La lettre juridique n°538 du 5 septembre 2013

La lettre juridique - Édition n°538

Éditorial

"Esprit de contradiction, fredaines, méfiance joyeuse, raillerie sont signes de santé ; toute forme d'absolu relève de la pathologie"*

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


Chaque période estivale apporte son lot d'imprévus et d'échauffements. La période est propice aux changements et bonnes résolutions ; pourtant, la faille spatio-temporelle aoûtienne passée, l'actualité, juridique en particulier, reprend son flot tout empreint de contradictions, de contrariétés et de contraires. Il marque ainsi du sceau de l'inintelligibilité l'action gouvernementale, elle-même, et finalement les rapports sociaux.

Contradictions. Près de 600 couples de même sexe ont convolé en justes noces depuis l'adoption de la loi relative au mariage pour tous. Il y aurait autant de couples d'hommes que de couples féminins qui se seraient laissés tenter par l'union maritale. Le "marché" n'est pas bien important, mais suffisant pour que l'on relève des propositions idoines de services à la personne : la "location de seins". L'allaitement est à nouveau à la mode depuis quelques années déjà, et il n'y aurait pas de raison pour que les nouveaux-nés des couples homosexuels masculins ne puissent pas bénéficier des bienfaits du lait maternel. Cet "allaitement mercenaire" ferait ainsi son retour, après que la duchesse d'Epinay l'ait relégué aux oubliettes de la mode. La "mère de lait" chère à la noblesse du Moyen-Age et aux couches sociales favorisées de l'ère industrielle, réapparaîtrait sans que l'on puisse juridiquement véritablement l'en empêcher. Pour autant, que l'on "loue son sein" aux fins d'allaitement ou que l'on "loue son utérus" aux fins de procréation, quelle différence quant à l'aliénation temporaire du corps humain contre rémunération ? Quid de l'avenir de la gestation pour autrui et de la commercialisation des produits du corps humain ?

En même temps, "ni la contradiction n'est marque de fausseté, ni l'incontradiction n'est marque de vérité" écrivait Pascal (in Pensées sur la religion).

Contrariétés. La cour d'appel de Nancy a condamné l'Etat à indemniser un agriculteur atteint d'un cancer provoqué par des substances toxiques contenues dans des pesticides et herbicides, la Commission d'indemnisation des victimes d'infraction (CIVI) y étant, elle-même, favorable. On apprend que les magistrats reconnaissent que des fautes avaient été commises par les fabricants de produits phytosanitaires ; fautes qui auraient dû être couvertes par le fonds de garantie de l'Etat. Seulement, avec une trentaine d'agriculteurs malades après avoir été exposés aux mêmes produits toxiques ayant engagé des procédures similaires, l'Etat ne veut pas que "jurisprudence soit faite". Le danger qu'a et constitue encore l'amiante aura passablement échaudé les finances publiques et l'Etat, tout principe de précaution qui soit, n'autorise pas moins d'une dizaine de pesticides et autres produits dangereux... contre l'avis des experts. Le risque est donc grand pour le Trésor. Au même moment, le Conseil d'Etat retoquait également l'Etat pour avoir tiré, cette fois-ci, haro trop top. Le Haut conseil marquait le pas, en référé, dans la saga automobile de l'été, en suspendant la décision administrative d'interdire les immatriculations de 60 % des modèles de la marque Mercedes utilisant un gaz de refroidissement non-conforme à celui exigé par l'Union européenne, mais dont les effets néfastes pour l'environnement n'en sont pas pour autant démontrés... Pire, il semblerait même que le gaz incriminé soit moins dangereux que celui labellisé par l'Union. Un Etat contrarié donc, qui effectuera sa reprise sur le banc communautaire sous le joug de deux probables condamnations par la Cour de justice concernant le régime d'imposition des dividendes... remises en cause qui pourraient lui coûter quelques 10 milliards d'euros.

Et, l'on passera sous silence les cacophonies d'une réforme pénale déjà mal engagée : "l'ironie n'enlève rien au pathétique. Elle l'outre au contraire" pensait Flaubert.

Contraires. Cet été disparaissait l'un des ténors tant décriés de la profession d'avocat. Pourtant converti à l'Islam, se retrouvaient autour de son cercueil dans une église germanopratine tous et leurs contraires : d'autres ténors défendant les droits et libertés tout azimut, des anti-liberticides, des anticolonialistes, des antisémites, des antisionistes, des politiques chevronnés et corrompus, des malfrats professionnels et réhabilités. Tous s'accordaient finalement sur le pouvoir et le devoir de défendre l'indéfendable. La somme des contraires s'éteignait donc ; mais sans doute avaient-ils lu Chateaubriand : si "les vivants ne peuvent rien apprendre aux morts ; les morts, au contraire, instruisent les vivants" (in Mémoires d'outre-tombe).

Bonne reprise et bonne lecture avec les éditions juridiques Lexbase.

* Nietzsche, Par delà le bien et le mal

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Avocats/Responsabilité

[Chronique] Chronique de responsabilité professionnelle - Septembre 2013

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par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI)

Le 05 Septembre 2013

Lexbase Hebdo - édition professions vous propose, cette semaine, la Chronique de responsabilité professionnelle réalisée par David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI). Au sommaire de cette nouvelle chronique, l'auteur a choisi, en premier lieu, un arrêt en date du 3 juillet 2013, rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation qui énonce que l'avocat n'est pas tenu de prendre spontanément l'initiative de s'assurer de la sincérité des affirmations du cédant (Cass. civ. 1, 3 juillet 2003 n° 12-22.665, F-D). En second lieu, le Professeur Bakouche s'est arrêté sur une décision de la cour d'appel de Paris, datée du 3 juillet 2013, aux termes de laquelle les juges parisiens énoncent que la perte de chance subie par le justiciable privé de la possibilité de faire valoir ses droits par la faute d'un avocat se mesure à la seule probabilité de succès de la diligence omise (CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 3 juillet 2013, n° 11/19652).
  • L'avocat n'est pas tenu de prendre spontanément l'initiative de s'assurer de la sincérité des affirmations du cédant (Cass. civ. 1, 3 juillet 2003, n° 12-22.665, F-D N° Lexbase : A5485KIY)

On ne reviendra pas ici, pour y avoir déjà insisté à plusieurs reprises, sur l'importance du devoir d'information et de conseil qui pèse sur l'avocat, dont la violation constitue évidemment une faute susceptible d'engager sa responsabilité civile, peu important d'ailleurs, à cet égard, que l'avocat, investi d'une mission d'assistance et de représentation, le soit en vertu d'un mandat ad litem, c'est-à-dire d'un mandat général l'obligeant, dans le cadre de l'activité judiciaire, à accomplir tous les actes et formalités nécessaires à la régularité de forme et de fond de la procédure, ou bien d'un mandat ad negotia, c'est-à-dire d'un mandat qui peut n'avoir aucun lien avec une procédure judiciaire ou bien être l'accessoire ou une extension du mandat ad litem. Encore faut-il, pour qu'il soit jugé responsable, qu'un manquement puisse lui être imputé, ce qui suppose qu'il ait effectivement inexécuté son devoir d'information et de conseil. Il est des circonstances dans lesquelles, précisément, un tel manquement ne peut lui être reproché, faute de pouvoir considérer qu'il était tenu d'informer son client. Un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation en date du 3 juillet 2013 en constitue un exemple.

En l'espèce, le titulaire de parts sociales les cède, la cession des parts étant reçue par l'avocat qui avait établi l'acte de cession ainsi qu'un acte de garantie de passif aux termes duquel le cédant indiquait qu'il ne connaissait aucun passif, dette ou obligation quelconque, échu ou à échoir. L'acte mentionnait également que la société dans laquelle le cédant avait les parts cédées était titulaire d'un bail commercial avec cette précision qu'il n'était dû aucun arriéré ou charges et qu'aucune sommation d'exécuter l'une quelconque des charges et conditions du bail ni aucun congé ou dénonciation du droit à la location n'avaient été délivrés par le bailleur, avec qui il n'existait aucun différend. Mais les choses ont mal tourné et, comme cela arrive hélas parfois, le cessionnaire a recherché la responsabilité de l'avocat à qui il reprochait d'avoir manqué à ses obligations en ne vérifiant pas la validité du bail commercial de la société, et le montant du solde dû au titre des échéances du crédit vendeur, ou des autres créances non échues. En clair, il lui reprochait de ne pas s'être assuré de l'efficacité du bail et de ne pas l'avoir alerté de l'existence d'un passif social non déclaré, notamment, au titre de loyers impayés. La cour d'appel d'appel d'Aix-en-Provence, par un arrêt en date du 22 mai 2012, a effectivement accueilli cette demande, et décidé, pour juger que l'avocat avait manqué à son devoir de conseil et ainsi privé son client de la possibilité de renoncer à l'opération ou de la négocier à d'autres conditions, que le rédacteur d'actes aurait dû vérifier la bonne exécution des obligations locatives en se renseignant auprès du bailleur, ce qui lui aurait permis d'apprendre qu'un commandement de payer visant la clause résolutoire insérée dans le bail avait été délivré à la société et que l'arriéré de loyers s'élevait à près de 18 000 euros. Le pourvoi formé contre cet arrêt faisait essentiellement valoir deux séries d'arguments :

- d'abord que si l'avocat rédacteur d'un acte juridique doit assurer la validité et la pleine efficacité de son acte, cette obligation est nécessairement limitée à l'acte en cause, la validité et l'efficacité d'une cession de parts sociales étant indépendante de la validité d'un bail en cours, ou des difficultés que ce dernier peut présenter dans son exécution, et d'en déduire qu'en imputant à l'avocat un défaut d'information quant à un arriéré de loyers du bail commercial liant la société à son bailleur, ce qui ne remettait pas en cause la validité de la cession des parts sociales ou la régularité de leur transmission, l'avocat n'ayant pas été chargé par les parties de la cession du bail commercial, mais de la cession des parts sociales de la société, la cour d'appel aurait violé l'article 1147 du Code civil (N° Lexbase : L1248ABT) ;

- ensuite que les parties étant présumées agir de bonne foi, l'avocat rédacteur d'un acte n'est pas tenu de vérifier l'exactitude des déclarations qui lui sont faites par son mandant ; or, au cas présent, dans l'acte de cession de parts sociales, le cédant et mandant de l'avocat déclarait, dans le paragraphe consacré à la garantie de passif, qu'il n'était dû aucun arriéré de loyers ou de charges, de telle sorte qu'en déclarant l'avocat fautif pour n'avoir pas vérifié l'existence d'un arriéré de loyers ou de charges de la société, alors que son mandant avait déclaré à l'acte qu'il n'existait aucun arriéré de loyers ou de charges, la cour d'appel aurait, encore une fois, violé l'article 1147 du Code civil.

Cette argumentation a manifestement convaincu la Cour de cassation qui, sous le visa de l'article 1147 du Code civil, casse l'arrêt de la cour d'appel, au motif "qu'en se déterminant ainsi, sans préciser en quoi les éléments dont disposait l'avocat, qui n'était pas tenu de prendre spontanément l'initiative de s'assurer de la sincérité des affirmations du cédant, étaient de nature à éveiller ses soupçons quant à l'existence de cette dette occultée, la cour d'appel a privé sa décision base légale".

La solution nous paraît parfaitement justifiée, à supposer tout de même de bien en saisir la portée. L'arrêt ne dit pas, en effet, que, dans ce genre de situation, l'avocat n'est, à coup sûr, pas responsable au motif qu'il ne serait pas tenu d'un devoir d'information et de conseil ; l'arrêt indique seulement, ce qui est tout de même déjà beaucoup dans un contexte de grande sévérité à l'égard des professionnels, et notamment des professionnels du droit, que sauf à démontrer que l'avocat aurait eu connaissance d'éléments propres à le faire douter de la sincérité des affirmations des parties, en l'occurrence du cédant des parts, il n'est pas tenu d'en vérifier lui-même l'exactitude.

Sous cet aspect, l'arrêt, qui atteste de l'existence de limites au devoir d'information et de conseil de l'avocat, confirme une solution à présent solidement établie en jurisprudence. En dehors même du fait que le devoir de conseil ne s'applique pas aux faits qui sont de la connaissance de tous (1) ou, inversement, qui sont ignorés de tous, rendant du même coup l'erreur invincible (2), la jurisprudence décide en effet, classiquement, que le professionnel n'est pas tenu de vérifier les déclarations d'ordre factuel faites par les parties, du moins dans les hypothèses dans lesquelles aucun élément ne permettait de douter de leur exactitude. Ainsi la Cour de cassation avait-t-elle déjà jugé que "l'avocat ne saurait être tenu, dans le cadre de son obligation de conseil, de vérifier les informations fournies par son client s'il n'est pas établi qu'il disposait d'informations de nature à les mettre en doute ni d'attirer son attention sur les conséquences d'une fausse déclaration" (3). Plus généralement, un arrêt en date du 25 mars 2010 avait posé en principe que "le devoir de conseil auquel est tenu le rédacteur d'actes s'apprécie au regard du but poursuivi par les parties et de leurs exigences particulières lorsque, dans ce dernier cas, le praticien du droit en a été informé ; que si le professionnel doit veiller, dans ses activités de conseil et de rédaction d'actes, à réunir les justificatifs nécessaires à son intervention, il n'est, en revanche, pas tenu de vérifier les déclarations d'ordre factuel faites par les parties en l'absence d'éléments de nature à éveiller ses soupçons quant à la véracité des renseignements donnés" (4). Cette solution avait, plus récemment encore, été rappelée, à propos d'un avocat, par un arrêt de la cour d'appel de Paris en date du 15 février 2011 (5), que nous avions d'ailleurs eu l'occasion de signaler dans le cadre de cette chronique (6), et, à propos d'un notaire, par un important arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 28 avril 2011, aux termes duquel "le notaire, recevant un acte en l'état de déclarations erronées d'une partie quant aux faits rapportés, n'engage sa responsabilité que s'il est établi qu'il disposait d'éléments de nature à faire douter de leur véracité ou de leur exactitude" (7).

  • La perte de chance subie par le justiciable privé de la possibilité de faire valoir ses droits par la faute d'un avocat se mesure à la seule probabilité de succès de la diligence omise (CA Paris, Pôle 2, 1ère ch., 3 juillet 2013, n° 11/19652 N° Lexbase : A3464KKI)

A supposer la faute de l'avocat établie, pour avoir par exemple omis d'exercer un recours, contrairement aux instructions écrites de son client qui contestait une décision qui avait de sérieuses chances d'être réformée en appel (8), ou privé son client de la possibilité de se pourvoir en cassation (9), ou encore engagé une procédure manifestement vouée à l'échec et contraire aux intérêts de son client alors qu'il aurait dû l'avertir des risques prévisibles auxquels il s'exposait (10), compte tenu du droit positif ou des incertitudes de celui-ci (11), il reste encore, comme pour toute action en responsabilité civile, à démontrer l'existence d'un préjudice et d'un lien de causalité entre la faute et le préjudice. Et l'on n'ignore pas, sous cet aspect, que le préjudice généralement invoqué par les victimes consiste dans la perte d'une chance, l'élément de préjudice constitué par la perte d'une chance présentant, en tant que tel, un caractère direct et certain chaque fois qu'est constatée la disparition, par l'effet du délit, de la probabilité d'un événement favorable, encore que, par définition, la réalisation d'une chance ne soit jamais certaine (12). Il appartient, dès lors, aux juges du fond de rechercher la probabilité d'un événement favorable, autrement dit de mesurer l'éventualité de réalisation de l'événement favorable allégué, étant entendu que seule constitue une perte de chance réparable la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable (13), alors qu'un risque, fût-il certain, ne suffit pas à caractériser la perte certaine d'une chance, le préjudice qui en résulte étant purement éventuel (14). Aussi bien enseigne-t-on traditionnellement que, pour être réparable, la chance perdue doit être réelle et sérieuse. Un arrêt de la cour d'appel de Paris du 3 juillet 2013 illustre les difficultés que l'appréciation de cette condition peut, dans certaines circonstances, poser.

En l'espèce, un litige opposait un couple en instance de divorce sur la cession de ses parts par l'épouse à son mari dans la SCI qu'ils avaient constituée, SCI qui avait fait l'acquisition d'un double parking avec des fonds du mari, le prix d'acquisition étant porté en compte courant. L'épouse avait cédé à son mari 49 des 50 parts qu'elle détenait dans la SCI au prix d'un franc symbolique. Un tribunal a ensuite annulé l'acte de cession pour vileté du prix. Et l'avocat du mari et de la SCI, ayant saisi tardivement la cour d'appel en méconnaissance des dispositions de l'article 1034 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1309H4A), la déclaration de saisine a été déclarée irrecevable par ordonnance du conseiller de la mise en état. C'est dans ce contexte que, l'annulation de la cession de ses parts par l'épouse ne pouvant plus être remise en cause, le mari a recherché la responsabilité de l'avocat devant le tribunal de grande instance de Paris qui, par jugement rendu le 6 avril 2011, l'a débouté de ses demandes : bien que la faute de l'avocat soit indiscutable, le demandeur ne rapportait pas la preuve d'avoir souffert de la perte d'une chance. En appel, le mari persistait cependant à soutenir qu'en raison de la faute de l'avocat, il n'avait pas pu démontrer à la cour d'appel, qui selon lui aurait retenu son argumentation, que la cession litigieuse pour le prix de 1 franc, était parfaitement justifiée au regard du caractère négatif de l'actif net de la SCI. Sa demande est cependant rejetée, la cour d'appel confirmant le premier jugement : ayant en effet relevé que la SCI avait acquis, à peine deux mois après la cession des parts, un immeuble à Paris moyennant le prix de 1 600 000 francs, il se déduisait de cette seule constatation que cette société, déjà propriétaire d'un parking dont la valeur n'avait pu qu'augmenter depuis son acquisition et qui a été en mesure de réaliser une opération financière d'envergure, ne pouvait être estimée, ainsi que le soutenait l'appelant, comme ne présentant aucune valeur à la date de la cession des parts. Partant, la cour ne pouvait qu'en déduire que le demandeur "n'avait aucune chance réelle et sérieuse de faire juger le contraire par la cour d'appel de renvoi et d'obtenir de celle-ci qu'elle n'annule pas la vente litigieuse pour vil prix".

La solution est, somme toute, classique, et en tout cas conforme aux principes qui guident la jurisprudence en la matière. La Cour de cassation a, en effet, déjà affirmé que "lorsque le dommage réside dans la perte d'une chance de réussite d'une action en justice, le caractère réel et sérieux de la chance perdue doit s'apprécier au regard de la probabilité du succès de cette action" (15), et indiqué que la victime devait ainsi démontrer qu'elle avait des chances d'obtenir satisfaction en cause d'appel, chances qu'elle aurait perdues du fait de la négligence de son avocat (16). Partant, pour que soit admise la réparation d'une perte de chance, il faut qu'il soit établi que l'action qui n'a pu être engagée présentait une chance sérieuse de succès (17), chance qui se mesure en procédant à une reconstitution fictive de la discussion qui aurait pu s'instaurer devant la Cour de cassation (18). Un arrêt du 23 février 2012 de la première chambre civile de la Cour de cassation avait ainsi cassé un arrêt d'appel qui avait pris en compte, pour fixer l'indemnisation à laquelle pouvait prétendre le client, la faible solvabilité de celui contre lequel la procédure aurait pu être engagée sans la négligence de l'avocat, cette circonstance étant indifférente : seule comptait, en effet, la probabilité de succès de la diligence omise, et rien d'autre (19).

Certes, un arrêt, que nous avions d'ailleurs commenté ici même de la première chambre civile de la Cour de cassation du 16 janvier 2013, a-t-il depuis décidé, dans une affaire dans laquelle des clients reprochaient à leur avocat de ne pas avoir interjeté appel du jugement les condamnant, malgré les instructions qui lui avaient été données, que "la perte certaine d'une chance, même faible, est indemnisable" (20). Mais, ainsi qu'on l'avait fait observer, cet arrêt ne remet aucunement en cause l'exigence d'une chance réelle et sérieuse : au demeurant, l'arrêt relevait bien que, pour être indemnisable, la chance perdue, quoique "faible", doit apparaître comme "certaine". Autrement dit, dès lors qu'il est avéré que la faute de l'avocat a définitivement fait perdre à son client une chance de gagner son procès, le préjudice est constitué et, comme tel, réparable, quand bien même ladite chance de gagner le procès serait faible -considération qui aura une incidence sur le quantum de la réparation, mais non sur son principe-. Au plan des principes, la seule hypothèse dans laquelle la demande du client devrait à coup sûr être rejetée est donc celle dans laquelle il serait établi et incontestable qu'il n'avait en réalité aucune chance de voir son action valablement prospérer et aboutir. Tel était, précisément, le cas dans l'affaire ayant donné lieu à l'arrêt de la cour d'appel de Paris.


(1) Cass. civ. 3, 20 novembre 1991, n° 90-10.286 (N° Lexbase : A2944ABN), Bull. civ. III, n° 284 ; Cass. civ. 1, 28 mars 2000, n° 97-18.737 (N° Lexbase : A3478AUD), Bull. civ. I, n° 101.
(2) Cass. civ. 1, 21 novembre 2000, n° 98-13.860 (N° Lexbase : A9344AHK), Bull. civ. I, n° 300.
(3) Cass. civ. 1, 30 octobre 2007, n° 05-16.789, F-D (N° Lexbase : A2275DZB).
(4) Cass. civ. 1, 25 mars 2010, n° 09-12.294, F-P+B+I (N° Lexbase : A1345EUD).
(5) CA Paris, 15 février 2011, Pôle 2, 1ère ch., n° 09/28528 (N° Lexbase : A1950GXI).
(6) "Les limites du devoir d'information et de conseil de l'avocat tirées de la mission qui lui a été confiée et de ce qu'il n'est pas tenu de vérifier les déclarations d'ordre factuel faites par les parties en l'absence d'éléments permettant de douter de leur exactitude", in notre chronique, La Chronique de responsabilité des avocats de David Bakouche, Agrégé des Facultés de droit, Professeur à l'Université Paris-Sud (Paris XI) - Mars 2011, Lexbase Hebdo n° 69 du 24 mars 2011 - édition professions (N° Lexbase : N7576BRZ).
(7) Cass. civ. 1, 28 avril 2011, deux arrêts, F-D, n° 10-14.809 (N° Lexbase : A5369HPK) et n° 10-15.712 (N° Lexbase : A5387HP9).
(8) CA Paris, 1ère ch., sect. B, 17 novembre 1995 ; Gaz. pal., 1996, 1, somm. p. 13.
(9) Cass. civ. 1, 6 octobre 2011, n° 10-24.554, F-P+B+I (N° Lexbase : A6115HY7).
(10) Cass. civ. 1, 29 avril 1997, n° 94-21.217 (N° Lexbase : A0136ACZ), Resp. civ. et assur., 1997, chron. n° 19, note H. Groutel ; add. P. Michaud, Les avocats sont-ils des canards de foire ?, JCP éd. G, 1997, IV, 1240.
(11) Cass. civ. 1, 9 juillet 1996, n° 94-14.341 (N° Lexbase : A7831BQ4).
(12) Cass. crim., 9 octobre 1975, n° 74-93.471 (N° Lexbase : A2248AZB), Gaz. Pal., 1976, 1, 4 ; Cass. crim., 4 décembre 1996, n° 96-81.163 (N° Lexbase : A1138AC7), Bull. crim., n° 224.
(13) Cass. civ. 1, 21 novembre 2006, n° 05-15.674, F-P+B (N° Lexbase : A5286DSL), Bull. civ. I, n° 498, RDC, 2006, p. 266, obs. D. Mazeaud.
(14) Cass. civ. 1, 16 juin 1998, n° 96-15.437, publié (N° Lexbase : A5076AWW), Bull. civ. I, n° 216, Contrats, conc., consom., 1998, n° 129, obs. L. Leveneur ; Cass. civ. 1, 19 décembre 2006, n° 05-15.716, FS-D (N° Lexbase : A0934DTR), JCP éd. G, 2007, II, 10052, note S. Hocquet-Berg.
(15) Cass. civ. 1, 4 avril 2001, n° 98-23.157 (N° Lexbase : A2123ATS).
(16) Cass. civ. 1, 8 juillet 2003, n° 99-21.504 (N° Lexbase : A1226C9B).
(17) Cass. civ. 2, 15 janvier 1997, n° 95-13.481 (N° Lexbase : A2254AZI), RCA, 1997, n° 129.
(18) Cass. civ. 1, 2 avril 2009, n° 08-12.848, F-P+B (N° Lexbase : A5253EEB), Bull. civ. I, n° 72.
(19) Cass. civ. 1, 23 février 2012, n° 09-72.647, F-D (N° Lexbase : A3171IDS).
(20) Cass. civ. 1, 16 janvier 2013, n° 12-14.439, F-P+B+I (N° Lexbase : A4084I3N).

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Commercial

[Jurisprudence] Le retrait de l'exclusivité n'équivaut pas à une rupture partielle de relations commerciales établies

Réf. : Cass. com., 9 juillet 2013, n° 12-20.468, FS-P+B (N° Lexbase : A8675KI7)

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par Bastien Brignon, Maître de conférences HDR à Aix-Marseille Université, Membre du Centre de droit économique (EA 4224) et du Centre de droit du sport d'Aix-Marseille

Le 05 Septembre 2013

Bien que sanctionnée par l'abus sur le terrain du droit commun, la rupture contractuelle fautive prend une tournure particulière en droit des affaires, à tel point qu'a été introduit dans notre Code de commerce le désormais très célèbre article L. 442-6, I, 5° (N° Lexbase : L8640IMX) destiné à tenir compte de la spécificité des relations d'affaires, en particulier lorsqu'elles s'interrompent brutalement. A quoi tient cette spécificité ? Difficile à dire... Certainement qu'en droit des affaires, plus qu'ailleurs, les relations peuvent être très longues, même au stade des pourparlers. Le poids des usages y est plus important. La dépendance économique, par exemple dans le secteur de la grande distribution, avec la question du déréférencement, y est accrue. Le montant financier du préjudice subi est important (1). Le contexte économique (crise dans tel ou tel secteur) est lui aussi important.
Tous ces éléments, considérés par les juges, aboutissent à des appréciations in concreto de chaque situation qui constituent à la fois une force et une faiblesse du texte. Une force car elles témoignent d'une prise en compte évidente de la spécificité de la vie des affaires, voire de la spécificité de chacune des relations étudiées. Mais une faiblesse aussi car il n'y a rien de plus mouvant que les affaires, tant et si bien qu'il peut être risqué de vouloir créer un droit commun de la rupture brutale des relations commerciales établies.
Bon an mal an, la jurisprudence rendue sous l'article L. 442-6, I, 5°, vertigineuse, se veut ainsi être un compromis, entre d'un côté la sanction d'une société qui serait trop virulente, trop opportuniste dans les affaires, et d'un autre l'absence d'automaticité dans la sanction et la prise en compte des besoins de restructuration d'une entreprise. L'arrêt rendu le 9 juillet 2013 par la Cour de cassation est à cette image : sanction d'un préavis trop court compte tenu de la relation d'affaires vieille de plus d'un demi-siècle (I), mais en même temps non assimilation de l'abandon réciproque de l'exclusivité territoriale à une rupture partielle des relations commerciales établies (II).

I - La durée de préavis insuffisante

L'arrêt rappelle une solution largement éprouvée (B), qu'il faut replacer toutefois dans le contexte particulier des faits (A).

A - Contexte de la situation

Le contexte était le suivant. Voilà un concessionnaire qui commercialise du matériel agricole d'une marque célèbre, la relation d'affaires débutant en 1957. Les années passent. Le concédant initial (Braud) est racheté par un autre concédant (Fiat Agri), qui lui-même est racheté par une autre société (New Holland), qui elle-même fusionne avec une autre société (Case France) pour donner lieu à la société CNH France, cocontractant actuel du concessionnaire. Les années passent pour ce dernier aussi et le dirigeant de la société concessionnaire informe CNH France de sa volonté de partir prochainement à la retraite. Ce à quoi le concédant répond que, compte tenu du caractère intuitu personae de la relation qui les unie, le remplacement des dirigeants et détenteurs du capital social de la société concessionnaire entraînera la résiliation de ce contrat, sous réserve de respecter le préavis, dont la durée avait été contractuellement fixée en 1995, puis confirmée en 2006, à douze mois. Conformément au contrat et à ce qu'il avait annoncé, lorsque le dirigeant de la société concessionnaire part à la retraite, le concédant notifie à ladite société, le 25 juillet 2007, la résiliation du contrat, avec effet au 25 juillet 2008, soit un an plus tard. Précisons pour plus tard que le concessionnaire bénéficiait d'une exclusivité depuis 1981.

Toujours est-il que pour le concessionnaire, il y a avait là un préavis objectivement insuffisant pour assurer une reconversion satisfaisante, compte tenu de l'ancienneté des relations commerciales. D'où l'assignation en responsabilité pour rupture brutale des relations commerciales établies.

L'affaire se situe donc dans un contexte particulier : préavis de rupture contractuellement fixé à une année face à une relation commerciale d'une durée de plus de cinquante ans ; rupture en quelque sorte initiée par le concessionnaire au regard de la considération de la personne de son dirigeant ; reconversion du concessionnaire ; exclusivité attribuée au concessionnaire depuis vingt-cinq ans environ. Le caractère intuitu personae du contrat et l'exclusivité sont certes des constantes en matière de concession. Mais ce sont des éléments qui ici ont leur importance.

Dans ces conditions, la durée du préavis était-elle objectivement suffisante au regard de l'ancienneté des relations commerciales ?

B - Une durée de préavis inadéquate à la durée de la relation commerciale établie

Les juges du fond estimaient le préavis suffisant dans la mesure où dans les jours suivants la fin du préavis, le concessionnaire avait réalisé sa reconversion en prenant en location-gérance un fonds de commerce de sorte qu'il n'y avait pas eu rupture entre la fin de l'activité procédant de la concession litigieuse et la nouvelle activité sociale. De plus, il résultait des pièces comptables et du rapport de gestion que le changement d'activité n'avait pas eu d'effet sur le montant du capital social et des réserves et n'avait pas non plus affecté la trésorerie de la société. En somme, il n'était pas démontré que son changement d'activité se fut opéré dans des conditions défavorables pour lui ni que la durée du préavis l'eut privé de chances de reconversion plus avantageuses.

Face à une jurisprudence bien établie, un tel raisonnement ne pouvait prospérer devant la Cour de cassation. Il est acquis en effet que le délai du préavis suffisant s'apprécie en tenant compte de la durée de la relation commerciale et des autres circonstances au moment de la notification de la rupture (2), et qu'en cas d'insuffisance du préavis, le préjudice en résultant est évalué en fonction de la durée du préavis jugée nécessaire. De surcroît, le juge n'est pas lié par le délai de préavis contractuel (3), qui ici était d'une année. Au visa de l'article L. 442-6, I, 5° du Code de commerce, la Cour régulatrice considère donc que la cour d'appel n'a pas recherché si la durée de préavis était suffisante.

Parfaitement fondée en droit, et conforme à la jurisprudence antérieure, la censure appelle néanmoins quelques observations.

D'abord, sur la durée du préavis, et le caractère intuitu personae du contrat de concession, à l'origine de la rupture puisque le concédant a rompu la relation d'affaires à la suite du départ du dirigeant de la société concessionnaire, la solution est évidemment à rapprocher de celle de l'arrêt du 29 janvier 2013 (4), dans lequel la Cour de cassation, au contraire, a écarté ce caractère, en raison du principe d'autonomie de la personne morale, tout en jugeant que la durée du préavis était insuffisante. D'une part, alors que dans l'arrêt de janvier 2013, la personne du cocontractant n'avait pas été essentialisée, au moyen d'une clause, dans l'arrêt de juillet 2013, à l'inverse, la personne du dirigeant était subjectivement essentielle. Le principe d'autonomie de la personne morale n'avait donc pas sa place ici. D'autre part, sur la durée du préavis, l'arrêt de juillet 2013 reprend la formulation de celui de janvier 2013, qui reprend lui-même la jurisprudence antérieure, à savoir la prise en compte de l'ancienneté de la relation pour fixer la durée du préavis adéquat, et le moment à retenir pour apprécier l'adéquation de ce préavis, qui est à la date à laquelle l'auteur de la rupture notifie son intention de mettre fin à la relation (5).

Ensuite et surtout, et c'est ce qui fonde la cassation, non seulement l'ancienneté de la relation est prise en compte, mais encore les autres circonstances le sont aussi. Quelles sont-elles en l'espèce ? Il s'agit de la reconversion de la victime, suffisante aux yeux des juges du fond, mais insuffisante aux yeux de la Cour de cassation, ou plutôt insuffisamment démontrée par les juges du second degré comme avantageuse pour le concessionnaire.

Les autres circonstances que l'ancienneté sont nombreuses (6). En revanche, les hypothèses de reconversion sont rares, du moins en jurisprudence (7). L'arrêt de juillet 2013 fournit ainsi un exemple de reconversion, et de reconversion vouée à l'échec. La cour d'appel s'était visiblement contentée de mettre en avant cette reconversion, en relevant ici et là quelques éléments positifs, mais sans vraiment creuser la question de la réussite ou de l'échec de la reconversion.

C'est le premier apport de l'arrêt : la reconversion à elle seule ne suffit pas ; les juges du fond doivent procéder à une véritable recherche de la réussite ou pas d'une reconversion. Le premier élément d'une telle réussite est certainement son anticipation, ce qui n'était pas le cas en l'espèce puisque la reconversion avait été précipitée, privant ainsi le concessionnaire d'opportunités plus intéressantes que celles qu'il a dû accepter dans l'urgence. Il faudra également rechercher si le concessionnaire éconduit exerce toujours la même activité, ou si, comme en l'espèce, il a dû changer de secteur dans la mesure où toutes les marques concurrentes étaient déjà représentées sur son secteur. Une reconversion réussie est donc une reconversion anticipée, et dans le même secteur si possible.

Mais l'apport essentiel de l'arrêt se situe sur la notion même de rupture partielle des relations commerciales au regard de l'exclusivité.

II - La suppression de la clause d'exclusivité territoriale n'équivaut pas à une rupture brutale partielle des relations commerciales établies

Que la rupture puisse être partielle, on le savait (8), c'est dans le texte même (9). Que le retrait de l'exclusivité territoriale puisse être vu comme une rupture partielle de relations commerciales établies, la question, inédite, est opportune (B) en ce qu'elle reçoit de la part des juges une réponse négative (A).

A - L'abandon de l'exclusivité territoriale pendant le délai préavis, fut-il réciproque, est-il assimilable à une rupture partielle de relations commerciales établies ?

Jamais la Cour de cassation n'avait eu à se prononcer sur cette très intéressante question. Elle avait bien entendu déjà appréhendé la rupture partielle, à travers des hypothèses de baisses de commandes (10), substantielles (11) ou limitées (12). Mais, pour la première fois, un plaideur soulève cette problématique.

Pour sa part, le concessionnaire estimait que la suppression, pendant le délai de préavis, de la clause d'exclusivité territoriale qui lui avait été initialement concédée équivalait à une rupture brutale partielle des relations commerciales. Le fait qu'elle datait de 1981, c'est-à-dire qu'elle était très ancienne, très pérenne, militait en ce sens. Néanmoins, pour les juges du fond, l'abandon de l'exclusivité territoriale, fût-il réciproque, décidé par le concédant pendant la durée de préavis en application des stipulations contractuelles n'est pas assimilable à une rupture partielle des relations commerciales au sens de l'article L. 422-6, I, 5° du Code de commerce. Pour considérer cela, ils retenaient qu'il n'était pas établi que le concessionnaire avait dégagé, après la suppression de l'exclusivité, un résultat d'exploitation inférieur à celui qu'il aurait pu raisonnablement espérer, dans les mêmes conditions, en l'absence de perte de son exclusivité. La Cour de cassation le confirme : l'abandon réciproque de l'exclusivité conformément aux stipulations contractuelles n'est pas assimilable à une rupture partielle des relations commerciales.

Autant donc la durée du préavis était insuffisante, d'autant plus en l'absence de reconversion réussie, autant le retrait de l'exclusivité n'est pas en tant que tel synonyme de rupture partielle de la relation d'affaires établie.

Comment comprendre et justifier cette solution ?

Certes, le retrait de l'exclusivité va au moins engendrer le risque d'une baisse d'activité. Mais le risque n'est qu'hypothétique ou plutôt qu'intrinsèque à la vie des affaires. Autrement dit, de la même manière qu'une baisse de commandes peut être potentiellement sanctionnée sur le terrain de l'article L. 442-6, I, 5°, fut-elle limitée, tout comme elle peut ne pas être sanctionnée car non fautive en soi, de la même manière qu'une modification du contrat (modification des prix, modification de la rémunération, etc.) peut donner lieu à une rupture partielle de relation commerciale établie mais sans automaticité, la perte d'une exclusivité, territoriale ou autre (13), peut entraîner la mise en jeu du texte, mais pas systématiquement. D'ailleurs, l'absence d'exclusivité n'est pas exclusive d'une relation commerciale établie (14).

Il y a le risque de la rupture brutale, au mépris des règles de la concurrence, qui doit être sanctionné. Et il y a le risque, naturel, que comporte la vie des affaires, qui lui n'a pas à être sanctionné.

Quelle portée attribuer alors à la solution ?

B - Une solution non mécanique donc bienvenue

La solution est heureuse et opportune. Alors en effet que l'on s'inquiète, à juste titre, de l'extension considérable du domaine de l'article L. 442-6, I, 5° (15), notamment dans des hypothèses où aucune exclusivité n'est octroyée au distributeur, il est heureux que la Cour de cassation montre aujourd'hui qu'elle se garde bien d'appliquer toute solution mécanique qui pourrait être contreproductive et aboutir à ce que des cocontractants potentiels ne contractent pas finalement, de peur des représailles dudit texte. Et il est opportun que la Cour de cassation n'empêche pas ainsi les cocontractants d'assortir leur relation contractuelle de clauses de précarité (de non-reconduction par exemple) (16), à l'instar entre autres des conventions d'occupation précaire conclues en lieu et place des baux commerciaux.

Précarité qui était au passage présente dans l'affaire sous commentaire puisque le contrat de concession était conclu en considération de la personne du dirigeant de la société concessionnaire. Cet élément constituait une circonstance de nature à introduire une certaine précarité dans le maintien du contrat de concession dont bénéficiait le concessionnaire et à ôter à la rupture son caractère imprévisible, d'autant qu'aucun candidat à la reprise ne s'était manifesté.

Bref, l'arrêt du 9 juillet 2013, publié au Bulletin, préserve au moins partiellement la volonté des parties, et apporte une pierre de plus à l'édifice de ce qu'il est désormais convenu d'appeler le droit commun de la rupture brutale des relations commerciales établies.


(1) P. Le More, 3 Questions - Récents développements de la réparation au titre d'un préjudice commercial, JCP éd. E, 2013, 288 ; H. Delannoy et E. Raskin, 3 Questions - Les préjudices commerciaux des entreprises : analyse concrète des principales difficultés d'évaluation, JCP éd. E, 2013, 237.
(2) Cass. com., 6 novembre 2012, n° 11-24.570, F-D (N° Lexbase : A6803IWU), Cont. conc. consom., 2013, comm. 9, obs. N. Mathey ; Cass. com., 11 septembre 2012, n° 11-14.619, F-D (N° Lexbase : A7550ISG) ; Cass. com., 11 septembre 2012, n° 11-23.067, F-D (N° Lexbase : A7574ISC), Cont. conc. consom., 2012, comm. 256, note N. Mathey ; Cass. com., 3 mai 2012, n° 11-10.544, F-P+B (N° Lexbase : A6537IKC), Cont. conc. consom., 2012, comm. 174, note N. Mathey, JCP éd. G, 2012, 867, note S. Le Gach-Pech, nos obs., Rupture brutale de relations commerciales établies : entre usage insuffisants et dissolution abusive, Lexbase Hebdo n° 304 du 12 juillet 2012 - édition affaires (N° Lexbase : N2922BTE) ; Cass. com., 2 novembre 2011, n° 10-25.323, F-D (N° Lexbase : A5217HZA), Cont. conc. consom., 2012, comm. 11, note N. Mathey, D., 2012, p. 795, note C. Mouly-Guillemaud ; Cass. com., 24 novembre 2009, n° 07-19.248, F-D (N° Lexbase : A1493EPY), Cont. conc. consom., 2010, comm. 94, note N. Mathey ; Cass. com., 2 décembre 2008, 2 arrêts, n° 08-10.731, F-P+B (N° Lexbase : A5342EBH) et n° 08-10.732, FS-D (N° Lexbase : A5343EBI), JCP éd. E, 2009, 1479, obs. D. Mainguy. Sur le respect d'un délai de préavis raisonnable, cf. également Cass. com., 3 avril 2013, n° 12-17.163, F-D (N° Lexbase : A6467KB7), Cont. conc. consom., 2013, comm. 160, obs. N. Mathey ; Cass. com., 29 janvier 2013, n° 11-23.676, F-P+B (N° Lexbase : A6180I4N), Cont. conc. consom., 2013, comm. 75, note N. Mathey, JCP éd. E, 2013, 1225, note F. Buy ; nos obs., La brutalité de la rupture de relations commerciales établies à l'épreuve de l'autonomie de la personne morale, Lexbase Hebdo n° 333 du 4 avril 2013 - édition affaires (N° Lexbase : N6336BTT).
(3) Cass. com., 16 janvier 1996, n° 93-16.257, inédit (N° Lexbase : A9763CTR), cité in Cass. com., 16 avril 2013, n° 12-15.591, F-D (N° Lexbase : A3964KCS) ; Cont. conc., consom., 2013, comm. 159, note N. Mathey.
(4) Cass. com., 29 janvier 2013, n° 11-23.676, précit..
(5) Cass. com., 2 novembre 2011, n° 10-26.656, F-D (N° Lexbase : A5218HZB), Cont. conc., consom., 2012, comm. 12, note N. Mathey.
(6) Cass. com., 6 novembre 2012, n° 11-24.570, F-D (N° Lexbase : A6803IWU), précit..
(7) Cf., toutefois, CA Toulouse, 2ème ch., 1ère sect., 16 septembre 2009, n° 08/04848 (N° Lexbase : A3177ELA), Concurrences, 2009/4, obs. M. Dany, Lettre Distrib., 2009/10 ; CA Paris, 5ème ch., 4ème sect., 18 novembre 2009, n° 09/00341 (N° Lexbase : A7505EPN), Lettre Distrib., 2009/10.
(8) Par exemple, Cass. com., 12 mars 2002, n° 99-17.578, inédit (N° Lexbase : A2238AYK).
(9) Note N. Mathey, Cont. conc. consom., 2013, comm. 7, sous Cass. com., 9 octobre 2012, n° 11-23.549, F-D (N° Lexbase : A3470IU3) ; note N. Mathey, Cont. conc. consom., 2012, comm. 255, sous Cass. com., 11 septembre 2012, n° 11-14.620, F-D (N° Lexbase : A7437ISA).
(10) Pour un exemple non fautif v., Cass. com., 12 février 2013, n° 12-11.709, F-D (N° Lexbase : A0681I8Q), Cont. conc. consom., 2013, comm. 78, note N. Mathey ; RTDCiv., 2013, p. 375, obs. H. Barbier.
(11) Ibid.
(12) Cass. com., 9 octobre 2012, n° 11-23.549, précit..
(13) On peut se demander, en effet, si la solution serait la même en présence d'une exclusivité autre que territoriale... Dans les mêmes circonstances, nous pensons que oui car ce n'est pas l'exclusivité qui compte, ou la forme de celle-ci, mais bel et bien le comportement des parties.
(14) Cass. com., 20 mars 2012, n° 10-26.220, F-D (N° Lexbase : A4234IGW), Cont. conc. consom., 2012, comm. 125, note N. Mathey ; Cass. com., 6 septembre 2011, n° 10-30.679, F-D (N° Lexbase : A5395HX4), Cont. conc. consom., 2011, comm. 238, note N. Mathey.
(15) Par exemple, K. Harie et M. Pichon de Bury, Extension de l'application de la notion de rupture brutale des relations commerciales établies, Cont. conc. consom., étude 6.
(16) Cass. com., 12 février 2013, n° 12-13.819, F-D (N° Lexbase : A0564I8E), RTDCiv., 2013, p. 374, obs. H. Barbier.

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Droit privé général

[Projet, proposition, rapport législatif] Le projet de loi sur l'égalité homme-femme : un renouveau pour les victimes ?

Réf. : Projet de loi pour l'égalité entre les femmes et les hommes dans toutes ses dimensions, communiqué du Conseil des ministres du 3 juillet 2013

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N8359BTR

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par Bruno Ancel, Avocat à la Cour, Docteur en droit

Le 05 Septembre 2013

Le projet de loi sur l'égalité homme-femme (Sénat, projet n° 717, 3 juillet 2013), vise à instaurer une meilleure protection des victimes de violences conjugales. De nouvelles dispositions ont été prises pour tenter de pallier les insuffisances de la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010, relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants (N° Lexbase : L7042IMR). De façon plus ou moins consciente, l'homme abuse souvent de sa liberté à l'égard de ses semblables. L'inflation exponentielle des victimes de violences conjugales apparaît comme le triste reflet de ce constat : toute relation amoureuse est ainsi un tableau en clair-obscur d'affects en conflit.

Paradoxalement, bien que les médias s'emparent régulièrement du sujet, les droits des victimes semblent réduits à leur portion congrue, comme s'il existait une sorte de légitimation sociale implicite des agressions dont elles font l'objet.

Selon l'Office national de la délinquance et des réponses pénales, de 2008 à 2012, 400 000 femmes se sont déclarées victimes d'agressions de la part de leur conjoint. Les chiffres sont alarmants ! Le déferlement de violences actuelles a brisé toutes les digues du raisonnable. Plusieurs affaires récentes (1) ont défrayé la chronique prouvant ainsi que notre société n'a pas pris la mesure du drame humain qui se joue à l'intérieur de certains foyers. L'ampleur de ce phénomène conduit à s'interroger sur ses déterminants. La banalisation culturelle, cinématographique, scénique de ces formes d'agressions favorise cette véritable injustice sociale. Cette violence ne peut plus être refoulée tant elle fait partie intégrante de la société. Or, ne pas la reconnaître, c'est la présenter comme légitime.

Ce qui est effrayant, ce n'est pas tant l'absence de sanctions des infracteurs que l'indifférence sociale source d'une victimisation secondaire. Quel bilan peut-on dresser après l'entrée en vigueur de la loi sur les violences conjugales du 9 juillet 2010 (2) ? Le sort des victimes a-t-il été amélioré ? Le projet de loi sur l'égalité homme-femme va-t-il plus loin que l'ancien texte dans la protection des plus vulnérables ? C'est à ces trois questions qu'il importe de répondre.

Après avoir souligné les imperfections de la loi de 2010 (3) (I), le nouveau projet de loi sera analysé (II).

I - La loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010

Il est aisé de démontrer que la loi du 9 juillet 2010 présente de nombreuses limites (A) qui permettent aux plus rusés de triompher en justice (B).

A - De nombreuses limites

Il convient d'examiner quelques innovations de la loi pour en mesurer la portée réelle. On peut relever en ce sens trois dispositions majeures qui ont trait aux modes de preuve, aux violences psychologiques et à l'introduction de la notion de harcèlement moral.

En premier lieu, la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 avait pour ambition d'alléger la charge de la preuve. Toutefois, le caractère vraisemblable des violences n'entraîne pas ipso facto une présomption de culpabilité du conjoint. On relèvera la prouesse rhétorique du législateur. S'il se contente d'une vraisemblance de violence (C. civ., art. 515-11 N° Lexbase : L2932IQN), il impose la démonstration d'un danger. Autrement dit, il reprend d'une main ce qu'il a donné de l'autre !

Il est difficile de démontrer que le conjoint violent va récidiver. En conséquence, si cette preuve n'est pas apportée, la victime se retrouve démunie.

Pire encore, contrairement à ce que laisse entendre le texte législatif, bien souvent les victimes sont sacrifiées sur l'autel du formalisme juridique. En effet, malgré le recours à la justice, nombre de victimes demeurent confinées à l'impuissance faute de preuves tangibles des faits endurés. Les seules allégations (4) des femmes violentées ne sont pas jugées suffisantes pour les tribunaux qui exigent un faisceau d'éléments concordants (5).

En deuxième lieu, si la création du délit de violence psychologique prévu à l'article 222-14-3 du Code pénal (article 31 de la loi) est à saluer, il n'en demeure pas moins qu'elle est perfectible. Dans la pratique, ce concept est difficile à manier et à utiliser, non seulement en raison de l'absence d'une jurisprudence abondante et bien établie en la matière, mais également pour des raisons probatoires.

En troisième lieu, la loi du 9 juillet 2010 incrimine dans son article 31 "le fait de harceler son conjoint, son partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou son concubin par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de vie". Cependant, la plupart des parquets classent sans suite les plaintes faute d'éléments suffisants. Finalement, des nobles principes juridiques, il ne reste que l'écume à la surface de l'eau.

B - La loi du plus rusé semble la meilleure...

Si la loi présente des failles sur le plan théorique, il faut analyser leurs répercussions immédiates. Loin du discours dominant relatif à la sacralisation des victimes, la réalité semble davantage favorable aux agresseurs. En effet, bien souvent le blâme est rejeté sur la victime à qui l'on reproche toutes sortes de maux. Quant à la responsabilité du partenaire, elle est fréquemment minorée par l'évocation d'une enfance malheureuse, la consommation d'alcool ou la perte d'emploi. Si le renforcement de l'arsenal législatif semble présenter un bilan favorable aux personnes agressées, la réalité apporte un démenti à cette affirmation. Tout se passe comme si les relations humaines n'étaient plus régies que par le droit de la nature, ou du plus puissant.

Force est de relever que la loi du plus rusé est toujours la meilleure. Cette pétition de principe qui semble frappée du sceau de l'évidence, s'impose avec encore plus de prégnance en matière de violences conjugales. Doté de moyens financiers plus importants, l'agresseur a souvent une meilleure défense. Comme le souligne l'adage latin : auctoritas, non veritas, facit legem (c'est l'autorité et non la vérité qui fait la loi). Par une habileté tactique confondante, une stratégie subtile d'occultation de la vérité, le conjoint violent s'en sort souvent indemne et ne tombe jamais sous le coup de la loi pénale. Tant et si bien que s'évanouissent complètement la crainte et le frisson qu'inspire généralement la justice. Notre société apparaît ainsi comme schizophrène : d'un côté, elle célèbre chaque année la journée de la Femme ; de l'autre, elle semble fermer les yeux sur ce qui se déroule dans l'intimité des couples. Face aux imperfections du système antérieur, un nouveau texte s'imposait pour éviter que les violences conjugales ne prolifèrent dans la plus pernicieuse des bonnes consciences, en raison d'un environnement culturel favorable. Les principales critiques adressées à la loi du 9 juillet 2010 concernaient la durée de l'ordonnance de protection, le délai de délivrance ainsi que la preuve du harcèlement psychologique. Ces différents paramètres ont-ils été pris en compte par le projet de loi de 2013 ?

II - Le projet de loi (6) sur l'égalité homme-femme : une avancée ?

Récemment, le Gouvernement a annoncé un projet de loi aux dispositions renforcées, une meilleure formation des professionnels ainsi qu'une vaste campagne d'information. Un puissant soutien socio-politique permettra une plus grande reconnaissance des agressions subies. L'analyse du projet de loi (7) révèle certaines faiblesses qui en relativisent la portée (A) et invite à réfléchir sur une réponse plus adaptée (B).

A - Un tableau en demi-teinte

L'objectif de la réforme consiste à établir au sein du couple un lien social équilibré construit sur le respect des droits des femmes (8). La lecture des articles relatifs aux violences conjugales offre un bilan contrasté. Plusieurs dispositions vont dans le sens d'une amélioration. Ainsi, l'accélération de la délivrance des ordonnances de protection tout comme l'allongement de sa durée de 4 mois à 6 mois apparaît comme les mesures les plus louables. Il convient également de relever que la mise en place d'une médiation pénale est désormais à la discrétion de la victime.

Assez courageusement, le Gouvernement a élargi la définition du harcèlement moral à des comportements ou propos répétés. Toutefois, l'examen des vocables utilisés révèle immédiatement des difficultés notionnelles : qu'est ce qu'un comportement ou un propos répréhensible ? A partir de quel degré de violence un geste est-il inapproprié ? De plus, s'agit-il d'agissements distincts ou d'un acte persistant ? On pourra déplorer en conséquence l'absence d'exemples précis permettant de délimiter et d'encadrer cette notion, dans la mesure où ce qui n'est pas juridiquement interdit est considéré comme permis. L'imprécision du vocabulaire peut donner lieu à de multiples interprétations et entrer en contradiction avec l'intérêt des victimes. Même si le harcèlement moral peut revêtir plusieurs formes, multiples et insidieuses, il n'en demeure pas moins qu'une typologie détaillée aurait été souhaitable ; il est en effet difficile pour les personnes harcelées de savoir si ce qu'elles endurent au quotidien relève à proprement parler d'une forme d'agression. Adepte de l'impressionnisme verbal, le pervers narcissique distille son venin par petites touches subtiles, de sorte qu'il ne rentre jamais dans la définition donnée. Nous partageons le point de vue de Schopenhauer selon lequel "ce qui est vrai en théorie doit aussi l'être en pratique ; si ce n'est pas le cas, c'est qu'il y a une erreur dans la théorie" (9). Alors que la loi doit demeurer le meilleur bastion contre toute forme de menace, les condamnations sont rares. Selon les chiffres de la Chancellerie, seule une centaine de cas auraient donné lieu en 2011 à des sanctions. La défaillance comme l'insuffisance de la loi apparaissent insupportables pour les victimes. Or, l'une des conditions d'une lutte efficace contre les violences conjugales, est d'éviter toute forme de déni de leurs souffrances. Autre point faible du nouveau texte : la question du maintien de la victime dans le domicile conjugal. Or, l'analyse des jugements rendus par les diverses juridictions révèle que cette mesure fait encore figure d'exception. C'est d'ailleurs pourquoi, la Convention d'Istanbul a pris des mesures en ce sens et a prévu dans son article 52 qu'en cas d'urgence les Etats disposent du pouvoir d'ordonner l'éviction du conjoint violent du domicile conjugal et d'interdire tout contact avec la victime et tout retour au foyer. Ce faisant, elle privilégie le maintien des personnes en situation de vulnérabilité dans leur résidence au lieu de trouver un lieu d'hébergement.

Si le récent projet pour l'égalité entre les femmes et les hommes peut recueillir notre approbation, il est toutefois regrettable à notre sens que les juristes attendent d'être contraints par la réalité pour légiférer, comme s'il s'agissait d'un banal problème de société. Or, notre rôle en tant que professionnel du droit consiste non seulement à ouvrir le champ de réflexion, à apporter un angle de vision différent afin de favoriser de nouvelles perspectives, mais également à prendre des dispositions contraignantes pour protéger les plus vulnérables. Il est crucial de passer d'une orientation régulatrice à une approche résolument répressive en ce domaine. D'ailleurs, au niveau international, une résolution de l'ONU impose aux Etats de "promouvoir et défendre les droits de l'homme et libertés fondamentales des femmes et des filles, d'agir avec toute la méticulosité nécessaire pour prévenir les actes de violence dirigées contre elles, enquêter à leur sujet, en punir les auteurs (10) et offrir une protection aux victimes" (11). Seul un tel changement de paradigme sera de nature à véritablement garantir le respect du contrat social entre l'Etat et ses citoyens Un nouveau texte, c'est un nouvel espoir, une sorte de pacte de confiance tacite qui se tisse avec la société. Tout écart par rapport à l'ambition affichée constituera une déception amère.

Si pendant longtemps, les personnes agressées sont tombées dans les oubliettes de l'histoire, souhaitons qu'elles ne chutent pas dans les ornières du droit. La sagesse étant fille de l'expérience, reste à espérer que le législateur tire une leçon du passé et présente in fine une loi plus en adéquation avec les attentes actuelles.

B - La nécessité d'une réponse adaptée

Le postulat égalitaire mis en avant par le projet de loi semble rogné et singulièrement battu en brèche par la réalité des faits. Notre société est encore loin d'être délivrée d'une vision archétypique de la "femme objet" dont parlait Simone de Beauvoir ainsi que de tout stéréotype sexiste. Suffit-il de promulguer une nouvelle loi pour résoudre toutes les difficultés relationnelles au sein des foyers ? La réponse est tout sauf évidente. La proclamation de l'égalité homme-femme se révèle éminemment symbolique : il s'agit en réalité d'un paravent, d'un masque social derrière lequel se perpétuent les violences dans la sphère privée. Les limites de l'action contentieuse conjuguées au faible recours à la justice apparaissent comme un révélateur des insuffisances du système en vigueur et comme une incitation à trouver une solution plus adaptée.

Certes, le droit n'a pas une vocation altruiste, toutefois, il semble impératif de sortir de cette situation de léthargie culturelle, de torpeur juridique et de redonner aux victimes la réparation auxquelles elles aspirent. Si le dénigrement de l'autre est une violence insidieuse, la complaisance à l'égard de ce phénomène apparaît comme un poison mortel et une négation des droits des femmes battues. Au niveau européen, l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (12) prohibe en ce sens tout traitement inhumain et dégradant. Il est donc fondamental de toujours considérer autrui comme une fin et non comme un moyen ; il convient de traiter juridiquement chaque cas comme ayant des conséquences potentiellement destructrices pour favoriser un sursaut de conscience en ce domaine. Pour cela, une nouvelle définition du harcèlement moral s'impose qui prenne en compte l'optique des victimes et non ce que celles-ci devraient logiquement ressentir ou penser. Une meilleure formation ainsi qu'une plus grande coordination des différents acteurs (magistrat, OPJ, médecin, UMJ, etc.) en relation avec les victimes semble également une priorité pour l'avenir. Un accompagnement accru des plus fragiles psychologiquement ainsi que des femmes d'origine étrangère, déjà précarisées par leur statut juridique, permettrait de les aider à saisir la justice sans crainte de rétorsion. Enfin, les professionnels de la santé devraient disposer d'un pouvoir d'alerte en cas de constat de sévices un peu à l'image de ce qui existe déjà pour les enfants, et ce même en l'absence du consentement de la victime.

Le risque que représente pour notre Etat de droit l'absence de réponse juridique adéquate est moralement sinon humainement trop élevé pour que le législateur ne réagisse pas rapidement. Ivre de puissance, l'homme ne parvient plus à mettre un frein à ses pulsions de cruauté ; il devient une créature insensible, doté d'une rationalité froide. Il importe de démasquer la violence sous toutes ses formes, ostentatoires comme subreptices et de la sanctionner. Ce processus de destruction de l'autre doit faire l'objet d'une réprobation sans nuance. Qui peut tolérer une telle agressivité au 21ème siècle ?

Ainsi, il résulte de cette analyse qu'un arsenal juridique renforcé devra être adopté par le législateur pour lutter contre les nouvelles formes de violences, faute de quoi l'objectif d'égalité hautement affiché ne sera qu'un voeu pieu, une incantation. Lorsque les mentalités évoluent un tant soit peu, il est nécessaire que les textes soient au diapason. Puissent la loi sur l'égalité homme-femme ainsi que l'ordonnance de protection européenne (13) - qui garantit une protection équivalente aux victimes quel que soit le pays où elles se rendent-, apporter un renouveau en la matière et ouvrir un nouvel horizon.


(1) Ainsi, le tribunal correctionnel de Rodez a jugé le 16 août 2013 deux affaires médiatisées. Dans la première, un homme avait porté un coup à la tête de sa compagne. Dans la seconde, il s'agissait d'un cas de violences conjugales en état d'ivresse avec armes ayant entraîné 14 jours d'ITT.
(2) A. Gouttenoire, La prise en compte des violences dans le cadre de l'autorité parentale - Dossier : Violences conjugales - A propos de L. n° 2010-769, 9 juill. 2010, in AJF, décembre 2010, n° 12, page 518.
(3) Nos obs., L'ordonnance de protection : amélioration ou illusion ?, in LPA, 7 juin 2013, p. 4-8.
(4) CA Dijon, 31 mars 2011, n° 10/02665 (N° Lexbase : A8205HMT).
(5) CA Paris, Pôle 1, 1ère ch., 22 juillet 2011, n° 11/11170 (N° Lexbase : A3336HWH).
(6) G. Dupont, Famille, politique et travail au coeur de la loi égalité femmes-hommes, Le Monde, 3 juillet 2013.
(7) Cf. également Circulaire du 23 août 2012, relative à la prise en compte dans la préparation des textes législatifs et réglementaires de leur impact en termes d'égalité entre les femmes et les hommes (N° Lexbase : L0253IUW), JO du 24 août 2012.
(8) Selon le Président de la République, "la liberté, l'égalité, la dignité des femmes, c'est une cause universelle. C'est l'une des grandes causes qui fait que nous sommes la République française" Discours du 7 mars 2013.
(9) Schopenhauer, L'art d'avoir toujours raison, éd. Mille et une nuit, 1998.
(10) Nous soulignons.
(11) UN General Assembly Resolution 61/143. Intensification of efforts to eliminate all forms of violence against women.
(12) Voir en ce sens : CEDH, 26 mars 2013, Req. 33234/07, en anglais uniquement.
(13) Nos obs., Les violences conjugales saisies par le droit européen : évolution ou révolution ?, article à paraître, RTDeur, n° 4/2013.

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Droit privé général

[Projet, proposition, rapport législatif] Le projet de loi sur l'égalité homme-femme : un renouveau pour les victimes ?

Réf. : Projet de loi pour l'égalité entre les femmes et les hommes dans toutes ses dimensions, communiqué du Conseil des ministres du 3 juillet 2013

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par Bruno Ancel, Avocat à la Cour, Docteur en droit

Le 05 Septembre 2013

Le projet de loi sur l'égalité homme-femme (Sénat, projet n° 717, 3 juillet 2013), vise à instaurer une meilleure protection des victimes de violences conjugales. De nouvelles dispositions ont été prises pour tenter de pallier les insuffisances de la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010, relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants (N° Lexbase : L7042IMR). De façon plus ou moins consciente, l'homme abuse souvent de sa liberté à l'égard de ses semblables. L'inflation exponentielle des victimes de violences conjugales apparaît comme le triste reflet de ce constat : toute relation amoureuse est ainsi un tableau en clair-obscur d'affects en conflit.

Paradoxalement, bien que les médias s'emparent régulièrement du sujet, les droits des victimes semblent réduits à leur portion congrue, comme s'il existait une sorte de légitimation sociale implicite des agressions dont elles font l'objet.

Selon l'Office national de la délinquance et des réponses pénales, de 2008 à 2012, 400 000 femmes se sont déclarées victimes d'agressions de la part de leur conjoint. Les chiffres sont alarmants ! Le déferlement de violences actuelles a brisé toutes les digues du raisonnable. Plusieurs affaires récentes (1) ont défrayé la chronique prouvant ainsi que notre société n'a pas pris la mesure du drame humain qui se joue à l'intérieur de certains foyers. L'ampleur de ce phénomène conduit à s'interroger sur ses déterminants. La banalisation culturelle, cinématographique, scénique de ces formes d'agressions favorise cette véritable injustice sociale. Cette violence ne peut plus être refoulée tant elle fait partie intégrante de la société. Or, ne pas la reconnaître, c'est la présenter comme légitime.

Ce qui est effrayant, ce n'est pas tant l'absence de sanctions des infracteurs que l'indifférence sociale source d'une victimisation secondaire. Quel bilan peut-on dresser après l'entrée en vigueur de la loi sur les violences conjugales du 9 juillet 2010 (2) ? Le sort des victimes a-t-il été amélioré ? Le projet de loi sur l'égalité homme-femme va-t-il plus loin que l'ancien texte dans la protection des plus vulnérables ? C'est à ces trois questions qu'il importe de répondre.

Après avoir souligné les imperfections de la loi de 2010 (3) (I), le nouveau projet de loi sera analysé (II).

I - La loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010

Il est aisé de démontrer que la loi du 9 juillet 2010 présente de nombreuses limites (A) qui permettent aux plus rusés de triompher en justice (B).

A - De nombreuses limites

Il convient d'examiner quelques innovations de la loi pour en mesurer la portée réelle. On peut relever en ce sens trois dispositions majeures qui ont trait aux modes de preuve, aux violences psychologiques et à l'introduction de la notion de harcèlement moral.

En premier lieu, la loi n° 2010-769 du 9 juillet 2010 avait pour ambition d'alléger la charge de la preuve. Toutefois, le caractère vraisemblable des violences n'entraîne pas ipso facto une présomption de culpabilité du conjoint. On relèvera la prouesse rhétorique du législateur. S'il se contente d'une vraisemblance de violence (C. civ., art. 515-11 N° Lexbase : L2932IQN), il impose la démonstration d'un danger. Autrement dit, il reprend d'une main ce qu'il a donné de l'autre !

Il est difficile de démontrer que le conjoint violent va récidiver. En conséquence, si cette preuve n'est pas apportée, la victime se retrouve démunie.

Pire encore, contrairement à ce que laisse entendre le texte législatif, bien souvent les victimes sont sacrifiées sur l'autel du formalisme juridique. En effet, malgré le recours à la justice, nombre de victimes demeurent confinées à l'impuissance faute de preuves tangibles des faits endurés. Les seules allégations (4) des femmes violentées ne sont pas jugées suffisantes pour les tribunaux qui exigent un faisceau d'éléments concordants (5).

En deuxième lieu, si la création du délit de violence psychologique prévu à l'article 222-14-3 du Code pénal (article 31 de la loi) est à saluer, il n'en demeure pas moins qu'elle est perfectible. Dans la pratique, ce concept est difficile à manier et à utiliser, non seulement en raison de l'absence d'une jurisprudence abondante et bien établie en la matière, mais également pour des raisons probatoires.

En troisième lieu, la loi du 9 juillet 2010 incrimine dans son article 31 "le fait de harceler son conjoint, son partenaire lié par un pacte civil de solidarité ou son concubin par des agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de vie". Cependant, la plupart des parquets classent sans suite les plaintes faute d'éléments suffisants. Finalement, des nobles principes juridiques, il ne reste que l'écume à la surface de l'eau.

B - La loi du plus rusé semble la meilleure...

Si la loi présente des failles sur le plan théorique, il faut analyser leurs répercussions immédiates. Loin du discours dominant relatif à la sacralisation des victimes, la réalité semble davantage favorable aux agresseurs. En effet, bien souvent le blâme est rejeté sur la victime à qui l'on reproche toutes sortes de maux. Quant à la responsabilité du partenaire, elle est fréquemment minorée par l'évocation d'une enfance malheureuse, la consommation d'alcool ou la perte d'emploi. Si le renforcement de l'arsenal législatif semble présenter un bilan favorable aux personnes agressées, la réalité apporte un démenti à cette affirmation. Tout se passe comme si les relations humaines n'étaient plus régies que par le droit de la nature, ou du plus puissant.

Force est de relever que la loi du plus rusé est toujours la meilleure. Cette pétition de principe qui semble frappée du sceau de l'évidence, s'impose avec encore plus de prégnance en matière de violences conjugales. Doté de moyens financiers plus importants, l'agresseur a souvent une meilleure défense. Comme le souligne l'adage latin : auctoritas, non veritas, facit legem (c'est l'autorité et non la vérité qui fait la loi). Par une habileté tactique confondante, une stratégie subtile d'occultation de la vérité, le conjoint violent s'en sort souvent indemne et ne tombe jamais sous le coup de la loi pénale. Tant et si bien que s'évanouissent complètement la crainte et le frisson qu'inspire généralement la justice. Notre société apparaît ainsi comme schizophrène : d'un côté, elle célèbre chaque année la journée de la Femme ; de l'autre, elle semble fermer les yeux sur ce qui se déroule dans l'intimité des couples. Face aux imperfections du système antérieur, un nouveau texte s'imposait pour éviter que les violences conjugales ne prolifèrent dans la plus pernicieuse des bonnes consciences, en raison d'un environnement culturel favorable. Les principales critiques adressées à la loi du 9 juillet 2010 concernaient la durée de l'ordonnance de protection, le délai de délivrance ainsi que la preuve du harcèlement psychologique. Ces différents paramètres ont-ils été pris en compte par le projet de loi de 2013 ?

II - Le projet de loi (6) sur l'égalité homme-femme : une avancée ?

Récemment, le Gouvernement a annoncé un projet de loi aux dispositions renforcées, une meilleure formation des professionnels ainsi qu'une vaste campagne d'information. Un puissant soutien socio-politique permettra une plus grande reconnaissance des agressions subies. L'analyse du projet de loi (7) révèle certaines faiblesses qui en relativisent la portée (A) et invite à réfléchir sur une réponse plus adaptée (B).

A - Un tableau en demi-teinte

L'objectif de la réforme consiste à établir au sein du couple un lien social équilibré construit sur le respect des droits des femmes (8). La lecture des articles relatifs aux violences conjugales offre un bilan contrasté. Plusieurs dispositions vont dans le sens d'une amélioration. Ainsi, l'accélération de la délivrance des ordonnances de protection tout comme l'allongement de sa durée de 4 mois à 6 mois apparaît comme les mesures les plus louables. Il convient également de relever que la mise en place d'une médiation pénale est désormais à la discrétion de la victime.

Assez courageusement, le Gouvernement a élargi la définition du harcèlement moral à des comportements ou propos répétés. Toutefois, l'examen des vocables utilisés révèle immédiatement des difficultés notionnelles : qu'est ce qu'un comportement ou un propos répréhensible ? A partir de quel degré de violence un geste est-il inapproprié ? De plus, s'agit-il d'agissements distincts ou d'un acte persistant ? On pourra déplorer en conséquence l'absence d'exemples précis permettant de délimiter et d'encadrer cette notion, dans la mesure où ce qui n'est pas juridiquement interdit est considéré comme permis. L'imprécision du vocabulaire peut donner lieu à de multiples interprétations et entrer en contradiction avec l'intérêt des victimes. Même si le harcèlement moral peut revêtir plusieurs formes, multiples et insidieuses, il n'en demeure pas moins qu'une typologie détaillée aurait été souhaitable ; il est en effet difficile pour les personnes harcelées de savoir si ce qu'elles endurent au quotidien relève à proprement parler d'une forme d'agression. Adepte de l'impressionnisme verbal, le pervers narcissique distille son venin par petites touches subtiles, de sorte qu'il ne rentre jamais dans la définition donnée. Nous partageons le point de vue de Schopenhauer selon lequel "ce qui est vrai en théorie doit aussi l'être en pratique ; si ce n'est pas le cas, c'est qu'il y a une erreur dans la théorie" (9). Alors que la loi doit demeurer le meilleur bastion contre toute forme de menace, les condamnations sont rares. Selon les chiffres de la Chancellerie, seule une centaine de cas auraient donné lieu en 2011 à des sanctions. La défaillance comme l'insuffisance de la loi apparaissent insupportables pour les victimes. Or, l'une des conditions d'une lutte efficace contre les violences conjugales, est d'éviter toute forme de déni de leurs souffrances. Autre point faible du nouveau texte : la question du maintien de la victime dans le domicile conjugal. Or, l'analyse des jugements rendus par les diverses juridictions révèle que cette mesure fait encore figure d'exception. C'est d'ailleurs pourquoi, la Convention d'Istanbul a pris des mesures en ce sens et a prévu dans son article 52 qu'en cas d'urgence les Etats disposent du pouvoir d'ordonner l'éviction du conjoint violent du domicile conjugal et d'interdire tout contact avec la victime et tout retour au foyer. Ce faisant, elle privilégie le maintien des personnes en situation de vulnérabilité dans leur résidence au lieu de trouver un lieu d'hébergement.

Si le récent projet pour l'égalité entre les femmes et les hommes peut recueillir notre approbation, il est toutefois regrettable à notre sens que les juristes attendent d'être contraints par la réalité pour légiférer, comme s'il s'agissait d'un banal problème de société. Or, notre rôle en tant que professionnel du droit consiste non seulement à ouvrir le champ de réflexion, à apporter un angle de vision différent afin de favoriser de nouvelles perspectives, mais également à prendre des dispositions contraignantes pour protéger les plus vulnérables. Il est crucial de passer d'une orientation régulatrice à une approche résolument répressive en ce domaine. D'ailleurs, au niveau international, une résolution de l'ONU impose aux Etats de "promouvoir et défendre les droits de l'homme et libertés fondamentales des femmes et des filles, d'agir avec toute la méticulosité nécessaire pour prévenir les actes de violence dirigées contre elles, enquêter à leur sujet, en punir les auteurs (10) et offrir une protection aux victimes" (11). Seul un tel changement de paradigme sera de nature à véritablement garantir le respect du contrat social entre l'Etat et ses citoyens Un nouveau texte, c'est un nouvel espoir, une sorte de pacte de confiance tacite qui se tisse avec la société. Tout écart par rapport à l'ambition affichée constituera une déception amère.

Si pendant longtemps, les personnes agressées sont tombées dans les oubliettes de l'histoire, souhaitons qu'elles ne chutent pas dans les ornières du droit. La sagesse étant fille de l'expérience, reste à espérer que le législateur tire une leçon du passé et présente in fine une loi plus en adéquation avec les attentes actuelles.

B - La nécessité d'une réponse adaptée

Le postulat égalitaire mis en avant par le projet de loi semble rogné et singulièrement battu en brèche par la réalité des faits. Notre société est encore loin d'être délivrée d'une vision archétypique de la "femme objet" dont parlait Simone de Beauvoir ainsi que de tout stéréotype sexiste. Suffit-il de promulguer une nouvelle loi pour résoudre toutes les difficultés relationnelles au sein des foyers ? La réponse est tout sauf évidente. La proclamation de l'égalité homme-femme se révèle éminemment symbolique : il s'agit en réalité d'un paravent, d'un masque social derrière lequel se perpétuent les violences dans la sphère privée. Les limites de l'action contentieuse conjuguées au faible recours à la justice apparaissent comme un révélateur des insuffisances du système en vigueur et comme une incitation à trouver une solution plus adaptée.

Certes, le droit n'a pas une vocation altruiste, toutefois, il semble impératif de sortir de cette situation de léthargie culturelle, de torpeur juridique et de redonner aux victimes la réparation auxquelles elles aspirent. Si le dénigrement de l'autre est une violence insidieuse, la complaisance à l'égard de ce phénomène apparaît comme un poison mortel et une négation des droits des femmes battues. Au niveau européen, l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (12) prohibe en ce sens tout traitement inhumain et dégradant. Il est donc fondamental de toujours considérer autrui comme une fin et non comme un moyen ; il convient de traiter juridiquement chaque cas comme ayant des conséquences potentiellement destructrices pour favoriser un sursaut de conscience en ce domaine. Pour cela, une nouvelle définition du harcèlement moral s'impose qui prenne en compte l'optique des victimes et non ce que celles-ci devraient logiquement ressentir ou penser. Une meilleure formation ainsi qu'une plus grande coordination des différents acteurs (magistrat, OPJ, médecin, UMJ, etc.) en relation avec les victimes semble également une priorité pour l'avenir. Un accompagnement accru des plus fragiles psychologiquement ainsi que des femmes d'origine étrangère, déjà précarisées par leur statut juridique, permettrait de les aider à saisir la justice sans crainte de rétorsion. Enfin, les professionnels de la santé devraient disposer d'un pouvoir d'alerte en cas de constat de sévices un peu à l'image de ce qui existe déjà pour les enfants, et ce même en l'absence du consentement de la victime.

Le risque que représente pour notre Etat de droit l'absence de réponse juridique adéquate est moralement sinon humainement trop élevé pour que le législateur ne réagisse pas rapidement. Ivre de puissance, l'homme ne parvient plus à mettre un frein à ses pulsions de cruauté ; il devient une créature insensible, doté d'une rationalité froide. Il importe de démasquer la violence sous toutes ses formes, ostentatoires comme subreptices et de la sanctionner. Ce processus de destruction de l'autre doit faire l'objet d'une réprobation sans nuance. Qui peut tolérer une telle agressivité au 21ème siècle ?

Ainsi, il résulte de cette analyse qu'un arsenal juridique renforcé devra être adopté par le législateur pour lutter contre les nouvelles formes de violences, faute de quoi l'objectif d'égalité hautement affiché ne sera qu'un voeu pieu, une incantation. Lorsque les mentalités évoluent un tant soit peu, il est nécessaire que les textes soient au diapason. Puissent la loi sur l'égalité homme-femme ainsi que l'ordonnance de protection européenne (13) - qui garantit une protection équivalente aux victimes quel que soit le pays où elles se rendent-, apporter un renouveau en la matière et ouvrir un nouvel horizon.


(1) Ainsi, le tribunal correctionnel de Rodez a jugé le 16 août 2013 deux affaires médiatisées. Dans la première, un homme avait porté un coup à la tête de sa compagne. Dans la seconde, il s'agissait d'un cas de violences conjugales en état d'ivresse avec armes ayant entraîné 14 jours d'ITT.
(2) A. Gouttenoire, La prise en compte des violences dans le cadre de l'autorité parentale - Dossier : Violences conjugales - A propos de L. n° 2010-769, 9 juill. 2010, in AJF, décembre 2010, n° 12, page 518.
(3) Nos obs., L'ordonnance de protection : amélioration ou illusion ?, in LPA, 7 juin 2013, p. 4-8.
(4) CA Dijon, 31 mars 2011, n° 10/02665 (N° Lexbase : A8205HMT).
(5) CA Paris, Pôle 1, 1ère ch., 22 juillet 2011, n° 11/11170 (N° Lexbase : A3336HWH).
(6) G. Dupont, Famille, politique et travail au coeur de la loi égalité femmes-hommes, Le Monde, 3 juillet 2013.
(7) Cf. également Circulaire du 23 août 2012, relative à la prise en compte dans la préparation des textes législatifs et réglementaires de leur impact en termes d'égalité entre les femmes et les hommes (N° Lexbase : L0253IUW), JO du 24 août 2012.
(8) Selon le Président de la République, "la liberté, l'égalité, la dignité des femmes, c'est une cause universelle. C'est l'une des grandes causes qui fait que nous sommes la République française" Discours du 7 mars 2013.
(9) Schopenhauer, L'art d'avoir toujours raison, éd. Mille et une nuit, 1998.
(10) Nous soulignons.
(11) UN General Assembly Resolution 61/143. Intensification of efforts to eliminate all forms of violence against women.
(12) Voir en ce sens : CEDH, 26 mars 2013, Req. 33234/07, en anglais uniquement.
(13) Nos obs., Les violences conjugales saisies par le droit européen : évolution ou révolution ?, article à paraître, RTDeur, n° 4/2013.

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Procédures fiscales

[Chronique] Chronique de procédures fiscales - Septembre 2013 (spéciale projet de loi relatif à la fraude fiscale et à la grande délinquance financière)

Réf. : Projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière

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N8324BTH

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par Thierry Lambert, Professeur à Aix Marseille Université

Le 05 Septembre 2013

Conformément aux orientations fixées par le Président de la République, le Premier ministre a présenté, le 24 avril 2013, un projet de loi relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière. L'objectif affiché est de lutter contre la corruption et la fraude fiscale. L'extrait du compte rendu du Conseil des ministres précise que "le présent projet de loi comporte ainsi plusieurs dispositions majeures, qui traduisent une plus grande sévérité et une plus grande détermination dans cette action, en complétant des initiatives qui sont prises ou en préparation aux niveaux national, européen et international pour renforcer l'efficacité des outils" (Cons. min., compte rendu 24 avril 2013, Droit fiscal, 2013, 18 - 19, comm. 256). En effet, ce texte trouve sa place dans un environnement international et européen changeant mais qui va dans le même sens, c'est-à-dire renforçant les moyens de lutte contre le blanchiment ainsi que contre la fraude et l'évasion fiscales. Le projet est aujourd'hui devant la commission paritaire, qui n'a pas encore réussi à trouver un accord entre les députés et les sénateurs. Les discussions sur le texte reprendront à partir du 10 septembre 2013, date d'ouverture de la session extraordinaire. 1 - Développer l'échange d'informations au niveau international

Au niveau international, le G20, réuni à Washington les 18 et 19 avril 2013, a proposé de remplacer la procédure d'échanges d'informations sur demande et au cas par cas par un échange automatique de données, qui porterait sur les comptes bancaires et les avoirs détenus à l'étranger par les ressortissants des Etats. Cette procédure s'inspire de la législation américaine qui oblige les banques étrangères à livrer les noms de leurs clients américains, connue sous le nom de foreign account tax compliance act (FATCA ; lire David Chrétien, Avocat, Directeur FS Tax, Landwell et Eléonore Geoffroy, Master II Fiscalité de l'Entreprise, Université Paris Dauphine, "FATCA" : la chaîne de paiements au coeur du dispositif de lutte active contre l'évasion fiscale, Lexbase Hebdo n° 526 du 30 avril 2013 - édition fiscale N° Lexbase : N6885BT8), et encourage les pays de l'Union européenne et d'autres à adopter la même approche (nos obs., "Paradis fiscaux", dépasser l'échange d'informations, Gestion & Finances publiques, 2013, 8-9, pp. 22-30). L'objectif est clairement d'intensifier les échanges d'informations à des fins de contrôle fiscal.

2 - L'ajustement des dispositifs dans l'Union européenne

Dans le cadre de l'Union européenne, la lutte contre le blanchiment de capitaux ainsi que la fraude et l'évasion fiscales se réorganisent.

La Commission européenne a présenté, le 5 février 2013, d'une part, une proposition de Directive relative à la prévention de l'utilisation du système financier aux fins du blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme et, d'autre part, une proposition de règlement sur les informations accompagnant les virements de fonds (COM(2013) 44 et 45 final et (SWD (2013) 21 et 22 final). Avec ces textes, la Commission veut tout à la fois actualiser et harmoniser les règles existantes au niveau du l'Union européenne en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et assurer une meilleure protection du système financier et du marché unique contre des pratiques qui lui sont dommageables.

C'est le même esprit qui avait prévalu quand la Commission avait présenté, le 6 décembre 2012, un paquet sur la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales, composé d'une communication établissant un "plan d'action pour renforcer la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales" et deux recommandations relatives à la planification fiscale agressive et aux mesures visant à encourager les pays tiers à appliquer des normes minimales de bonne gouvernance dans le domaine fiscal (COM(2012) 722 final, C (2012) 8805 final et C (2012) 8806 final). Par exemple, la Commission, par ce texte, invitait le Conseil à adopter sa proposition de mécanisme rapide contre la fraude à la TVA, qui autoriserait sans délai un Etat membre à adopter des mesures dérogatoires de nature temporaire pour faire face à des cas de fraude massive et soudaine à la TVA ayant une incidence majeure. Autre exemple, la Commission prévoit d'analyser la faisabilité de l'octroi d'un accès mutuel direct aux bases de données nationales dans le domaine de la fiscalité directe, ainsi que la possibilité de disposer d'un instrument juridique unique régissant la coopération administrative pour l'ensemble des impôts et taxes. Dernier exemple : la Commission estime que la création d'un numéro d'identification fiscale européen pourrait être la meilleure solution pour remédier aux difficultés que rencontrent les Etats membres dans l'identification correcte de tous leurs contribuables effectuant des opérations transfrontalières.

La Commission a annoncé, le 23 avril 2013, la création d'une plate-forme concernant la bonne gouvernance dans le domaine fiscal (Comm. UE, communiqué 23 avril 2013, (IP/13/351, Droit fiscal, 2013, 18 - 19, comm. 261). L'objectif est de suivre les efforts faits par les Etats pour enrayer la planification fiscale agressive, lutter contre les paradis fiscaux et suivre aussi la mise en oeuvre de ses recommandations présentées le 6 décembre 2012.

Toutes ces propositions, celles qui concernent le blanchiment de capitaux comme celles qui permettent de lutter contre la fraude et l'évasion fiscales, reposent sur une amélioration de transparence, sur une accélération des échanges d'informations et une plus grande réactivité des Etats membres.

3 - Le dispositif français de lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (examen du texte tel qu'il est rédigé devant la commission mixte paritaire)

A - Le renforcement des pouvoirs de l'administration fiscale

Article 2 bis

Le projet de texte prévoit une extension du champ de compétence de la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale au blanchiment de la fraude, qui agira au sein du futur Office central de lutte contre la corruption et la fraude fiscale. La nouveauté tient au fait que les pouvoirs de la police fiscale sont étendus au blanchiment, que l'article 324-1 du Code pénal (N° Lexbase : L1789AM9), définit comme étant "le fait de faciliter, par tout moyen, la justification mensongère de l'origine des biens ou revenus de l'auteur d'un crime ou d'un délit ayant procuré à celui-ci un profit direct ou indirect", ainsi que "le fait d'apporter un concours à une opération de placement, de dissimulation ou de conversion du produit direct ou indirect d'un crime ou un délit".

Articles 2 et 3

Est également prévue, une extension de la procédure judiciaire d'enquête fiscale qui vise désormais tout montage juridique dans un Etat ou territoire étranger, et pas seulement ceux qui sont réalisés dans un paradis fiscal. Rappelons que la procédure d'enquête fiscale judiciaire complète en réalité la procédure de visite et de saisie (LPF, art. L. 16 B N° Lexbase : L0277IW8) en donnant à des agents spécialisés des pouvoirs de police judiciaire leur permettant de réaliser des perquisitions, de procéder à des interrogatoires, en passant par la garde à vue et éventuellement les écoutes téléphoniques. La procédure est codifiée aux articles L. 228 (N° Lexbase : L0270IWW) et L. 188 B (N° Lexbase : L0271IWX) du LPF et à l'article 28-2 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L0269IWU), lequel prévoit l'applicabilité aux procédures d'enquêtes fiscales de nombreuses dispositions du Code de procédure pénale en matière de flagrant délit et d'enquêtes préliminaires. Ce nouveau dispositif a été introduit lors du vote de la loi de finances rectificative pour 2009 (loi n° 2009-1674 du 30 décembre 2009 N° Lexbase : L1817IGE), et est utilisé depuis le début de l'année 2011.

Souvenons-nous que le Conseil constitutionnel a déjà apporté des précisions et une réserve sur le pouvoir d'audition et de convocation que détiennent les membres de la police fiscale (Cons. const., décision n° 2012-257 QPC du 18 juin 2012 N° Lexbase : A8706INR). Il a été noté "qu'en prévoyant une telle obligation de comparution, qui peut être imposée par la force par l'officier de police judiciaire, avec l'autorisation préalable du procureur de la République, le législateur a assuré entre la prévention des atteintes à l'ordre public et la recherche des auteurs d'infractions, d'une part, et l'exercice des libertés constitutionnelles garanties, d'autre part, une conciliation qui n'est pas déséquilibrée" (Frédérique Perrotin, Police fiscale : les précisions du Conseil constitutionnel, Petites affiches, 2012, 129, pp. 4-5).

Article 3 bis E

Dans le cadre d'un contrôle inopiné, autorisation est donnée aux agents de l'administration de copier des fichiers informatiques relatifs aux informations, données et traitements informatiques, ainsi que la documentation relative aux analyses, à la programmation et à l'exécution des traitements visés à l'article L. 13 du LPF (N° Lexbase : L6794HWK). Deux copies seront placées sous scellés, l'une devant être remise au contribuable ou à son représentant, l'autre étant conservée par l'administration. Ces deux copies pourront, si nécessaire, être confrontées lors de l'examen comptable. Si les scellés ou les fichiers sont altérés, l'administration sera autorisée à faire des tris, classements, ainsi que tous les calculs sur la copie des fichiers des écritures comptables conservée par ses soins.

Article 3 bis F

Le législateur souhaite aussi que la détermination du montant de l'atténuation des sanctions accordée dans le cadre d'une transaction respecte la hiérarchie des sanctions prévue par le CGI. Rapport est fait chaque année, par le ministre du Budget, des remises et transactions à titre gracieux accordées par l'administration.

Articles 5, 6 et 11

Il est procédé au renforcement du régime des saisies et confiscations d'avoirs criminels, pour garantir l'efficacité du recouvrement des sommes illégalement détenues, qui pourra notamment porter sur les contrats d'assurance-vie, ou tout bien dont le condamné a la libre disposition.

Articles 10 à 10 quinquies

Le législateur a souhaité confirmer la possibilité pour l'administration d'appuyer ses rectifications et poursuites sur des informations d'origine illicite, si elles ne parviennent pas par le truchement de l'autorité judiciaire ou par la voie de l'assistance administrative. Il est prévu, en outre, que l'administration puisse procéder à une visite domiciliaire sur le fondement de preuves illicites, ce qui ouvre des perspectives inédites ; tout au plus est-il précisé que "leur utilisation par l'administration est proportionnée à l'objectif de recherche et de répression des infractions prévues par le CGI".

Article 11 bis C

Il est prévu que les agents de l'administration puissent, dans le cadre d'une vérification de comptabilité ou d'un examen de situation fiscale personnelle prendre copie des documents dont ils ont eu connaissance. Le contribuable ne peut pas s'y opposer. Dans le cas contraire, il s'expose à une amende de 1 500 euros pour chaque document dont la copie est refusée, sans que le total des amendes puisse être supérieur à 10 000 euros.

Articles 15, 16 et 17

Parmi les mesures les plus controversées, retenons l'utilisation de techniques d'enquêtes "spéciales", telles que la surveillance, l'infiltration ou la garde à vue de quatre jours, pour la détection des fraudes les plus graves. Ces aspects sont parmi les plus critiqués du texte.

B - Le renforcement de la lutte contre la fraude fiscale

Article 1er

Il est donné la faculté d'exercer les droits de la partie civile auprès des juridictions compétentes pour les associations de lutte contre la corruption.

Article 3

Il est créé une circonstance aggravante pour les fraudes les plus graves, notamment concernant la fraude commise en bande organisée, ou reposant notamment sur le recours à des comptes bancaires ou des entités détenues à l'étranger, telles que les fiducies ou les trusts. L'article 132-71 du Code pénal (N° Lexbase : L0425DZR) énonce que "constitue une bande organisée au sens de la loi tout groupement formé ou toute entente établie en vue de la préparation caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, d'une ou plusieurs infractions". Il est nécessaire que soit modifié l'article 1741 du CGI (N° Lexbase : L4664ISK), afin de considérer comme circonstance aggravante le fait que la fraude ait été commise en bande organisée.

Les circonstances aggravantes sont également caractérisées lorsque les faits ont été réalisés, ou facilités, au moyen de comptes ouverts ou de contrats souscrits auprès d'organismes établis à l'étranger non déclarés, lorsqu'il y a une interposition de personnes physiques ou morales ou de tout organisme, fiducie ou institution comparable établis à l'étranger, lorsqu'il y a l'usage d'une fausse identité ou de faux documents ou de toute autre falsification, enfin lorsqu'il y a une domiciliation fictive ou artificielle à l'étranger ou encore lorsqu'il y a un acte fictif ou artificiel ou l'interposition d'une entité qui a ces caractéristiques. La palette des circonstances aggravantes est très large, au point que l'on peut se demander ce que ne sont pas des circonstances aggravantes.

Les peines encourues sont portées à sept ans d'emprisonnement et deux millions d'euros d'amende.

Article 3 bis A

La fraude à la TVA, et notamment les carrousels, constitue une atteinte sérieuse aux finances des Etats. Le législateur veut donner à l'administration les moyens de demander au contribuable des informations complémentaires relatives à l'attribution ou au maintien du numéro d'identification en matière de TVA.

Article 3 bis B

La création d'un registre public des trusts et l'alourdissement des pénalités applicables en cas de non respect des obligations des trusts par leur administrateur doivent permettre un peu de transparence.

Article 4

Le législateur souhaite l'alignement des peines prévues pour les personnes morales sur celles applicables aux personnes physiques, avec la possibilité de condamner des personnes morales en cas de blanchiment à la peine complémentaire de la confiscation de leur entier patrimoine.

Article 11 bis F

Le Gouvernement a amendé, au cours des débats, son texte concernant le délai de réclamation contentieux ouvert aux contribuables en cas de décision juridictionnelle ou avis contentieux révélant la non conformité d'une règle de droit à une règle de droit supérieure. Ce dernier est fixé par la loi à "deux ans, selon le cas, à compter de la mise en recouvrement du rôle ou de la notification de l'avis de mise en recouvrement ou, en l'absence de mise en recouvrement, du versement de l'impôt contesté ou de la naissance du droit à déduction".

Article 11 sexies

Pour les redevables établis dans les Etats hors de l'Union européenne, et ne disposant pas d'instruments juridiques relatifs à l'assistance en matière de recouvrement, le délai de prescription de l'action en recouvrement est porté de quatre à six ans.

Ces dispositions visent aussi à appuyer le traitement des affaires dites complexes du ressort du futur parquet, à compétence nationale, chargé de la lutte contre la corruption et de la fraude fiscale. Placé sous l'autorité du procureur général de Paris, ce parquet sera compétent pour les atteintes à la probité et les délits de fraude fiscale d'une grande complexité, ainsi que le blanchiment de ces infractions.

Ce texte a suscité l'ire des avocats. Le Président du Conseil national des barreaux a considéré qu'il s'agit d'une "loi terrifiante", au motif que l'"on peut demander à n'importe quel moment de prouver qu'une somme sur un compte bancaire n'est pas illicite" (cité par Olivia Dufour, Les avocats menacent de descendre dans la rue !, Petites affiches, 11 juillet 2003, pp. 4-5). De la même façon, le Conseil national des barreaux a adopté à l'unanimité, le 15 juin 2013, une motion affirmant son inquiétude précisant qu'"aussi légitime que puisse être l'objectif de lutte contre la fraude fiscale, les dispositions figurant dans le projet de loi portent une atteinte grave aux libertés publiques, individuelles et collectives" (cité par Frédérique Perrotin, Fraude fiscale, les inquiétudes des avocats, Petites affiches, 27 juin 2013, pp. 4-6).

De la même manière, la Commission nationale consultative des droits de l'Homme, réunie en assemblée plénière le 27 juin 2013, a rendu un avis que l'on peut qualifier de critique concernant ce texte quant au respect des droits de la défense et la doctrine, d'ores et déjà, précise que les limites apportées à l'exercice des droits fondamentaux doivent être strictement cantonnées à la sauvegarde de l'intérêt général (Chantal Cutajar, La lutte contre la fraude fiscale à l'épreuve des droits fondamentaux, JCP éd. G, 15 juillet 2013, pp. 1418-1419).

Il est sage d'attendre que le Conseil constitutionnel, qui sera très certainement saisi, se prononce pour porter un jugement définitif sur ce texte.

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QPC

[Jurisprudence] Première (et modeste) abrogation d'une disposition du Code du travail dans le cadre de la procédure de QPC

Réf. : Cons. const., décision n° 2013-336 QPC du 1er août 2013 (N° Lexbase : A1823KKQ)

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N8339BTZ

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 05 Septembre 2013

L'événement sera sans doute passé inaperçu en raison de la date estivale de la décision et du peu d'impact pratique de l'abrogation d'un texte réécrit depuis en 2004. Mais il s'agit bien d'un événement puisque pour la première fois, depuis l'entrée en vigueur de la procédure de QPC le 1er mars 2010, le Conseil constitutionnel a abrogé un article du Code du travail, en l'occurrence un alinéa de l'ancien article L. 442-9 (N° Lexbase : L8807G7C) dans sa version en vigueur avant la loi de finance 2005 (loi n° 2004-1484 du 30 décembre 2004 N° Lexbase : L5203GUA) (I). Il ne faut toutefois pas tirer de cette première de grandes leçons compte tenu des motifs de la censure et des principes mobilisés (II).
Résumé

Le Conseil constitutionnel censure le premier alinéa de l'article 15 de l'ordonnance n° 86-1134 du 21 octobre 1986, relative à l'intéressement et à la participation des salariés aux résultats de l'entreprise et à l'actionnariat des salariés (N° Lexbase : L0264AIM), devenu le premier alinéa de l'article L. 442-9 du Code du travail, dans sa rédaction antérieure à la loi n° 2004-1484 du 30 décembre 2004, de finances pour 2005, dans la mesure où le législateur a renvoyé au pouvoir réglementaire la détermination des entreprises publiques soumises à l'intéressement.

I - Présentation de la QPC

Texte discuté. L'ordonnance n° 67-693 du 17 août 1967, relative à la participation des salariés aux fruits de l'expansion des entreprises, qui a mis en place le premier régime de participation, prévoyait, dans son article 9, qu'un décret en Conseil d'Etat déterminerait "les entreprises publiques et les sociétés nationales [...] soumises aux dispositions de la présente ordonnance" (1).

Cette même disposition renvoyant au Gouvernement la détermination des "entreprises publiques et les sociétés nationales qui sont soumises" au régime de participation, ainsi qu'éventuellement les adaptations rendues nécessaires par leur statut, fut reprise par l'ordonnance n° 86-1134 du 21 octobre 1986, relative à l'intéressement et à la participation des salariés aux résultats de l'entreprise et à l'actionnariat des salariés, devenu l'article L. 442-9 du Code du travail. Il faudra attendre 2004 et l'article 85 de loi de finance pour 2005 pour que le législateur détermine lui-même les principes devant conduire à la détermination des entreprises publiques concernées (2).

Ce texte disposait, dans son premier alinéa, qu'"un décret en Conseil d'Etat détermine les établissements publics de l'Etat à caractère industriel et commercial et les sociétés, groupements ou personnes morales, quel que soit leur statut juridique, dont plus de la moitié du capital est détenue, directement ou indirectement, ensemble ou séparément, par l'Etat et ses établissements publics qui sont soumises aux dispositions du présent chapitre. Il fixe les conditions dans lesquelles ces dispositions leur sont applicables".

L'alinéa deuxième de ce même texte disposait, pour sa part, que "les dispositions du présent chapitre sont applicables aux sociétés, groupements ou personnes morales quel que soit leur statut juridique, dont plus de la moitié du capital est détenue, ensemble ou séparément, indirectement par l'Etat et directement ou indirectement par ses établissements publics, à l'exception de celles et ceux qui bénéficient de subventions d'exploitation, sont en situation de monopole ou soumis à des prix réglementés. Toutefois, ces dispositions ne sont pas applicables aux exercices antérieurs à l'exercice suivant l'entrée en vigueur du présent alinéa pour les sociétés, groupements ou personnes morales quel que soit leur statut juridique, dont plus de la moitié du capital est détenue, ensemble ou séparément, indirectement par l'Etat et directement ou indirectement par ses établissements publics, à l'exception de celles et ceux pour lesquels ces dispositions s'appliquaient en vertu du décret n° 87-948 du 26 novembre 1987 (N° Lexbase : L8376IUR) dans sa rédaction antérieure à l'entrée en vigueur du présent alinéa".

Ces dispositions figurent aujourd'hui à l'article L. 3321-1, alinéa 2 (N° Lexbase : L1133H9T), dont la rédaction a été simplifié en 2007 lors de la recodification ; le texte dispose que les dispositions relatives à la participation "sont également applicables aux établissements publics de l'Etat à caractère industriel et commercial et aux entreprises publiques, quel que soit leur statut juridique, dont plus de la moitié du capital est détenue, directement ou indirectement, par l'Etat et dont la liste est déterminée par un décret en Conseil d'Etat".

L'affaire. Dans cette affaire, la société N., filiale d'une nébuleuse bancaire issue du secteur parapublic, se plaignait d'avoir dû verser à ses salariés un intéressement et vertu de la jurisprudence de la Cour de cassation alors applicable selon laquelle une personne de droit privé, ayant pour objet une activité purement commerciale qui n'est ni une entreprise publique ni une société nationale, peu important l'origine du capital, n'entre pas dans le champ d'application du décret auquel renvoie l'article 15 de l'ordonnance et doit par conséquent être soumise aux dispositions relatives à l'intéressement et à la participation des salariés (3). Cette position très favorable aux salariés dénotait sensiblement de celle adoptée par le Conseil d'Etat qui, s'appuyant sur les termes du droit communautaire, avait considéré au contraire que devait être qualifiée d'entreprise "publique" l'entreprise, quoi que de droit privé, dont le capital était majoritairement détenu par l'Etat (4).

Cette jurisprudence a été bouleversé par l'article 85 de la loi de finance pour 2005, qui a imposé l'application, sous conditions, aux personnes morales de droit privé à capital majoritairement public, mais sans que ces dispositions n'aient toutefois d'effet rétroactif pour les années antérieures (5).

L'entreprise avait donc, pour la période antérieure à 2005, agi en responsabilité contre l'Etat pour obtenir de très fortes compensations (près de dix millions d'euros), considérant qu'en tant qu'entreprise dont le capital était majoritairement détenu par l'Etat elle aurait dû échapper au versement de la participation, comme cela est le cas depuis 2005. Elle invoquait l'illégalité du décret n° 87-948 du 26 novembre 1987 pris sur le fondement de l'ordonnance de 1986 pour déterminer les entreprises publiques astreintes à la participation, et contestait à cette occasion la constitutionnalité de l'article L. 442-9 du Code du travail en ce qu'il confiait au pouvoir réglementaire le soin de déterminer le champ d'application du principe de participation aux entreprises publiques.

Dans un arrêt en date du 10 juin 2013, le Conseil d'Etat avait considéré que "le moyen tiré de ce que ces dispositions, telles qu'elles ont été interprétées par les juridictions compétentes et compte tenu des effets, notamment dans le temps, s'attachant à cette interprétation, portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment à la garantie des droits protégée par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1363A9D) ainsi qu'au principe d'égalité devant la loi et au principe d'égalité devant les charges publiques garantis par les articles 6 (N° Lexbase : L1370A9M) et 13 (N° Lexbase : L1360A9A) de cette même Déclaration, soulève une question nouvelle" (6).

Le demandeur considérait que l'interprétation constante que la Chambre sociale de la Cour de cassation a retenu de la notion "d'entreprise publique" porterait atteinte à la garantie des situations légalement acquises reconnue par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, et que les dispositions légales et leur interprétation seraient également contraires aux principes d'égalité devant la loi et les charges publiques énoncés aux articles 6 et 13 de la Déclaration de 1789.

La décision. Ces arguments n'ont pas convaincu le Conseil constitutionnel qui n'y a vu logiquement aucune atteinte à la garantie des droits, dans la mesure où aucune situation légalement acquise n'existait antérieurement à l'ordonnance de 1986.

Il a également, et tout aussi logiquement, écarté le grief tiré de la violation du principe d'égalité dans la mesure où les entreprises ne sont pas dans la même situation selon qu'elles sont privées ou "publiques", ce qui est indéniable compte tenu de leurs statuts et des contraintes qui pèsent sur elles.

Il a, en revanche, relevé d'office le moyen tiré de l'incompétence négative du législateur.

Après avoir rappelé le principe selon lequel "la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité dans le cas où cette méconnaissance affecte par elle-même un droit ou une liberté que la Constitution garantit" (cons. 16), le Conseil a indiqué que le législateur doit "prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire, sans reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi". Or, en l'espèce, le législateur n'avait pas lui-même fixé les critères permettant de déterminer la liste des entreprises publiques soumises aux dispositions relatives à la participation ("par exemple, [...] un critère fondé sur l'origine du capital ou la nature de l'activité") mais, au contraire, "conféré au pouvoir réglementaire la compétence pour modifier le champ d'application de la loi", méconnaissant ainsi sa compétence et violant par ce fait le principe de la liberté d'entreprendre.

II - L'intérêt limité de la décision

Porté effective de l'abrogative. La portée de la décision est tout d'abord des plus modestes au regard des effets produits par l'abrogation.

Mettant en oeuvre le pouvoir de détermination des effets de la censure qu'il tire de l'article 62, alinéa 2, de la Constitution (N° Lexbase : L1328A93), le Conseil a certes choisi de conférer à l'abrogation un effet immédiat, confortant ainsi la règle de principe par ailleurs rappelée dans le considérant 21, mais a également précisé que celle-ci ne conférait pas aux salariés des entreprises dont le capital est majoritairement détenu par des personnes publiques de droit à participation, ni d'ailleurs ne pouvait fonder de droit à restitution des sommes versées au titre d'un régime de participation pour des entreprises qui y avaient été astreintes par application des dispositions alors applicables. En d'autres termes, et pour ce qui concernait précisément le demandeur, l'abrogation du texte, dans sa version alors applicable, ne conduira pas les salariés de l'entreprise considérée à rembourser les sommes versées.

Mais quant à l'action engagée contre l'Etat en raison de l'incompétence négative affectant le décret du 26 novembre 1987, elle devrait logiquement aboutir dans la mesure où l'adoption d'un acte réglementaire illégal par l'Etat engage par la même sa responsabilité civile (7). Il pourrait d'ailleurs en être de même de la responsabilité de l'Etat en raison de l'adoption d'une disposition législative contraire à la Constitution.

Intérêt au regard des règles de la QPC. On sait depuis la décision "SNC Kimberly Clark", rendue par le Conseil constitutionnel le 18 juin 2010, que "la méconnaissance par le législateur de sa propre compétence ne peut être invoquée à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité que dans le cas où est affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit" (8).

Le grief d'incompétence négative a ainsi conduit à l'abrogation de l'article 706-88-2 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9641IPR), dans la mesure où le législateur avait omis d'"encadrer le pouvoir donné au juge de priver la personne gardée à vue du libre choix de son avocat" (9), le e du 2° de l'article L. 332-6-1 du Code l'urbanisme (N° Lexbase : L4659ISD) qui "ne définit pas les usages publics auxquels doivent être affectés les terrains [...] cédés aux communes" (10), ou encore de l'article L. 45 du Code des postes et des communications électroniques (N° Lexbase : L2269HHI) qui confiait à des organismes désignés par le ministre chargé des communications électroniques l'attribution et la gestion des noms de domaine (11).

Le Conseil constitutionnel veille à ce que la preuve de l'existence d'un droit ou d'une liberté dont l'exercice est affecté par l'incompétence soit établie (12), ce qui sera le cas lorsque, par exemple, "l'absence de détermination des modalités de recouvrement d'une imposition [qui] affecte le droit à un recours effectif garanti par l'article 16 de la Déclaration de 1789" (13) ou que le législateur n'a pas pris la peine de définir les conditions dans lesquels le principe de participation du public aux décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement (14).

C'est cette fois-ci la liberté d'entreprendre qui sert de liberté de rattachement pour admettre l'argument tiré de l'incompétence négative du législateur, comme cela avait été le cas précédemment pour l'abrogation de l'article L. 45 du Code des postes et des communications électroniques en matière de nom de domaine (15).

Intérêt au regard du droit constitutionnel du travail. C'est la première fois qu'une disposition du Code du travail, même si celle-ci a été remplacée entre temps, se trouve abrogée dans le cadre de la procédure de QPC, en plus de trois ans (16). C'est dire si ceux qui craignaient une déstabilisation profonde du droit du travail par l'introduction de ce nouveau recours seront rassurés !

On observera également que cette première censure intervient non pas en raison de la violation d'un droit ou d'une liberté reconnue aux travailleurs, mais pour assurer la protection de la liberté d'entreprendre (même si concrètement la censure ne modifiera pas l'issue du litige), ce qui constitue également une surprise dans la mesure où on croyait le recours plus adapté aux contestations des salariés.


(1) Décret n° 69-255 du 21 mars 1969.
(2) Il s'agit des "établissements publics de l'Etat à caractère industriel et commercial et les sociétés, groupements ou personnes morales, quel que soit leur statut juridique, dont plus de la moitié du capital est détenue, directement ou indirectement, ensemble ou séparément, par l'Etat et ses établissements publics".
(3) Cass. soc., 6 juin 2000, n° 98-20.304, publié (N° Lexbase : A8760AHW), Dr. soc., 2000, p. 1023, note J. Savatier ; Cass. soc., 29 juin 2011, n° 09-72.281, FP-D (N° Lexbase : A6580HUA) ; Cass. soc., 8 novembre 2011, n° 09-67.786, F-D (N° Lexbase : A8893HZE).
(4) CE, Ass., 24 novembre 1978, n° 04546 (N° Lexbase : A6894B8T).
(5) Cass. soc., 29 juin 2011, n° 09-72.281, FP-D (N° Lexbase : A6580HUA) ; Cass. soc., 8 novembre 2011, n° 09-67.786, F-D (N° Lexbase : A8893HZE).
(6) CE 1° et 6 s-s-r., 10 juin 2013, n° 366880, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3851KGQ).
(7) CE Contentieux, 26 janvier 1973, n° 84768 (N° Lexbase : A7586B8H). Jurisprudence constante.
(8) Cons. const., décision n° 2010-5 QPC du 18 juin 2010 (N° Lexbase : A9571EZI) (Incompétence négative en matière fiscale), cons. 3.
(9) Cons. const., décision n° 2012-223 QPC du 17 février 2012 (N° Lexbase : A5832ICY), cons. 7.
(10) Cons. const., décision n° 2010-33 QPC du 22 septembre 2010 (N° Lexbase : A8929E9L), cons. 4 ; Cons. const., décision n° 2011-176 QPC du 7 octobre 2011 (N° Lexbase : A5943HYR), cons. 5, s'agissant de l'abrogation du 1° du paragraphe I de l'article 72 de la loi du 30 décembre 1967.
(11) Cons. const., décision n° 2010-45 QPC du 6 octobre 2010 (N° Lexbase : A9925GAT), cons. 6.
(12)Cons. const., décision n° 2012-254 QPC, du 18 juin 2012 (N° Lexbase : A8704INP), cons. 6 ; Cons. const., décision n° 2012-231/234 QPC du 13 avril 2012 (N° Lexbase : A5138II7), cons. 12 ("en ne fixant pas lui-même les conséquences sur la procédure du défaut de paiement de la contribution pour l'aide juridique ou du droit de 150 euros dû par les parties à l'instance d'appel, le législateur n'a pas méconnu l'étendue de sa compétence").
(13) Cons. const., décision n° 2012-298 QPC du 28 mars 2013 (N° Lexbase : A0762KBT).
(14) Cons. const., décision n° 2011-183/184 QPC du 14 octobre 2011 (N° Lexbase : A7387HYA) (Projets de nomenclature et de prescriptions générales relatives aux installations classées pour la protection de l'environnement), cons. 6, 7 et 8 ; Cons. const., décision n° 2012-262 QPC du 13 juillet 2012 (N° Lexbase : A7321IQ9) (Projets de règles et prescriptions techniques applicables aux installations classées pour la protection de l'environnement soumise à autorisation), cons. 7 et 8 ; Cons. const., décision n° 2012-270 QPC du 27 juillet 2012 (N° Lexbase : A0586IR7) (Délimitation des zones de protection d'aires d'alimentation des captages d'eau potable et principe de participation du public), cons. 6 et 7 ; Cons. const., décision n° 2012-269 QPC du 27 juillet 2012 (N° Lexbase : A0585IR4).
(15) Préc.. En revanche cette association n'avait pas conduit à l'abrogation de l'article 16 de la loi n° 96-603 du 5 juillet 1996, relative au développement et à la promotion du commerce et de l'artisanat (N° Lexbase : L9475A8G) : Cons. const., décision n° 2011-139 QPC du 24 juin 2011 (N° Lexbase : A2999HUM), cons. 9 : "en confiant au décret en Conseil d'État le soin de préciser, dans les limites rappelées ci-dessus, les diplômes, les titres homologués ou la durée et les modalités de validation de l'expérience professionnelle qui justifient de la qualification, le législateur n'a pas délégué le pouvoir de fixer des règles ou des principes que la Constitution place dans le domaine de la loi".
(16) Sur la QPC en droit du travail, dernièrement J. Mouly, QPC et QCC en droit du travail : concurrence ou complémentarité ?, Dr. soc., 2013, p. 573.

Décision

Cons. const., décision n° 2013-336 QPC du 1er août 2013 (N° Lexbase : A1823KKQ)

Texte censuré : Ordonnance du 21 octobre 1986 relative à l'intéressement et à la participation des salariés aux résultats de l'entreprise et à l'actionnariat des salariés, dans sa version antérieure à l'article 85 de la loi du 30 décembre 2004, art. 15, 1er alinéa (N° Lexbase : L0264AIM)

Mots-clés : QPC, incompétence négative

Liens base : (N° Lexbase : E1002ETB)

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QPC

[Chronique] QPC : évolutions procédurales récentes - Avril à Juin 2013

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N8335BTU

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par Mathieu Disant, Maître de conférences à l'Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris I) et membre du Centre de recherche en droit constitutionnel (CRDC)

Le 05 Septembre 2013

La question prioritaire de constitutionnalité est à l'origine d'une jurisprudence abondante du Conseil constitutionnel comme du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation. Cette chronique trimestrielle, rédigée par Mathieu Disant, Maître de conférences HDR à l'Ecole de droit de la Sorbonne (Université Paris I), membre du Centre de recherche en droit constitutionnel (CRDC), chercheur associé au Centre de recherche sur les relations entre le risque et le droit (C3RD), s'attache à mettre en exergue les principales évolutions procédurales de la QPC, les apports au fond du droit étant quant à eux traités au sein de chacune des rubriques spécialisées de la revue. La période examinée (avril à juin 2013) a été particulièrement riche. Le Conseil constitutionnel a rendu 28 décisions QPC, ce chiffre tenant compte des jonctions de certaines affaires. Le flux de QPC se stabilise à un niveau assez élevé.

Sur le fond, les sujets abordés sont foisonnants. Ils concernent l'ensemble des branches du droit. On notera que le nombre de QPC dans le domaine du droit de la presse est désormais significatif (Cons. const., décisions n° 2013-302 QPC du 12 avril 2013 N° Lexbase : A9964KBN, n° 2013-311 QPC du 17 mai 2013 N° Lexbase : A5437KDQ, n° 2013-319 QPC du 7 juin 2013 N° Lexbase : A1526KGM). Le Conseil constitutionnel s'est penché sur des institutions législatives anciennes, en particulier celles qui organisent, dans la lignée de l'ordonnance de Colbert, la limite du domaine public naturel (Cons. const., décision n° 2013-316 QPC du 24 mai 2013 N° Lexbase : A8146KD3). Il a censuré, sur le terrain de la liberté d'entreprendre et à l'initiative de l'industrie cimentière, les dispositions de l'article L. 224-1 du Code de l'environnement (N° Lexbase : L9456IW7) fixant une quantité minimale de matériaux en bois dans certaines constructions (Cons. const., décision n° 2013-317 QPC du 24 mai 2013 N° Lexbase : A8147KD4). Par ailleurs, bien que cela ne se traduise pas formellement par une censure, le Conseil a fait avancer la situation du travail en détention des personnes incarcérées (Cons. const., décision n° 2013-320/321 QPC du 14 juin 2013 N° Lexbase : A4732KGD).

L'actualité procédurale a été marquée par la première question préjudicielle posée par le Conseil constitutionnel à la CJUE (Cons. const., décision n° 2013-314P QPC du 4 avril 2013 N° Lexbase : A4672KBN). Compte tenu de l'importance de ce sujet, la présente chronique y consacrera une part importante de ses développements.

On signalera la parution d'un rapport d'information sur la QPC fait au nom de la Commission des lois de l'Assemblée nationale et présenté par Jean-Jacques Urvoas (RI n° 842, 2013). Ce rapport dresse un bilan statistique et qualitatif jugé positif du fonctionnement de la procédure après auditions de ses principaux acteurs. Des pistes d'amélioration, de portée variable, sont toutefois recensées, que ce soit lors du premier filtre (délai d'examen, meilleure motivation..) ou devant le Conseil d'Etat et la Cour de cassation (doutes sur l'utilité de maintenir l'obligation de représentation par un avocat aux Conseils pour les QPC relevant de certaines matières, interrogations sur l'impossibilité pour des tiers la procédure de déposer des observations en intervention devant les juridictions suprêmes alors que cette possibilité existe devant le Conseil constitutionnel...). Devant le Conseil constitutionnel, deux points de procédures sont principalement discutés, l'un tendant à l'assouplissement ou à une plus grande précision des conditions d'admission des interventions, l'autre à l'application dans le temps des décisions du Conseil constitutionnel, au contradictoire qui devrait l'accompagner et aux circonstances dans lesquelles la partie qui a présenté la QPC ne puisse bénéficier d'une déclaration d'inconstitutionnalité.

Si elle paraît aujourd'hui moins brûlante, la question de l'absence de recours contre une décision de non-renvoi d'une QPC par la juridiction suprême n'est pas éteinte et demeure parfaitement légitime. Peut-on durablement laisser le justiciable dans l'impossibilité complète de dépasser ou, d'une façon ou d'une autre, de faire réexaminer l'arrêt de non-renvoi ? Quoi qu'il en soit, au carrefour de ce débat, l'application du critère du caractère sérieux donne toujours matière réflexion quant au degré d'implication du juge du renvoi dans le contrôle de constitutionnalité. Le rapport précité appuie la nécessité, à laquelle s'efforce de contribuer durablement la présente chronique, d'assurer un suivi approfondi de la procédure QPC pour faire avancer ces différents sujets.

I - Champ d'application

A - Normes contrôlées dans le cadre de la QPC

1 - Disposition n'ayant pas déjà été déclarée conforme à la Constitution

Saisi d'une QPC à l'encontre de l'article L. 313-11 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (N° Lexbase : L5042IQS), le Conseil d'Etat a relevé que le Conseil constitutionnel avait déclaré les dispositions du 4° de l'article 12 bis de l'ordonnance n°45-2658 du 2 novembre 1945, relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France (N° Lexbase : L4788AGG), dont sont issues les dispositions contestées, conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif de sa décision n° 97-389 DC du 22 avril 1997 (N° Lexbase : A8441ACM). Il a jugé ensuite que "l'adoption de la loi du 15 novembre 1999 relative au [PACS] constitue une circonstance de droit nouvelle de nature à justifier que la conformité de cette disposition à la Constitution soit à nouveau examinée par le Conseil constitutionnel" (CE 2° et 7° s-s-r., 22 février 2013, n° 364341, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A5344I8G).

Le Conseil constitutionnel a infirmé cette analyse en s'attachant à une lecture formelle. Il a statué sur les dispositions contestées indépendamment du point de savoir s'il y avait eu ou non changement de circonstances (Cons. const., décision n° 2013-312 QPC du 22 mai 2013 N° Lexbase : A6090KDW). En effet, les dispositions déclarées conformes en 1997 n'étaient pas celles figurant à l'article L. 313-11, puisque plusieurs modifications étaient intervenues en 1998, en 2003 puis en 2006. Le "déjà jugé" ne peut concerner au sens strict que les mêmes dispositions.

2 - Applicabilité d'une disposition législative au litige

Selon la jurisprudence constante "cristallisation des pensions", le Conseil constitutionnel ne s'estime pas compétent pour se prononcer sur l'applicabilité de la disposition au litige (Cons. const., décision n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010 N° Lexbase : A6283EXY). L'appréciation de ce critère relève des seuls Conseil d'Etat et Cour de cassation. Il y a là réserve de compétence (1). Cette règle trouve une limite lorsque la portée de la disposition contestée se trouve modifiée par la décision de la juridiction de renvoi qui l'a jugée applicable au litige. Tel était le cas dans l'affaire n° 2013-312 QPC du 22 mai 2013 (N° Lexbase : A6090KDW) : le Conseil constitutionnel n'était, en l'espèce, pas tenu de considérer que le 4° de l'article L. 313-11 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile est la disposition législative qui interdit la délivrance automatique d'une carte de séjour aux partenaires d'un PACS. Ce faisant, il nous semble que le Conseil constitutionnel, qui ne s'autorise pas à exercer de pouvoir de substitution lorsque les "bonnes" dispositions n'ont pas été renvoyées, ne s'immisce nullement dans l'office du filtre. Ce qui est mal renvoyé ne saurait lier le Conseil constitutionnel. Il en va aussi de l'effet utile de la QPC qui requiert a minima que celle-ci soit correctement mise en état. Une telle hypothèse fait écho, en creux, au pouvoir dont dispose le Conseil constitutionnel de circonscrire le champ de la saisine.

B - Normes constitutionnelles invocables

Le Conseil constitutionnel a expressément reconnu l'invocabilité en QPC du septième alinéa du Préambule de 1946 reconnaissant le droit de grève (Cons. const., décision n° 2013-320 /321 QPC du 14 juin 2013 N° Lexbase : A4732KGD). Ce dernier figure donc au nombre des droits et libertés que la Constitution garantit. Cette solution était pressentie (2). Elle est d'autant plus logique que cet article, ainsi que le souligne le Conseil, fixe la compétence du législateur pour définir les conditions encadrant l'exercice du droit de grève et énonce un droit matériel constitutionnellement garanti.

En revanche, le Conseil constitutionnel a refusé de reconnaître un principe fondamental reconnu par les lois de la République, à savoir celui d'autonomie des chambres de commerce et d'industrie (Cons. const., décision n° 2013-313 QPC du 22 mai 2013 N° Lexbase : A6091KDX).

S'agissant des droits de procédure, le Conseil constitutionnel a estimé que la loi fixant un délai de prescription est assimilable à des règles de procédure pénale, et non à la loi pénale (Cons. const., décision n° 2013-302 QPC du 12 avril 2013 N° Lexbase : A9964KBN). Cette qualification est loin d'être anodine. D'abord, le Conseil tranche une incertitude quant à la norme de référence du contrôle de constitutionnalité applicable devant l'invocation concomitante de l'égalité devant la justice, de l'égalité devant la loi pénale et de l'égalité dans la procédure pénale. Surtout, il en résulte, au fond, que le Conseil s'écarte ainsi du contrôle restreint jusqu'alors retenu en matière de lois de prescription de l'action publique.

II - Procédure devant le Conseil constitutionnel

A - Organisation de la contradiction

Le rôle de défenseur de la loi confié au Gouvernement peut s'avérer problématique dans le contrôle a posteriori. L'affaire n° 2013-313 QPC du 22 mai 2013 (N° Lexbase : A6091KDX) illustre un volet des difficultés contingentes que cela peut générer lorsque le Gouvernement s'efforce de défendre devant le Conseil constitutionnel un texte à l'encontre duquel il avait marqué son opposition lors des travaux préparatoires à son adoption... n'hésitant pas, à l'époque, à arguer du risque d'inconstitutionnalité encouru !

Une note en délibéré a été produite par la partie en défense dans l'affaire n° 2013-319 QPC rendue le 7 juin 2013 (N° Lexbase : A1526KGM). La pratique de la note en délibéré trouve ainsi une seconde illustration. Enregistrée six jours après l'audience publique, mentionnée dans les visas de la décision, aucune précision particulière ne permet d'établir au fond sa justification.

B - Interventions devant le Conseil constitutionnel

Comme souligné lors de précédentes chroniques, les observations en intervention des tiers à l'occasion d'une QPC transmise au Conseil constitutionnel sont de plus en plus courantes, ce qui témoigne du caractère abstrait et d'intérêt collectif de l'examen que le Conseil opère et, dans le même temps, suscite. On peut relever, à cet égard, l'intervention de l'Association des chambres de commerce et d'industrie des outre-mer dans l'affaire n° 2013-313 QPC du 22 mai 2013 (N° Lexbase : A1526KGM), concernant la composition du conseil de surveillance des grands ports maritimes outre-mer, et surtout les interventions multiples d'associations de lutte contre le racisme dans l'affaire n° 2013-302 QPC du 12 avril 2013 (N° Lexbase : A9964KBN), relative au délai de prescription d'un an pour les délits de presse à raison de l'origine, l'ethnie, la nation, la race ou la religion. On peut regretter que l'intérêt de certains intervenants ne soient pas toujours clairement établi et expliqué, comme dans l'affaire n° 2013-316 QPC du 24 mai 2013 (N° Lexbase : A8146KD3).

Cela étant, la nécessité de permettre le respect du contradictoire dans les délais très courts de la procédure conduit le Conseil constitutionnel à faire preuve de rigueur dans l'examen de la recevabilité des observations en intervention, en application du règlement de procédure QPC.

Il en ressort qu'une intervention visant une disposition différente de celle qui fait l'objet de la QPC ne peut qu'être refusée. Cette règle se combine avec le pouvoir dont dispose le Conseil constitutionnel de délimiter le champ de la saisine. Ainsi, dans l'affaire n° 2013-310 QPC du 17 mai 2013 (N° Lexbase : A4404KDH), le Conseil constitutionnel n'a pas admis les observations en intervention adressées par deux avocats au barreau de Marseille et qui concernaient des dispositions élaguées.

Le même sort guette les mémoires en interventions qui, cherchant à réserver le droit d'établir des observations au vu des mémoires déposés par les parties au litige, ne comprennent pas immédiatement d'observations sur le bien-fondé de la question. Ainsi, les interventions de différentes associations ont été refusées dans l'affaire n° 2013-322 QPC du 14 juin 2013 (N° Lexbase : A4733KGE), relative au statut des maîtres sous contrat des établissements d'enseignement privés. On discerne aussi la volonté du Conseil constitutionnel de préserver la sérénité des débats et de placer pleinement les observations en intervention dans le contradictoire, les parties au litige devant être en mesure, dans toute la mesure du possible, d'y répliquer au stade de l'instruction écrite. Point de mémoire en intervention conservatoire !

Des observations en intervention peuvent être partiellement irrecevables. Tel est ce qu'a considéré avec pragmatisme le Conseil à propos des observations en intervention présentées par la Section française de l'Observatoire international des prisons (OIP) dans l'affaire n° 2013-320 /321 QPC du 14 juin 2013 (N° Lexbase : A4732KGD), relative à l'absence de contrat de travail pour les relations de travail des personnes incarcérées. Ces observations portaient sur l'ensemble de l'article 717-3 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9399IET) alors que seule la première phrase du troisième alinéa de cet article était concernée par la QPC. Elles allaient au-delà du texte lui-même pour mettre en cause, selon ce que rapportent les commentaires officiels, "la situation si souvent dénoncée de 'non-droit' qui affecte le travail des personnes détenues" et "trouve son fondement dans la disposition soumise au contrôle du Conseil constitutionnel". Dès lors, cette intervention n'a été jugée recevable qu'en tant qu'elle conteste la première phrase du troisième alinéa de l'article 717-3.

C - Effets dans le temps des décisions du Conseil constitutionnel

Suivant la règle selon laquelle la déclaration d'inconstitutionnalité doit, en principe, bénéficier à l'auteur de la QPC, le Conseil constitutionnel précise que la déclaration d'inconstitutionnalité des dispositions de l'article L. 224-1 du Code de l'environnement (N° Lexbase : L9456IW7) est applicable immédiatement (Cons. const., décision n° 2013-317 QPC du 24 mai 2013 N° Lexbase : A8147KD4). Selon la formulation habituelle, elle prend effet à compter de la publication de la décision et elle est applicable à toutes les affaires non jugées définitivement à cette date. La même solution est logiquement retenue dans la décision n° 2013-328 QPC du 28 juin 2013 (N° Lexbase : A7733KHU) à propos de l'article L. 135-1 du Code de l'action sociale et des familles (N° Lexbase : L5651HDN) aujourd'hui abrogé, la déclaration d'inconstitutionnalité portant sur une infraction pénale.

Plus étonnant, le Conseil constitutionnel a précisé que la déclaration d'inconstitutionnalité du c) de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881 (N° Lexbase : L7589AIW) prend aussi effet à compter de la publication de la décision et est applicable à toutes les imputations diffamatoires non jugées définitivement à cette date (Cons. const., décision n° 2013-319 QPC du 7 juin 2013 N° Lexbase : A1526KGM). Il s'agit là d'une solution assez rigoureuse dans la mesure où, au fond, les conséquences de cette déclaration d'inconstitutionnalité peuvent paraître importantes.

Dans l'affaire n° 2013-318 QPC du 7 juin 2013 (N° Lexbase : A1525KGL), en faisant usage de l'article 62 alinéa 2, deuxième phrase, de la Constitution (N° Lexbase : L0891AHH), le Conseil étend le bénéfice de la rétroactivité procédurale au-delà de l'instance principale et des instances en cours, jusqu'à la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l'intervention de la déclaration d'inconstitutionnalité (3). En effet, il ajoute que "les peines définitivement prononcées avant cette date sur le fondement de cette disposition cessent de recevoir application".

Enfin, dans sa décision n° 2013-323 QPC du 14 juin 2013 (N° Lexbase : A4734KGG), le Conseil reporte les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité au 1er janvier 2014. Ce choix résulte d'une appréciation fine des effets de sa décision sur un sujet complexe. D'abord, ainsi que le précise le Conseil dans ses commentaires officiels, l'inconstitutionnalité résultant non pas de l'application des critères à la répartition de la dotation de compensation de la réforme de la taxe professionnelle (DCRTP) et du fonds national de garantie individuelle des ressources (FNGIR) calculée en 2011, mais du maintien de cette répartition pour les années ultérieures, alors que d'autres critères s'appliquaient à d'autres EPCI et communes, il eût été contradictoire que le Conseil fît produire des effets à la déclaration d'inconstitutionnalité pour l'année 2011. En outre, il est jugé "qu'une déclaration d'inconstitutionnalité qui aurait pour effet d'imposer la révision de la répartition des montants perçus au titre de la [DCRTP] et des montants prélevés ou reversés au titre du [FNGIR] en raison de la modification de périmètre, de la fusion, de la scission ou de la dissolution d'un ou plusieurs établissements publics de coopération intercommunale au cours de l'année 2011 à compter de l'année 2012 aurait des conséquences manifestement excessives". De sorte que le Conseil n'a pas souhaité que les calculs pour l'année 2013 soient remis en cause en cours d'année.

D - Articulation avec le contrôle de conventionalité de la loi

La décision n° 2013-314 P QPC du 4 avril 2013 (N° Lexbase : A4672KBN) marquera la procédure constitutionnelle contentieuse et, plus largement, constitue un point d'articulation entre les contrôles constitutionnel et européen. Pour la première fois, le Conseil constitutionnel a saisi la Cour de justice de l'Union européenne d'une question préjudicielle. On n'y insistera pas ici, mais la QPC s'inscrivait dans le cadre particulier de l'article 88-2 de la Constitution (N° Lexbase : L0912AHA) aux termes duquel "la loi fixe les règles relatives au mandat d'arrêt européen en application des actes pris par les institutions de l'Union européenne". Afin d'être en mesure d'exercer son contrôle de constitutionnalité de l'article 695-46 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L6733IXN), le Conseil constitutionnel a saisi la CJUE, seule compétente pour se prononcer à titre préjudiciel sur l'interprétation des dispositions de la décision-cadre du 13 juin 2002, relative au mandat d'arrêt européen. Il a donc sursis à statuer, alors que ni la Constitution, ni les dispositions de l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel (N° Lexbase : L0276AI3), relatives à la QPC, ne le prévoient.

Par arrêt du 30 mai 2013 (CJUE, 30 mai 2013, aff. C-168/13 PPU N° Lexbase : A0388KGH), la CJUE a jugé que les dispositions contestées ne découlaient pas nécessairement des actes pris par les institutions européennes. Tirant les conséquences de cet arrêt préjudiciel, le Conseil a procédé au plein contrôle de leur constitutionnalité. La décision n° 2013-314 QPC du 14 juin 2013 (N° Lexbase : A4731KGC) a ainsi été rendue "au regard de l'interprétation" donnée par la Cour de justice et c'est "dès lors que [celle-ci] a jugé [...]" que la contrariété à la Constitution a pu être constatée.

De façon générale, la position du Conseil s'inscrit parfaitement dans la ligne jurisprudentielle qu'il a développée quant à l'articulation des contrôles de constitutionnalité, de conventionalité et de compatibilité avec le droit de l'Union. Elle en constitue délibérément, selon une stratégie juridictionnelle parfaitement maîtrisée, un élément de consolidation et même de concrétisation. Deux enseignements plus spécifiques peuvent d'ores et déjà être tirés.

En premier lieu, le renvoi préjudiciel se trouve bien intégré, dans son principe même, au contrôle de constitutionnalité, ainsi qu'il l'est assez largement en contentieux constitutionnel comparé. Il s'agit d'une voie de droit nécessaire (TFUE, art. 267 N° Lexbase : L2581IPB) lorsque le Conseil n'est pas compétent pour déterminer le sens de dispositions d'origine externe (la décision-cadre mise en application par la disposition législative contestée) dont dépend la compréhension d'une disposition constitutionnelle ainsi, par voie de conséquence, que l'exercice du contrôle de constitutionnalité (4). On peut toutefois se demander jusqu'où se limitera cette intégration, circonscrite à l'hypothèse dans laquelle le contrôle de constitutionnalité implique l'interprétation de dispositions européennes, mais qui pourrait s'étendre à l'article 88-3 de la Constitution (N° Lexbase : L0913AHB). En logique pure, la démonstration selon laquelle le Conseil ne peut poser de question préjudicielle lors de l'examen des lois de transposition de Directives dans le cadre de son contrôle a priori (5) n'est nullement invalidée, mais elle se trouve, de fait, quelque peu émoussée dès lors qu'elle repose sur un argument temporel, sinon identique (le délai pour statuer a priori est d'un mois) de même nature, avec lequel le Conseil n'a pas hésité à composer pour rendre la décision n° 2013-314 P QPC.

En effet, en second lieu, la question épineuse de la compatibilité d'un tel renvoi avec le délai de trois mois dans lequel le législateur organique enserre la prise de décision QPC du Conseil constitutionnel trouve un début de solution. Le Conseil constitutionnel s'appuie sur l'argument juridique selon lequel le sursis à statuer a justement pour effet de suspendre ce délai. Pour être fort, l'argument cache mal que la circonstance que le Conseil fait nécessairement prévaloir l'exigence européenne de renvoi sur une contrainte constitutionnelle procédurale qui l'oblige en principe à statuer dans un délai restreint. En définitive, cette dernière obligation est seulement invoquée comme l'un des arguments à l'appui de la demande faite à la CJUE de statuer en urgence (6), ce qu'elle a de fait accepté.

On estimera peut-être que l'esprit de la réforme QPC, qui est de statuer le plus rapidement possible, est plus ou moins sauf. Et c'est bien le cas ici car, au final, le Conseil aura définitivement statué en à peine peu plus de trois mois (la QPC lui avait été renvoyée par un arrêt de la Chambre criminelle du 19 février 2013). On jugera plus contestable que le calendrier soit ainsi maîtrisé par la seule Cour de Luxembourg, sous la seule garantie incantatoire du fameux "dialogue des juges" dont on peut, au demeurant, relativiser la portée dès lors que la CJUE n'a pas accepté de statuer en urgence parce que la procédure de la QPC l'exigeait mais au motif que "le requérant au principal est actuellement privé de liberté et que la solution du litige au principal est susceptible d'avoir une incidence non négligeable sur la durée d'une telle privation" (7). Autrement dit, en l'état, rien ne permet de garantir que la CJUE ne puisse retourner une question préjudicielle posée par le Conseil constitutionnel dans ses délais habituels d'un an... Voilà qui place intelligemment la CJUE devant ses responsabilités.


(1) Notre ouvrage, Droit de la question prioritaire de constitutionnalité, Lamy, 2011, n° 245 et s.
(2) Notre ouvrage, Droit de la question prioritaire de constitutionnalité, 2011, n° 74.
(3) Voir nos obs., Les effets dans le temps des décisions QPC. Le Conseil constitutionnel, 'maître du temps''' ? Le législateur, bouche du Conseil constitutionnel ?, Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, 2013, n° 40, pp. 63-83.
(4) A. Levade, note in JCP éd. G, n° 29, 15 juillet 2013, 842.
(5) Cons. const., décision n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006 (N° Lexbase : A5780DQ7).
(6) Il s'agit de la procédure préjudicielle d'urgence dite "PPU", dont le délai moyen de règlement est de deux mois et demi.
(7) Point 31 de la décision.

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