec des photographies prises toutes les trois secondes et une analyse de celles-ci pour détecter un comportement suspect - qui pourrait le cas échéant donner lieu à une décision automatisée interdite par l’article 22 du RGPD - l’obligation de fixer l’écran, l’interdiction de quitter la pièce, etc. [21].
Cette décision invite à repenser la façon dont peuvent être organisés des examens en distanciel pour être conformes au RGPD. La méconnaissance totale de la réglementation par le responsable du traitement ne permet toutefois pas au tribunal d’apporter une réponse plus précise à cette question qui devra faire l’objet d’éclaircissements dans le futur. On notera ici que la CNIL devrait être en mesure d’apporter des éléments au débat dans le cadre du projet de référentiel en cours d’élaboration relatif à la télésurveillance des examens en ligne [22].
III. Doctissimo sanctionné pour violation des dispositions relatives au consentement des personnes à la collecte et l’utilisation de leurs données de santé et au dépôt de cookies (CNIL, délibération SAN-2023-006 du 11 mai 2023 N° Lexbase : X2417CQL)
Le 26 juin 2020, la CNIL a été saisie d’une plainte par l’association Privacy international, qui s’est donnée pour mission de responsabiliser les acteurs du numérique, concernant l’ensemble des traitements de données à caractère personnel des utilisateurs mis en œuvre par la société Doctissimo sur son site web dédié à la santé et au bien-être. L’association critique les modalités de dépôt des cookies sur le terminal des utilisateurs lorsqu’ils se rendent sur le site web, la base légale du traitement des données à caractère personnel des utilisateurs susceptibles d’être collectées sur le site web quand un utilisateur effectue des tests ayant pour thème la santé ainsi que l’obligation de transparence et de fourniture d’informations aux utilisateurs du site web et la sécurité des données des utilisateurs.
De fait, cela fait plusieurs années que des pratiques de cette société ont été dénoncées dans les médias. A notamment fait l’objet de critiques l’application « Ma grossesse » proposée par Doctissimo qui a envoyé des données de santé de ses utilisateurs (poids, taille, date d'accouchement) à des tiers comme localytics, Xiti et Google Analytics. De même, les nombreux quiz proposés sur le site permettent à des partenaires commerciaux de savoir lesquels ont été utilisés, alors que certains évoquent par exemple une possible dépression [23].
La CNIL relève pas moins de cinq manquements aux dispositions du RGPD.
a) Un manquement à l’obligation de conserver les données pour une durée limitée à l’objectif recherché [24] : en effet, Doctissimo conserve les données relatives aux tests réalisés par les internautes pendant 24 mois, puis 3 mois, à compter de leur réalisation. Pour la CNIL, ces durées de conservation sont excessives, car elles ne correspondent pas au strict besoin de la société qui collecte les données des tests afin de permettre à l’utilisateur de prendre connaissance des résultats, de les partager ainsi que de réaliser des statistiques agrégées. En outre, les données des utilisateurs dont le compte était inactif depuis plus de trois ans étaient également conservées sans aucune procédure d’anonymisation.
b) Un manquement à l’obligation de recueillir le consentement des personnes pour collecter leurs données de santé [25] : les données de santé sont des données dites « sensibles » et elles font en conséquence l’objet de garanties renforcées. Or ici, la société Doctissimo ne prévoyait aucun avertissement particulier ni mécanisme de recueil du consentement sur ses tests en ligne, qui auraient permis de s’assurer que l’utilisateur avait conscience et consentait au traitement de ses données de santé.
c) Un manquement à l’obligation d’encadrer par contrat les traitements effectués avec un autre responsable de traitement [26] : cette obligation, qui s’applique aux responsables conjoints de traitement, n’a pas été mise en œuvre par un document formalisé, alors pourtant que la société Doctissimo met en œuvre des traitements de données à caractère personnel avec d’autres sociétés, liées notamment à la commercialisation des espaces publicitaires sur le site web. Ce contrat, aurait notamment dû indiquer la répartition des obligations entre chaque responsable de traitement.
d) Un manquement à l’obligation d’assurer la sécurité des données personnelles [27] : la CNIL souligne que jusqu’en octobre 2019, la société utilisait un protocole de communication « http », qui n’est pas sécurisé et qui exposait en conséquence les données à des risques d’attaques informatiques ou de fuite. En outre, elle conservait les mots de passe des utilisateurs dans un format insuffisamment sécurisé, ceux-ci pouvant permettre d’accéder à l’espace personnel contenant notamment les nom, prénom, date de naissance, adresse électronique et sexe de la personne concernée.
e) Un manquement aux obligations liées à l’utilisation des cookies [28] : la CNIL a constaté le dépôt d’un cookie publicitaire sur le terminal de l’utilisateur sans son consentement dès son arrivée sur le site, ainsi que le dépôt de deux cookies publicitaires après avoir cliqué sur le bouton « TOUT REFUSER ». Il s’agit ici d’une violation manifeste de l’article 82 de la loi « informatique et libertés ». Cet article impose en effet que l’utilisateur soit informé de manière claire et complète « de la finalité de toute action tendant à accéder, par voie de transmission électronique, à des informations déjà stockées dans son équipement terminal de communications électroniques, ou à inscrire des informations dans cet équipement ». Il exige également que cette information porte sur « les moyens dont il dispose pour s’y opposer », ce qui n’était pas ici le cas.
Au regard de ces différents manquements, La CNIL prononce une sanction de 380 000 euros à l’encontre de la société Doctissimo.
IV. La société Cityscoot sanctionnée pour la géolocalisation de scooters de location (CNIL, formation restreinte, délibération SAN-2023-003 du 16 mars 2023 N° Lexbase : X2419CQN)
Cityscoot est une entreprise française qui propose des scooters électriques en libre-service pour une durée limitée dans plusieurs grandes villes françaises – dont Paris – italiennes et espagnoles. En 2020, Cityscoot a fait l’objet d’une enquête de la CNIL concernant notamment les données collectées, l’information et le recueil du consentement des utilisateurs avant leur inscription et de les lire sur leur équipement terminal de communication électronique. À cette occasion, la CNIL a constaté qu’au cours de la location d’un scooter par un particulier, la société collectait des données relatives à la géolocalisation du véhicule toutes les trente secondes et qu’elle conservait l’historique des trajets.
Conformément à l’article 56 du RGPD, la CNIL a informé l’ensemble des autorités de contrôle européennes de sa compétence pour agir en tant qu’autorité de contrôle chef de file concernant le traitement transfrontalier mis en œuvre par Cityscoot, à savoir la gestion des comptes utilisateurs et des outils mis en place par la société, résultant de ce que l’établissement principal de la société se trouve en France. Après échange entre la CNIL et les autorités de protection des données européennes dans le cadre du mécanisme de guichet unique, l’Espagne et l’Italie se sont déclarées concernées par ce traitement.
Dans la décision de la formation restreinte du 16 mars 2023, la CNIL a relevé plusieurs manquements de la société Cityscoot aux dispositions du RGPD et de la loi informatique et libertés.
a) Un manquement à l’obligation de veiller à la minimisation des données [29] qui implique que les données doivent être adéquates, pertinentes et non excessives au regard de l’objectif pour lequel elles sont collectées et utilisées : sur ce point la société Cityscoot énonçait plusieurs objectifs qui justifiaient, selon elle, les données collectées. Il s’agit : du traitement des infractions au Code de la route ; du traitement des réclamations clients ; du support aux utilisateurs afin d’appeler les secours en cas de chute ; de la gestion des sinistres et des vols. La CNIL considère toutefois qu’aucune de ces finalités ne justifie une collecte de données de géolocalisation aussi fine que celle effectuée par la société. En effet, cette pratique est très intrusive dans la vie privée des utilisateurs, dès lors qu’elle est susceptible de révéler leurs déplacements, leurs lieux de fréquentation ou encore la totalité des arrêts effectués au cours d’un parcours. La CNIL relève que la société pourrait proposer un service identique sans géolocaliser ses clients en quasi-permanence, ce qui caractérise un manquement au principe de minimisation des données.
b) Un manquement à l’obligation d’encadrer les traitements effectués par un sous-traitant par un contrat [30] : l’article 28.3 du RGPD impose qu’un tel contrat définisse l’objet et la durée du traitement, sa nature et sa finalité, le type de données à caractère personnel, les catégories de personnes concernées ainsi que les obligations et les droits du responsable de traitement. Ce contrat doit prévoir en outre les conditions dans lesquelles le sous-traitant s’engage à effectuer pour le compte du responsable de traitement les opérations de traitement. Or, ce socle minimal de clauses n’était pas présent dans la quinzaine de contrats conclus par la société Cityscoot avec des sous-traitants, notamment concernant les mesures de sécurité à mettre en place ou encore le sort des données en cas de résiliation des contrats.
c) Un manquement à l’obligation d’informer l’utilisateur et d’obtenir son consentement avant d’inscrire et de lire des informations sur son équipement personnel [31] : la CNIL relève sur ce point que la société avait recours à un mécanisme de reCAPTCHA, fourni par la société Google, lors de la création du compte sur l’application mobile ainsi que lors de la connexion et la procédure de mot de passe oublié sur le site web. Ce mécanisme fonctionne avec une collecte d’informations matérielles et logicielles, notamment les données sur les appareils et les applications. Or, la société ne fournissait aucune information à l’utilisateur et ne recueillait pas son consentement préalable, que ce soit pour accéder aux informations stockées sur son équipement ou pour écrire des informations sur celui-ci.
Pour toutes ces raisons, la CNIL a prononcé une sanction de 125 000 euros à l’encontre de la société Cityscoot.
[1] CNIL, Caméras dites « intelligentes » ou « augmentées » dans les espaces publics, Position sur les conditions de déploiement, 19 juillet 2022.
[2] Ibid.
[3] PE et Cons. UE, proposition de règlement, 21 avril 2021, établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle (législation sur l’intelligence artificielle) et modifiant certains actes législatifs de l’Union, EUR-Lex.
[5] JO, 20 mai 2023, texte n° 3.
[6] Cons. const., décision n° 2023-850 DC du 17 mai 2023 N° Lexbase : A69879UC.
[7] CSI, art. L. 252-1 N° Lexbase : L7163MHR.
[8] CSI, art. L. 242-1 N° Lexbase : L8132MAG et s.
[9] C. Le Foll et C. Pouré, Avec le confinement, les drones s'immiscent dans l'espace public, Médiapart, 25 avril 2020.
[10] CE, 18 mai 2020, n° 440442 N° Lexbase : A64093LX, AJDA 2020, p. 1552, note Bioy, D. 2020, p. 1336, obs. Dupont et note Audit et p. 1262, obs. W. Maxwell et C. Zolynski, AJCT, 2020, p. 530, obs. R. Perray et H. Adda, Dalloz IP/IT, 2020, p. 573, obs. C. Rotily et L. Archambault, RTD eur., 2020, p. 956, obs. A. Bouveresse.
[11] CE, avis, 20 septembre 2020, n° 401214 N° Lexbase : A49614IL ; v. aussi, CNIL, 12 janvier 2021, délibération SAN-2021-003 N° Lexbase : X4644CMX.
[12] Cons. const., décision n° 2021-817 DC du 20 mai 2021 N° Lexbase : A25374SR, AJDA, 2021, p. 1482, étude M. Verpeaux, p. 1490, étude B. Faure et p. 1502, étude X. Latour, note J. de La Porte des Vaux, D. 2021, p. 1228, obs. E. Debaets et N. Jacquinot, AJCT, 2021, p. 274, obs. G. Pailler.
[13] Cons. const., décision n° 2021-834 DC du 20 janvier 2022 N° Lexbase : A83077II.
[14] V. RGPD, art. 9 et Directive « police-justice » (UE) 2016/680 du 27 avril 2016 N° Lexbase : L9729K7H, transposée au titre III de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés N° Lexbase : L8794AGS.
[15] Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, relative à l’informatique et aux libertés, art. 89, II.
[16] art. 10, VII)
[17] art. 10, VII, 5°
[18] art. 10, VIII, al. 2.
[19] art. 10, III.
[21] Mobilisation étudiante contre TestWe, l'entreprise qui veut technopoliser l'Université, La Quadrature du Net, 2 décembre 2022.
[22] CNIL, projet de recommandation relative aux modalités de mise en œuvre des dispositifs de télésurveillance pour les examens en ligne.
[23] Cash Investigation s'intéresse à l'exploitation des données personnelles, Nextimpact, mai 2021.
[24]RGPD, art. 5.1.e.
[25] RGPD, art. 9.
[26] RGPD, art. 26.
[27] RGPD, art. 32.
[28] Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, art. 82.
[29] RGPD, art. 5.1.c.
[30] RGPD, art. 28.3.
[31] Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, préc., art. 82.
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Réf. : CE, 1°-4° ch. réunies, 5 juillet 2023, n° 465478, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A376098R
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par Yann Le Foll
Le 12 Juillet 2023
► Le destinataire d’une décision individuelle non assortie de la mention des voies et délais de recours et qui veut la contester ne peut, si lui-même saisit à tort la juridiction judiciaire, saisir le juge administratif que dans un délai de deux mois à compter de la décision irrévocable d'incompétence de la juridiction judiciaire.
Rappel. Le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l'effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d'une telle notification, que celui-ci a eu connaissance.
En une telle hypothèse, si le non-respect de l'obligation d'informer l'intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l'absence de preuve qu'une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par l'article R. 421-1 du Code de justice administrative N° Lexbase : L4139LUT, le destinataire de la décision ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d'un délai raisonnable.
En règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait, sous réserve de l'exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu'il en a eu connaissance (CE, Ass., 13 juillet 2016, n° 387763 N° Lexbase : A2114RXL).
Précision CE. Ce délai raisonnable est opposable au destinataire de la décision lorsqu'il saisit la juridiction judiciaire, alors que la juridiction administrative était compétente, dès lors qu'il a introduit cette instance avant son expiration.
Décision. Ce requérant est ensuite recevable à saisir la juridiction administrative jusqu'au terme d'un délai de deux mois à compter de la notification ou de la signification de la décision par laquelle la juridiction judiciaire s'est, de manière irrévocable, déclarée incompétente (voir pour la même solution concernant un titre exécutoire, CE, 3°-8° ch. réunies, 31 mars 2022, n° 453904, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A10247SQ.
Pour aller plus loin : v. ÉTUDE, Les délais de recours contentieux, Le délai de saisine de la juridiction compétente, in Procédure administrative (dir. C. De Bernardinis), Lexbase N° Lexbase : E4968EXB. |
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Réf. : CE 9° et 10° ch.-r., 20 juin 2023, n° 465114, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A0955947
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par Maxime Loriot, Notaire Stagiaire - Doctorant en droit international privé à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Le 18 Juillet 2023
► C’est dans un contexte jurisprudentiel relativement fourni que le Conseil d’État était amené à apprécier un litige relatif au droit du contribuable de présenter ses observations dans le cadre d’un litige impliquant des cotisations de taxe foncière sur les propriétés bâties.
Le contentieux relatif au rehaussement effectué dans le cadre d’une procédure de rectification par l’administration fiscale, a été traité récemment en jurisprudence par plusieurs arrêts. D’une part, dans un arrêt rendu le 23 mars 2005 (CE 9° et 10° s.-sect. réunies, 23 mars 2005, n° 260897, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A3918DHL), le Conseil d’État avait estimé que le débiteur doit avoir été mis à même de présenter des observations si l’imposition excède celle qui résulterait des déclarations déposées. Cette obligation n’implique toutefois aucune obligation pour l'administration fiscale d’inviter le redevable à présenter ses observations avant l’établissement de toute imposition. D’autre part, dans un arrêt rendu le 18 mars 2020 (Cass. com., 18 mars 2020, n° 17-20.596, FS-P+B N° Lexbase : A49223KI), la Chambre commerciale de la Cour de cassation a estimé qu’il résulte du principe du respect des droits de la défense, que les destinataires de décisions qui affectent de manière sensible leurs intérêts, doivent être mis en mesure de faire connaître utilement leur point de vue quant aux éléments sur lesquels l'administration entend fonder sa décision. Par ailleurs, par un arrêt rendu le 30 décembre 2021 (CE 1° et 4° ch. réunies, 30 décembre 2021, n° 437653, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A40657HZ), le Conseil d’État avait jugé que le procès-verbal à l’appui duquel une sanction est prise doit être communiqué au contribuable par l'administration fiscale dans un délai raisonnable avant la sanction. |
Rappel des faits et procédure
Question de droit. Le Conseil d’État était amené à trancher la question inédite suivante : L’administration fiscale est-elle tenue d’informer expressément le contribuable de sa faculté de présenter ses observations suite à un rehaussement d’imposition, conformément au principe du respect des droits de la défense ?
Solution
Le Conseil d’État rend un arrêt de rejet. Les juges rappellent tout d’abord le principe selon lequel lorsqu’une imposition est assise sur la base d’éléments qui doivent être déclarés par le redevable, l’administration fiscale ne peut établir, à la charge de celui-ci, des droits excédant le montant de ceux qui résulteraient des éléments qu’il a déclarés qu’après l’avoir, conformément au principe général des droits de la défense, mis à même de présenter ses observations.
De plus, le respect de ce principe n’emporte pas l’obligation, pour l'administration, d’informer expressément le contribuable de sa faculté de présenter ses observations avant d’établir ces droits.
En l’espèce, les juges du Conseil d’État estiment qu’au vu des éléments communiqués au redevable quant aux rectifications apportées aux valeurs locatives, la société était en mesure de présenter utilement ses observations. Elle n’avait ainsi pas été induite en erreur par la mention figurant dans le courrier du 19 janvier 2018 selon laquelle les futurs avis d’imposition résultant de l’évaluation pourraient être contestés après réception.
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Réf. : Loi n° 2023-567, du 7 juillet 2023, visant à favoriser l'accompagnement psychologique des femmes victimes de fausse couche N° Lexbase : L1128MIM
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N6244BZB
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par Laïla Bedja
Le 12 Juillet 2023
► La loi du 7 juillet 2023, publiée au Journal officiel du 8 juillet 2023, instaure plusieurs mesures pour soutenir les femmes après une fausse couche (interruption spontanée de grossesse).
Indemnités journalières. En matière sociale, la loi prévoit à l’article L. 323-1-2 du Code de la Sécurité sociale, la possibilité pour les femmes victimes d’une fausse couche de bénéficier des indemnités journalières sans délai de carence pendant leur arrêt de travail. Cette mesure s’appliquera aux arrêts de travail prescrits à compter d’une date prévue par décret, et au plus tard du 1er janvier 2024.
Protection contre le licenciement. Le législateur a aussi prévu une protection contre le licenciement pendant les dix semaines suivant la fausse couche médicalement constatée ayant eu lieu entre la quatorzième et la vingt-et-unième semaine d’aménorrhée incluses. Toutefois, l’employeur conserve la possibilité de licencier en cas de faute grave de la salariée ou de son impossibilité de maintenir le contrat pour un motif étranger à l’interruption spontanée de grossesse (C. trav., art. L. 1225-4-3).
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Réf. : Cass. civ. 3, 6 juillet 2023, n° 22-13.179, FS-B N° Lexbase : A367798P
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par Anne-Lise Lonné-Clément
Le 17 Juillet 2023
► L'importance de la servitude occulte exigée par l'article 1638 du Code civil ne conditionne que la résiliation de la vente, et non l'indemnisation du préjudice pouvant résulter pour l'acquéreur de toute servitude non apparente non déclarée lors de la vente ; l'indemnisation est alors appréciée par le juge en fonction de l'existence et de l'importance du préjudice en résultant pour l'acquéreur.
Voilà une précision intéressante, inédite à notre connaissance, apportée par la troisième chambre civile de la Cour de cassation, pour l’application de l’article 1638 du Code civil N° Lexbase : L1740AB3 concernant la révélation des servitudes occultes.
Aux termes de ce texte « Si l'héritage vendu se trouve grevé, sans qu'il en ait été fait de déclaration, de servitudes non apparentes, et qu'elles soient de telle importance qu'il y ait lieu de présumer que l'acquéreur n'aurait pas acheté s'il en avait été instruit, il peut demander la résiliation du contrat, si mieux il n'aime se contenter d'une indemnité ».
Selon la Haute juridiction, cette disposition, qui figure au nombre des articles régissant la garantie en cas d'éviction, est une application du principe général posé par l'article 1626 du même code N° Lexbase : L1728ABM, selon lequel le vendeur, dont l'obligation légale est d'assurer à l'acquéreur la possession paisible de la chose vendue, est obligé de droit à le garantir de l'éviction qu'il souffre dans la totalité ou partie de l'objet vendu ou des charges prétendues sur cet objet et non déclarées lors de la vente.
Il s’ensuit, comme indiqué supra, que l'importance de la servitude occulte exigée par l'article 1638 précité ne conditionne que la résiliation de la vente, et non l'indemnisation du préjudice pouvant résulter pour l'acquéreur de toute servitude non apparente non déclarée lors de la vente. L'indemnisation est alors appréciée par le juge en fonction de l'existence et de l'importance du préjudice en résultant pour l'acquéreur.
La Cour régulatrice censure alors l’arrêt rendu par la cour d’appel de Chambéry qui, pour rejeter la demande d'indemnisation des acquéreurs, avait retenu que l'acquisition du tènement immobilier n'était pas conditionnée à la possibilité de réalisation d'une extension du bâtiment et que la présence de la servitude occulte ne revêtait pas le critère d'importance exigé par l'article 1638 du Code civil pour l'obtention de la résiliation du contrat ou d'une indemnité. En statuant ainsi, alors qu'elle n'était saisie que d'une demande de dommages-intérêts, la cour d'appel a violé le texte susvisé.
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Réf. : Cass. civ. 2, 3 arrêts, 17 mai 2023, n° 21-19.356, F-B N° Lexbase : A39689UI, n° 21-16.167, F-B N° Lexbase : A39659UE et n° 21-17.853, F-B N° Lexbase : A39699UK - TJ Paris, 2 jugements, JEX, 23 mars 2023, n° 22/00171 N° Lexbase : A29139WS et n° 21/00295 N° Lexbase : A29169WW
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par Frédéric Kieffer, Avocat au Barreau de Grasse, Membre du Conseil de l’Ordre, Président d’honneur de l’AAPPE
Le 12 Juillet 2023
Mots-clés : saisie immobilière • commandement • proportionnalité • titre exécutoire • office du JEX • clauses abusives • démembrement de copropriété • donation • droit de suite
Un petit florilège de décisions récentes de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation et du juge de l’exécution du tribunal judiciaire de Paris en matière de saisie-immobilière.
Voilà un arrêt aussi inattendu qu’important en pratique. Moins de deux mois plus tôt la même chambre avait jugé que si le commandement de payer valant saisie, qui est un acte interruptif au sens de l’article 2244 du code civil, était annulé, l’assignation à l’audience d’orientation qui faisait suite à ce commandement ne conservait pas davantage un effet interruptif au sens de l’article 2242 du Code civil N° Lexbase : L7180IA8 (Cass. civ. 2, 23 mars 2023, n° 21-20.447, F-B N° Lexbase : A39509KI). La solution est identique pour le commandement jugé caduc. Mais qu’en est-il pour le commandement de payer valant saisie publié au service de la publicité foncière et non suivi d’effet (pas d’assignation à l’audience d’orientation, pas de dépôt du cahier des conditions de vente) puis radié à l’initiative du créancier poursuivant ?
La deuxième chambre répond à cette question : le commandement de payer aux fins de saisie immobilière, publié sans être suivi d'effet puis radié à la demande de la banque qui en a donné mainlevée, conserve un effet interruptif de prescription puisqu’il ne peut plus être déclaré nul ou caduc.
Conseil pratique : Pour conserver un effet interruptif au commandement de payer valant saisie il est conseillé de prendre l’initiative de sa radiation avant qu’il ne soit jugé nul ou caduc. Une fois radié, le juge de l’exécution perd tout pouvoir juridictionnel. |
La procédure d’exécution forcée immobilière du droit local alsacien-mosellan n’est pas moderne puisqu’elle est régie par une loi bientôt centenaire (loi du 1er juin 1924 N° Lexbase : L7971GTE), la partie saisie disposant d’une protection moins étendue que dans la procédure applicable dans la vieille France. Devant cette situation, une partie saisie s’est insurgée au visa de l'article 8, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales N° Lexbase : L4798AQR qui pose que toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance et de l’article 8, § 2 qui impose un devoir de non-ingérence de l’autorité publique.
La Cour de cassation n’est pas séduite pas cette argumentation et considère que le débiteur saisi dispose d'un recours juridictionnel lui permettant de contester l'ordonnance d'exécution forcée rendue sur la requête du créancier poursuivant et n'alléguant pas du caractère disproportionné de la mesure diligentée à son encontre, l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales n’est pas méconnu.
Conseil pratique : Le prochain saisi qui entend contester la procédure d’exécution forcée applicable dans les départements du Bas-Rhin, du Haut-Rhin et de la Moselle serait bien inspiré de démontrer le caractère disproportionné de l’ingérence de l’autorité publique et l’inégalité avec le reste du pays. |
C’est pourtant une évidence puisqu’une procédure de saisie immobilière ne peut être mise en œuvre qu’en vertu d’un titre exécutoire pourquoi le jugement d’orientation serait-il un titre exécutoire qui pourrait se substituer à titre exécutoire servant de fondement aux poursuites ? C’est pourtant ce qu’a audacieusement soutenu un créancier pour tenter de se dérober à une condamnation. Ce créancier avait poursuivi une saisie immobilière jusqu’à son terme, sans être totalement désintéressé par le prix d’adjudication. Quelques années plus tard, la partie saisie obtient un arrêt condamnant le créancier à lui verser des dommages-intérêts pour manquement à l’obligation d’information et fait délivrer un commandement aux fins de saisie-vente. Le créancier lui oppose la compensation avec le solde de sa créance non-réglée par le prix d’adjudication perçu six années auparavant.
Le saisi se prévaut de la prescription de ce solde de créance et le créancier originaire soutient que le jugement d’orientation ayant mentionné le montant de la créance, il constitue un titre exécutoire se prescrivant par dix ans en vertu de l’article L. 111-4 du Code des procédures civiles d’exécution N° Lexbase : L5792IRX.
Il n’est pas suivi par la Cour de cassation qui précise que le jugement d’orientation dont l’objet est de vérifier que le créancier dispose d’un titre exécutoire et de mentionner la créance retenue ne constitue pas un titre exécutoire au sens de l'article L. 111-4 du Code des procédures civiles d'exécution [1].
Conseil pratique : Lorsque le prix d’adjudication ne solde pas la créance en totalité, il appartient au créancier de poursuivre le solde avant la prescription encourue, laquelle recommence à courir soit à compter de l’ordonnance d’homologation du projet de distribution en présence de plusieurs créanciers, soit jusqu'à l'expiration du délai de quinze jours suivant la notification du paiement ou, le cas échéant, jusqu'à la date de la décision tranchant la contestation formée dans ce délai (dans ce sens Cass. civ. 2, 2 mars 2023, n° 20-20.776, F-B N° Lexbase : A23899GL) [2]. |
Ce jugement d’orientation illustre les nouveaux pouvoirs juridictionnels du juge de l’exécution en matière de clauses abusives sous l’inspiration des décisions de la Cour de Justice de l’Union Européenne, office confirmé récemment par la deuxième chambre civile retenant que lorsqu'il est saisi d'une contestation relative à la créance dont le recouvrement est poursuivi sur le fondement d'un titre exécutoire relatif à un contrat, le juge de l'exécution est tenu, même en présence d'une précédente décision revêtue de l'autorité de la chose jugée sur le montant de la créance, sauf lorsqu'il ressort de l'ensemble de la décision revêtue de l'autorité de la chose jugée que le juge s'est livré à cet examen, et pour autant qu'il dispose des éléments de droit et de fait nécessaires à cet effet, d'examiner d'office si les clauses insérées dans le contrat conclu entre le professionnel et le non-professionnel ou consommateur ne revêtent pas un caractère abusif (Cass. civ. 2, 13 avril 2023, n° 21-14.540, FS-B+R N° Lexbase : A02289P7).
Dans l’espèce soumise au juge de l’exécution parisien, plusieurs clauses de pénalités stipulées à l’acte de prêt ont été considérées comme abusif et réputées non-écrites.
Conseil pratique : s’assurer de l’absence de clauses abusives avant d’engager la procédure. |
Ce jugement d’orientation présente un intérêt pratique car il aborde les sujets du démembrement de propriété, du droit de suite et de la publicité foncière.
Un créancier poursuit une saisie immobilière portant sur un bien appartenant à son débiteur sur lequel elle avait pris une inscription d’hypothèque mais qui par la suite avait fait l’objet d’une donation de la nue-propriété. L’hypothèque ayant été inscrite le 21 juillet 2014 et la donation publiée le 4 août 2014, à la date de l’inscription d’hypothèque le bien appartenait en pleine propriété au débiteur et le créancier ayant, à compter de son inscription, acquis un droit de suite, sa procédure de saisie immobilière portant sur l’ensemble du bien était régulière.
Conseil pratique : en présence d’un démembrement de propriété il est conseillé de bien examiné les dates de publication des inscriptions hypothécaires et des actes de transfert de propriété avant d’engager les hostilités. |
[1] A. Martinez-Ohayon, Saisie immobilière : jugement d’orientation vs titre exécutoire, Lexbase Droit privé, mai 2023, n° 947 N° Lexbase : N5503BZT.
[2] I. Faivre, Fin de l’effet interruptif de prescription en matière de saisie immobilière lors de la distribution du prix : quelles dates, quelles formalités ?, Lexbase Contentieux et recouvrement, mars 2023, n° 1 N° Lexbase : N4818BZH.
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