Réf. : Cass. civ. 1, 2 mars 2022, n° 20-20.185, FP-B+R N° Lexbase : A10547PQ
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par Clément Benelbaz, Maître de conférences en droit public, Université Savoie Mont Blanc, CERDAF
Le 11 Mai 2022
Mots-clés : jurisprudence • avocat • robe • costume • neutralité • religieuse • philosophique • politique
Dans un arrêt du 2 mars 2022, la Cour de cassation admet pour la première fois que les avocats, auxiliaires de justice concourant à un service public, peuvent être, sous conditions, soumis à une neutralité religieuse, philosophique ou politique. Par conséquent, un rapprochement se fait en la matière entre droit de la fonction publique, droit du travail, et règles relatives à la profession d’avocat.
Dans un arrêt du 2 mars 2022, la Cour de cassation admet pour la première fois que les avocats, auxiliaires de justice concourant à un service public, peuvent être, sous conditions, soumis à une neutralité religieuse, philosophique ou politique. Par conséquent, un rapprochement se fait en la matière entre droit de la fonction publique, droit du travail, et règles relatives à la profession d’avocat.
La liberté de se vêtir n’est pas une liberté fondamentale [1], et elle peut être restreinte dans les relations de travail. Ces dernières sont en effet de plus en plus empreintes de laïcité, ou en tout cas de neutralité ; aussi l’idée selon laquelle les solutions du droit de la fonction publique devraient ou pourraient être transposées telles quelles aux relations privées tend à se diffuser [2]. Mais qu’en est-il de l’exercice d’une profession libérale et plus précisément des avocats ? La question de la réglementation du port de signes politiques, philosophiques ou religieux à leur égard n’est pas nouvelle, mais n’avait pour l’heure pas encore eu de réponse par la Cour de cassation. C’est désormais chose faite avec cet arrêt du 2 mars 2022.
En 2019, le conseil de l’Ordre des avocats au barreau de Lille avait, à la suite d’une délibération, modifié son règlement intérieur en ajoutant que « l’avocat ne peut porter avec la robe ni décoration ni signe manifestant ostensiblement une appartenance ou une opinion religieuse, philosophique ou communautaire ». Un avocat et une élève-avocate formèrent chacun un recours devant le Bâtonnier de l’Ordre, puis au contentieux. Ils invoquaient notamment l’incompétence du conseil de l’Ordre pour prendre une telle disposition, ainsi qu’une atteinte aux libertés d’expression, de conscience et de religion, et à l’interdiction de toute discriminations, en se fondant sur la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, la Convention européenne des droits de l’Homme, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne et sur le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Cette décision du barreau de Lille s’inscrivait dans un certain contexte qu’il convient de rappeler, et qui faisait état d’une certaine préoccupation de la part de la profession au sujet du port de signes, notamment religieux. Déjà en 2016, une avocate du barreau de Seine-Saint-Denis avait manifesté sa volonté de plaider en portant un voile. Son Bâtonnier ayant refusé, elle avait alors souhaité porter la toque traditionnelle du costume d’avocat à la place.
C’est ainsi que se posa la question de la réglementation du costume de l’avocat, et plus précisément de sa robe, qui, bien qu’ancienne, n’a jamais été véritablement précisée.
En effet, dans un premier temps, les révolutionnaires de 1789 avaient décidé que les hommes de loi, « ne devant former ni ordre ni corporation, n’auront aucun costume particulier dans leurs fonctions » [3]. Le costume fut cependant ensuite rétabli sous le Consulat : l’article 6 de l’arrêté du 2 nivôse an XI prévoit qu’« aux audiences de tous les tribunaux, les gens de loi et les avoués porteront la toge de laine, fermée par devant à manches larges, toque noire, cravate pareille à celle des juges, cheveux longs ou ronds » [4]. L’article 35 du décret impérial du 14 décembre 1810 précisa que : « Les avocats porteront la chausse de leur grade de licencié ou de docteur […]. Ils plaideront debout et couverts ; mais ils se découvriront lorsqu’ils prendront des conclusions, ou en lisant des pièces du procès » [5]. Quant à la loi du 31 décembre 1971, elle mentionne uniquement que les avocats « revêtent dans l’exercice de leurs fonctions judiciaires, le costume de leur profession » [6].
La robe a donc une signification ancienne, elle constitue « la représentation visuelle symbolique immédiate et spontanée de la justice » [7], même si rien n’est dit sur d’éventuels apports qui pourraient y être faits, hormis les décorations et médailles, comme il sera vu.
C’est dans ce cadre que fut d’abord confié au Bâtonnier Le Mière le soin de rédiger un rapport sur cette question [8].
Celui-ci insistait d’abord sur l’impossibilité d’assimiler un avocat ou un élève-avocat à un agent du service public, et donc de leur imposer les obligations afférentes, dont celle de neutralité. En effet, l’auxiliaire de justice ne dispose pas de prérogatives de puissance publique, et, selon le rapport, la notion même d’agent public ne pourrait être compatible avec l’indépendance de l’avocat. Il proposait alors plusieurs solutions : celle libérale consistant à ne rien faire, mais au risque de laisser monter une forme de communautarisme ; ou celle visant à une règlementation, notamment afin d’éviter des « fantaisies vestimentaires transformant la robe en accessoire de mode ou en panneau d’affichage de revendications politiques, philosophiques ou religieuses ».
Conformément aux préconisations du rapport, la Conférence des Bâtonniers adopta dans la foulée une résolution [9], laquelle relevait d’abord l’obsolescence de la toque [10], et recommandait une intervention des autorités afin de proscrire des ajouts personnels à la robe et d’imposer aux avocats de se présenter tête nue lors de l’exercice de leurs fonctions d’assistance et de représentation.
Plusieurs barreaux avaient alors réglementé le port de signes religieux : le conseil de l’Ordre de Paris avait ainsi décidé que « l’avocat ne peut porter avec la robe de signe manifestant ostensiblement une appartenance religieuse, communautaire ou politique » [11] ; l’école des avocats de Montpellier avait imposé des tenues correctes et respectueuses d’autrui, ce qui impliquait notamment tout signe d’appartenance politique, religieuse ou philosophique ; et le barreau de Lille adopta la disposition contestée dans l’affaire en cause. Le problème consistait donc à déterminer si le conseil de l’ordre était compétent en la matière, et si une telle mesure était ou non disproportionnée et constituait une atteinte aux libertés de conscience, d’expression et de religion, ainsi qu’une discrimination.
Dans cet arrêt du 2 mars 2022, la Cour de cassation estime dans un premier temps, logiquement, que l’élève avocate ne pouvait contester une délibération du Conseil de l’Ordre d’un barreau ; de plus, n’étant pas soumise au port de la robe, elle n’était pas directement visée par la mesure, et ne pouvait avancer une quelconque violation de ses droits et libertés.
Ensuite, la Cour rappelle qu’en l’absence de disposition législative spécifique ou réglementaire du Conseil national des barreaux, il revenait bien au conseil de l’Ordre de prendre des mesures relatives au port et à l’usage du costume des avocats : ces questions concernent l’exercice de la profession, lesquelles peuvent être modifiées par le règlement intérieur du barreau.
Ensuite, elle estime que ni les articles 10 N° Lexbase : L1357A97 et 11 N° Lexbase : L1358A98 de la DDHC, ni 9 N° Lexbase : L4799AQS et 10 de la CESDH N° Lexbase : L4743AQQ, ni 18 et 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques N° Lexbase : L6816BHW n’avaient été violés. En effet, ces textes garantissent avant tout la liberté de conscience, et son corollaire les libertés de croire ou de ne pas croire, qui impliquent elles-mêmes la liberté de manifester ses croyances. Cependant si la liberté de conscience relève du for interne et est absolue, en revanche l’extériorisation des convictions, qu’elles soient religieuses, politiques, philosophiques ou syndicales, ne l’est pas.
Insistant alors sur le statut des avocats, « auxiliaires de justice qui, en assurant la défense des justiciables, concourent au service public de la justice », et leurs missions, la Cour de cassation approuve la position de la Cour d’appel selon laquelle chaque avocat « se doit d’effacer ce qui lui est personnel et que le port du costume sans aucun signe distinctif est nécessaire pour témoigner de sa disponibilité à tout justiciable ». Dès lors, l’interdiction édictée était d’abord nécessaire pour parvenir aux buts légitimes que sont la protection de l’indépendance de l’avocat, et la garantie du droit à un procès équitable. Ensuite, elle était adéquate, proportionnée, et ne constituait pas une discrimination.
Ainsi, il n’est nullement interdit à un avocat d’avoir des convictions ; une position contraire serait assurément attentatoire à une liberté fondamentale. En revanche, la manifestation de ces convictions peut être limitée, dès lors que les restrictions sont prévues par la loi, nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre, de la santé, de la moralité publique, ou encore à la protection des droits et libertés d’autrui.
L’arrêt permet également de se questionner sur le statut de l’avocat, en tant qu’auxiliaire de justice, et sur les règles qui peuvent leur être appliquées en termes de neutralité, et de port de leur robe. Dès lors, il apparaît qu’un rapprochement de plus en plus fort se fait entre le droit de la fonction publique et le droit privé, et les professions libérales n’en sont pas exemptes.
La première difficulté soulevée par l’affaire en cause était relative au statut même de l’avocat. En effet, pour déterminer les règles qui leur sont applicables en matière de neutralité, encore faut-il d’abord savoir s’ils peuvent être assimilés à des agents publics, lesquels sont soumis à une telle obligation stricte. Si la réponse est négative, demeurent certaines zones d’ombres, notamment en raison de leurs missions.
Depuis l’arrêté du 2 nivôse an XI, puis en dernier lieu de la loi du 31 décembre 1971 N° Lexbase : L6343AGZ, les avocats sont des auxiliaires de justice, prêtant serment, soumis à un Ordre, et revêtant dans l’exercice de leurs missions le costume de leur profession. Ils concourent assurément au service public de la justice, sans pour autant être assimilés à des agents publics ou à des collaborateurs occasionnels du service public.
On le sait de longue date, les agents publics sont soumis à la neutralité. En 1948, l’arrêt du Conseil d’État Dlle Pasteau avait jugé que « le devoir de stricte neutralité […] s’impose à tout agent collaborant à un service public » [12]. Et cela fut précisé par la suite dans l’avis Mlle Marteaux de 2000 [13]. La loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie des fonctionnaires N° Lexbase : L7825K7X [14] a pour sa part consacré cette obligation de neutralité, mais il convient ici de souligner que cela s’étend à tous les agents exerçant une mission de service public, donc également aux agents privés. Tel est notamment l’apport de l’affaire Baby Loup tranchée par la Cour de cassation [15].
Pour cette dernière du reste, la seule présence d’un service public implique immédiatement la soumission au principe de neutralité religieuse, comme l’établit l’arrêt CPAM du 19 mars 2013 [16] ; dès lors qu’il s’agit d’une mission de service public, sont concernés tous les agents, quels qu’ils soient, quels que soient leur fonction, leur statut, leur service (administratif ou industriels et commerciaux). Or l’obligation de stricte neutralité peut-elle ignorer les signes religieux, politiques ou philosophiques ?
Soulignons enfin qu’avec l’adoption de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, toute personne ayant un lien avec une mission de service public est, conformément à l’arrêt CPAM, soumise au devoir de neutralité.
Il reste pourtant que se pose la question des collaborateurs occasionnels du service public. Cette notion, qui ne désigne ni des agents ni des usagers du service public, mais bien des tiers, est purement fonctionnelle, et a pour but de leur faire bénéficier, en cas de dommage, d’un régime de responsabilité sans faute [17]. Ces collaborateurs pourraient-ils également être soumis à l’obligation de neutralité ? Le problème a été soulevé au sujet des parents accompagnateurs de sorties scolaires : le Défenseur des droits, en 2013, a saisi, pour une étude à ce sujet, le Conseil d’État, lequel n’a pas conclu à une application de la neutralité à leur égard [18].
Le tribunal administratif de Montreuil, dans l’affaire Osman du 22 novembre 2011, avait pourtant tranché en faveur de l’obligation de neutralité [19] : l’étude du Conseil d’État n’y insiste pas. Il faut noter enfin que le règlement intérieur d’une école élémentaire publique peut imposer aux parents volontaires le port de tenues respectant les principes de laïcité et de neutralité, sans porter pas une atteinte excessive à la liberté de pensée, de conscience et de religion, sans engendrer de discrimination [20].
Qu’en est-il alors des avocats ? Ils ne peuvent assurément pas être considérés comme des agents publics, dont le statut imposerait de lui-même le devoir de neutralité. Ils ne peuvent pas davantage être assimilés à des usagers : ils ne bénéficient pas d’une prestation de service public, ils sont au service de leur client, qui lui est un tel usager. Ni agents publics ni usagers, ils sont auxiliaires, c’est-à-dire qu’ils viennent en support, en soutien du service public. Mais peuvent-ils être considérés comme des collaborateurs du service public, qui eux, éventuellement peuvent être soumis à la neutralité ?
La Cour de cassation avait rejeté une telle qualification pour les avocats, écartant alors la responsabilité sans faute de l’État à leur bénéfice [21]. Pourtant le Conseil d’ État a estimé que les avocats sont des « auxiliaires de justice [qui] concourent au service public de la justice » [22], formule que reprend la Cour de cassation dans l’arrêt du 2 mars 2022. Faut-il alors en conclure que les avocats peuvent être considérés comme des collaborateurs occasionnels du service public, et soumis à ce titre à une neutralité ? Telle n’est pas la réponse de la Cour de cassation, mais la question mérite sans doute d’être posée. En effet, le caractère « occasionnel » de la collaboration change-t-il fondamentalement la situation ? D’ailleurs, l’arrêt Dlle Pasteau, quand il évoque le devoir de stricte neutralité, précise qu’il s’impose « à tout agent collaborant à un service public » : mais la nuance sémantique est-elle si importante entre un « agent collaborant » et un collaborateur, surtout si l’on considère le seul service fourni ?
En tout état de cause, si les avocats ne sont assurément pas des agents publics, ni des salariés du barreau, leur collaboration au service public de la justice interroge, à la fois sur leur statut, et les règles en matière de neutralité. De façon plus générale, on constate que le principe de laïcité et son corollaire celui de neutralité ne régit pas que les relations de droit public verticales, c’est-à-dire entre les personnes publiques et les administrés. Les rapports privés peuvent également y être soumis. Tel est notamment le cas en matière contractuelle [23], ou dans les relations de travail. Les solutions semblent tendre vers un rapprochement de plus en plus net avec le droit de la fonction publique. Toute la question est alors de savoir sur quel fondement les avocats pourraient être soumis à la neutralité.
La neutralité au travail n’est plus l’apanage de la fonction publique, elle s’étend non seulement aux relations relevant du Code du travail, mais aussi, par cet arrêt, aux avocats, pourtant professions libérales. Mais sur quel fondement ?
On l’a vu, dans les services publics, le devoir de neutralité découle de la laïcité des personnes publiques, et les agents, qui les représentent, se doivent d’être neutres, dans leurs comportements, mais aussi dans leur image. Aussi le service public incarnant l’intérêt général ne peut de quelque façon que ce soit extérioriser une préférence politique, philosophique et religieuse, et doit également donner une apparence de neutralité.
Cependant, les employeurs peuvent aussi imposer à leurs salariés une telle obligation. Sans revenir sur l’ensemble de la jurisprudence à ce sujet, il convient de noter que depuis la loi du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite « El Khomri », l’article L. 1321-2-1 du Code du travail N° Lexbase : L6642K9U dispose que « le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché », ce qui reprend dans l’ensemble des solutions jurisprudentielles précédentes, et notamment celles de la Cour européenne des droits de l’Homme [24], et de la Cour de justice de l’Union européenne [25].
Dans tous les cas, si une telle interdiction est souhaitée par l’entreprise, elle doit être expressément mentionnée dans le règlement intérieur, et répondre à certains critères, elle n’est pas automatique.
En ce qui concerne les avocats, ici la Cour de cassation reprend l’idée de la cour d’appel selon laquelle la volonté d’un barreau d’interdire de quelconques signes distinctifs « contribue à assurer l’égalité des avocats et, à travers celle-ci, l’égalité des justiciables, élément constitutif du droit à un procès équitable ». Dès lors, il s’agit de protéger les droits et libertés de ces derniers : l’avocat « se doit d’effacer ce qui lui est personnel », et le port du costume sans signe est « nécessaire pour témoigner de sa disponibilité à tout justiciable ». La mesure était donc nécessaire, et en vue de protéger les droits et libertés d’autrui, qui seront alors traités de façon égale, sans faveur ni défaveur.
Par ailleurs, la mesure était suffisamment précise, et non discriminatoire, car ne visant aucun signe ou aucune confession en particulier. Enfin, elle contribuait à protéger l’indépendance de l’avocat et à assurer un procès équitable ; il ne servira d’autre cause que celle de son client, et par là même contribuera au bon fonctionnement de la justice, comme l’exige sa qualité d’auxiliaire de ce service public. Elle était par conséquent adéquate et proportionnée au but poursuivi. Dès lors, la logique retenue est semblable à celle existant dans le Code du travail, alors même qu’il est question ici d’une profession libérale.
Le rapprochement entre le droit de la fonction publique, le droit du travail, et les professions libérales en lien avec le service public est donc de plus en plus net.
On peut cependant regretter la mention de l’adverbe « ostensiblement » dans la délibération du conseil de l’Ordre. En effet, il n’est sans doute nul besoin de se référer pour les agents publics, les salariés ou les avocats, au critère « ostensible » ou « ostentatoire » du signe ou de la tenue [26].
En effet, tout signe, quel qu’il soit, son nom, sa forme, ou l’intention du porteur, a une signification compréhensible à un moment donné, dans une société déterminée. Il convient toutefois de souligner qu’ici, la délibération ne faisait pas référence à un courant ou à un signe particulier, c’est pourquoi elle n’était pas discriminatoire. Surtout, elle permettait d’englober tout signe d’appartenance politique, religieuse ou philosophique. On imagine en effet difficilement un avocat portant un badge à l’effigie d’une personnalité politique, une croix sataniste, ou un gilet jaune pendant une audience… Dès lors, si d’autres barreaux le souhaitent, ils pourront s’inspirer d’une telle délibération ; la neutralité ne pouvant s’imposer que si elle est écrite, nécessaire et proportionnée.
Il est donc possible désormais de dresser un tableau des personnes et acteurs dans un tribunal qui seront soumises ou non à la neutralité.
Assurément, les agents publics, magistrats notamment, le sont, on l’a vu. Les usagers en revanche, qu’ils soient témoins, parties civiles, ou membre du public, n’y sont pas assujettis [27].
Pour les témoins, au sujet du refus qu’un wahabite-salafiste porte une calotte, la Cour européenne des droits de l’Homme avait retenu en effet une violation de l’article 9 de la CESDH N° Lexbase : L4799AQS, estimant qu’il existe un « droit passif des usagers du service public de la justice de manifester leurs convictions religieuses » [28].
Pour les parties civiles, là encore il fut conclu à la violation de l’article 9 en cas de refus d’accès à la salle d’audience à une requérante qui s’était constituée partie civile avec sa famille, dans une affaire de crime passionnel au cours de laquelle son frère avait été tué, et qui portait le foulard [29]. Pour les jurés, en revanche, l’article 304 du Code de procédure pénale N° Lexbase : L3699AZZ précise qu’ils prêtent serment « debout et découverts », ce qui leur interdirait de porter un quelconque couvre-chef.
Pour les avocats, désormais l’arrêt de la Cour de cassation donne un cadre, mais la Cour européenne des droits de l’homme avait déjà pu se pencher sur la question. En effet, si elle n’avait pas pu se prononcer, en raison du non-épuisement des voies de recours, au sujet d’une avocate portant le hidjab à qui le président d’un tribunal avait demandé de regagner la partie réservée au public [30], précédemment, l’arrêt Sessa permettait déjà de restreindre la liberté de religion des avocats [31].
En l’espèce, le requérant était un avocat italien, de confession juive. Lors d’une audience, le magistrat titulaire étant empêché, les parties furent invitées à choisir une date de renvoi, qui correspondaient à deux fêtes juives importantes : Yom Kippour, et Soukkot. L’avocat informa alors qu’il ne pourrait être présent. Malgré une demande de renvoi de sa part, il fut relevé, pendant l’audience, que celui-ci était absent « pour des raisons personnelles ». Il déposa alors une plainte. Était donc alléguée devant les juridictions, et la Cour européenne, une atteinte à la liberté de manifester sa religion, ce qui ne fut pas retenu. En effet, la liberté de religion, conformément à une jurisprudence bien établie [32], relève avant tout du for intérieur (qui est inviolable), mais inclut également celle de manifester sa religion, en public, en privé, seul ou de manière collective. Mais, précise la Cour, la liberté de religion ne protège en aucun cas « n’importe quel acte motivé ou inspiré par une religion ou conviction » [33]. Aussi, elle ne garantit pas toujours le droit de se comporter d’une manière dictée par une conviction religieuse ; dès lors, les individus doivent admettre certaines concessions, qui se justifient notamment aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique.
L’ensemble de ces éléments permettent de donner un certain cadre, sur les limites admissibles ou non à la liberté de religion, et notamment des avocats.
Le dernier point consiste à se demander quel fondement peut être retenu.
Car se pose la question des droits et devoirs des avocats, et de savoir si la neutralité en fait partie. Les règles de déontologie sont intimement liées à la profession libérale, et la loi du 31 décembre 1971, complétée par le décret du 27 novembre 1991 [34], organisant la profession d’avocat, prévoit un certain nombre d’obligations. Enfin, le décret du 12 juillet 2005 [35] mentionne expressément la déontologie de l’avocat. Ce texte rappelle donc les principes essentiels de la profession, que les avocats concrétisent précisément à travers le serment qu’ils doivent prêter. Leurs devoirs s’adressent à leurs confrères, à leurs clients, mais aussi à la partie adverse. Les articles 3 de la loi de 1971 et 6 du Règlement intérieur national de la profession d’avocat [36] pouvaient sans doute déjà constituer une base légale pour interdire le port de signes religieux [37]. Pourtant, B. Bonnet et J. Ferron rejetaient la laïcité comme fondement à une telle interdiction, les avocats ne pouvant être assimilés à des agents du service public de la justice. De plus, leur indépendance s’oppose nécessairement à tout lien avec le service public et la puissance publique. Cependant, on l’a vu, les agents publics ne sont pas les seuls à pouvoir être soumis à de telles interdictions.
De plus, si les avocats ne sont pas salariés du barreau, ils demeurent néanmoins soumis aux règles de leur ordre, et donc à des principes communs.
Quel serait alors le fondement de la neutralité ? La probité ? La dignité ? L’égalité est celle retenue par la Cour de cassation, puisqu’elle garantit notamment que tous les justiciables et toutes les parties au procès auront le sentiment que l’avocat les considèrera de façon égale, sans distinction, et qu’il y aura donc une apparence de neutralité, du prétoire, mais aussi des auxiliaires de justice.
Pourtant, et la question était d’ailleurs soulevée, mais non tranchée dans l’affaire en cause, les avocats peuvent porter des décorations et médailles. A ce sujet, la Cour de cassation avait jugé que « lorsqu’un avocat porte sur sa robe professionnelle les insignes des distinctions qu’il a reçues, aucune rupture d’égalité n’est constituée, non plus qu’aucune violation des principes essentiels de la profession » [38]. N’y aurait-il pas alors une certaine incohérence à interdire les signes religieux ou politiques, mais autoriser les décorations [39] ? En réalité, tel n’est pas le cas, puisque ces décorations sont décernées en « récompense de mérites éminents acquis au service de la Nation » [40], et leur port est spécialement prévu par les articles R. 66 et R. 69 du même code. Dit autrement, ces signes n’ont ni signification politique, religieuse ou philosophique, et n’expriment pas un intérêt privé, mais bien la reconnaissance d’actions au nom de l’intérêt général.
Pour conclure, avec cet arrêt du 2 mars 2022, on constate un rapprochement entre les règles du droit de la fonction publique, du droit du travail, et celles applicables aux avocats.
Si pour l’heure chaque barreau peut modifier son règlement intérieur et imposer une telle interdiction, il serait envisageable que le Conseil national des barreaux intervienne en la matière. En effet, le législateur lui permet de déterminer les règles et usages de la profession, mais le Conseil d’État avait précisé qu’il ne peut fixer des « prescriptions nouvelles qui mettraient en cause la liberté d’exercice de la profession d’avocat ou les règles essentielles qui la régissent et qui n’auraient aucun fondement dans les règles législatives ou dans celles fixées par décret », ou encore qui ne seraient pas « une conséquence nécessaire d’une règle figurant au nombre des traditions de la profession » [41]. Pour autant, une disposition générale, claire et non discriminatoire telle que celle adoptée par le barreau de Lille serait sans doute admise. Ne serait-ce pas là un renforcement de l’indépendance des avocats, vis-à-vis de l’État, mais aussi de toute organisation politique, religieuse ou syndicale ? Il s’agirait d’une preuve de leur égalité et de leur liberté : quels que soient leurs statuts ou leurs fonctions, ils portent la même robe, et contribuent au bon fonctionnement de la justice. Leur image doit aussi correspondre au serment qu’ils prêtent.
[1] Cass. soc., 28 mai 2003, n° 02-40.273 N° Lexbase : A6668CK8 Bull., V, n°178, p. 174 ; D., 2003, p. 2718, note F. Guiomard ; D., 2004, p. 176, obs. A. Pousson, affaire dite du « bermuda ». Sur ces questions, voir notamment J. Schmitz, Costume, vêtement(s) & droit du travail : la liberté de se vêtir au travail, in H. Hoepffner et M. Touzeil-Divina (dir.), Chansons & costumes « à la mode » juridique & française, Editions L’Epitoge - Lextenso, coll. L’Unité du droit, volume XV, 2015, pp. 107-124.
[2] Voir, C. Benelbaz, Liberté religieuse et laïcité dans les relations du travail dans les secteurs public et privé, RDP, 2018, pp. 1417-1440.
[3] Décret du 2 septembre 1790, sur l’organisation judicaire, S., Lois annotées, 1ère série, 1789-1830, p. 60.
[4] Arrêté du 2 nivôse an XI, qui règle le costume des membres des tribunaux, des gens de loi et des avoués, S., Lois annotées, 1ère série, 1789-1830, p. 616.
[5] Décret du 14 décembre 1810, contenant règlement sur l’exercice de la profession d’avocat et la discipline du barreau, S., Lois annotées, 1ère série, 1789-1830, p. 837.
La loi du 22 ventôse an XII, relative aux écoles de droit (S., Lois annotées, 1ère série, 1789-1830, p. 664) avait déjà déterminé les conditions d’exercice de la profession : diplômes, tableau, et serment, qui consiste d’ailleurs à ne rien dire ou publier de contraire aux lois, aux règlements, aux bonnes mœurs, à la sûreté de l’Etat et à la paix publique.
[6] Loi du 31 décembre 1971, portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques.
[7] J. Boedels, Que signifie le port d’un costume judiciaire de nos jours ?, in H. Hoepffner et M. Touzeil-Divina (dir.), précité, pp. 195-199. L’auteur, avocat, souligne par ailleurs que les textes ne précisent ni la forme, ni la couleur de la robe des avocats (ni le nombre boutons contrairement à une croyance répandue selon laquelle il rappellerait l’âge du Christ), ni le port de l’épitoge, avec ou sans hermine. Seuls les avocats du barreau de Paris ne portent pas d’hermine, à la suite d’une décision de la Chambre de discipline de l’Ordre en 1827 reprenant la tradition du Parlement de Paris, estimant que celle-ci ne doit être arborée que devant des magistrats en robe rouge.
[8] E. Le Mière, Port de signes distinctifs d’appartenance religieuse à l’audience : réponse ordinale à la pratique de l’avocat, Rapport pour l’Assemblée générale de la Conférence des Bâtonniers, 18 novembre 2016.
[9] Port de la robe et signe d’appartenance religieuse ou politique, Résolution de la Conférence des Bâtonniers, 18 novembre 2016.
[10] La rapport "Le Mière" mettait d’ailleurs en garde sur le fait que la toque ne serait plus aujourd’hui signe de dignité et d’indépendance, mais davantage cause de ridicule pour la profession.
[11] Délibération du Conseil de l’ordre de Paris, 7 juillet 2015, ajoutant un second alinéa à l’article P. 33 de son règlement intérieur.
[12] C.E., 8 décembre 1948, Demoiselle Pasteau, Lebon p. 464.
[13] CE 4° et 6° s-s-r., 3 mai 2000, n° 217017, Mlle Marteaux N° Lexbase : A9574AGP Rec., p. 169. Cette position a d’ailleurs été validée par la Cour européenne des droits de l’Homme, dans un arrêt « Ebrahimian c. France » (CEDH, 26 novembre 2015, Req. 64846/11 N° Lexbase : A9183NXE.
[14] Loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires N° Lexbase : L7825K7X.
[15] Cass. soc., 19 mars 2013, n° 11-28.845, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A5857KA8 ; Ass. plén., 25 juin 2014, n° 13-28.369, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A7715MR8.
[16] Cass. soc., 19 mars 2013, n° 12-11.690, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A5935KA3.
[17] CE Assemblée, 22 novembre 1946, Commune de Saint-Priest-la-Plaine, n° 74725 N° Lexbase : A7374AHL Rec., p. 279.
[18] CE, 19 décembre 2013, Étude demandée par le Défenseur des droits le 20 septembre 2013, Défenseur des droits.
[19] T.A., Montreuil, 22 novembre 2011, Osman, AJDA, 2012, p. 163, note S. Hennette-Vauchez ; JCPA, 2011, 2384, concl. V. Restino ; Dr. adm., 2012, 16, note A. Taillefait.
[20] Précisons également que pour l’heure, la circulaire « Chatel » du 27 mars 2012, qui n’est quant à elle pas mentionnée dans l’étude du Conseil d’État, va dans le sens du jugement de Montreuil, et insiste sur le fait que les principes de laïcité de l’enseignement et de neutralité du service public permettent « notamment d’empêcher que les parents d’élèves ou tout autre intervenant manifestent, par leur tenue ou leurs propos, leurs convictions religieuses, politiques ou philosophiques lorsqu’ils accompagnent les élèves lors des sorties et voyages scolaires ».
Enfin, la cour administrative d’appel de Lyon a imposé la neutralité aux personnes « quelle que soit la qualité en laquelle elles interviennent, à l’intérieur des locaux scolaires », dès lors qu’elles participent à des activités assimilables à celles des personnels enseignants : CAA Lyon, 3e, 23 juillet 2019, n° 17LY04351 N° Lexbase : A4021ZLI JCPA, n° 43, p. 47, concl. S. Deliancourt.
[21] Cass. civ. 1, 13 octobre 1998, n° 96-13862, publié au bulletin N° Lexbase : A3359CHU.
[22] CE référé, 20 avril 2020, n° 439983 N° Lexbase : A91553KB.
[23] Cass. civ. 3, 18 décembre 2002, n° 01-00.519, FP-P+B N° Lexbase : A4929A4C, affaire d’un digicode installé à l’entrée d’un immeuble, qui portait atteinte, selon les requérants de confession juive, à leur liberté de religion notamment les jours de fête et de shabbat ; Cass. civ. 3, 8 juin 2006, n° 05-14.774, FS-P+B+I N° Lexbase : A8634DPH, au sujet de l’installation de cabanes en végétaux sur un balcon d’un immeuble en copropriété pendant la fête juive de Soukkot.
[24] CEDH, 15 janvier 2013, n° 48420/10, 59842/10, 36516/10 N° Lexbase : A9855NG4.
[25] CJUE, 14 mars 2017, C-157/15 N° Lexbase : A4829T3A.
[26] Depuis la loi du 15 mars 2004, seuls dans les écoles, collèges et lycées publics sont interdits les ports de signes ou de tenues par lesquels les élèves entendent manifester « ostensiblement » une appartenance religieuse. Pourtant, certains juges (comme dans l’affaire relative au port d’une barbe longue et imposante par un stagiaire hospitalier : CAA Versailles, 19 décembre 2017, n° 15VE03582 N° Lexbase : A0849W9C) continuent de recourir à l’adjectif « ostentatoire », ou à l’adverbe « ostensiblement », voire aux deux, alors qu’ils n’apparaissent nulle part au sujet des agents publics… Voir C. Benelbaz et C. Froger, La laïcité dans les services publics. Aspects pratiques entre renouveau et renoncement, Institut Francophone pour la Justice et la Démocratie, coll. Colloques & essais, 2022, 270 p.
[27] Cela a été dit, seuls les élèves des écoles publiques sont soumis à la loi de 2004.
[28] CEDH, 5 décembre 2017, n° 57792/15 et G. Gonzalez, Du pluralisme religieux dans les prétoires selon la CEDH, JCPA, 9 juillet 2018, 2205.
[29] CEDH, 18 septembre 2018, Req. 3413/09, « Lachiri c. Belgique » N° Lexbase : A8332X4D.
[30] CEDH, 26 avril 2016, Req. 21780/13, Zoubida Barik Edidi c. Espagne N° Lexbase : A4975RPX.
[31] CEDH, 4 avril 2012, Req. 28790/08, Francesco Sessa c. Italie N° Lexbase : A1293IHD.
[32] CEDH, 25 mai 1993, Req. 3/1992/348/421 N° Lexbase : A6556AWQ.
[33] Cette solution avait déjà été dégagée dans des arrêts relatifs à la France et à la loi de 2004 relative au port de signes religieux dans les écoles : CEDH, 30 juin 2009, Req. 43563/08, Tuba « Aktas c. France » N° Lexbase : A1803ER9.
[34] Décret n° 91-1197 du 27 novembre 1991, organisant la profession d’avocat N° Lexbase : L8168AID.
[35] Décret n° 2005-790 du 12 juillet 2005, relatif aux règles de déontologie de la profession d’avocat N° Lexbase : L6025IGA.
[36] Relatif notamment aux missions et principes essentiels des avocats.
[37] Voir B. Bonnet et J. Ferron, Le port de signes religieux par les avocats, JCPA, 9 juillet 2018, 2203.
[38] Cass. civ. 1, 24 octobre 2018, n° 17-26.166, FS-P+B+I N° Lexbase : A5932YH8
[39] En l’occurrence, la délibération les interdisait également.
[40] Code la Légion d’honneur, de la Médaille militaire et de l’ordre national du mérite, article R. 1.
[41] CE 1° et 6° SSR., 9 novembre 2015, n° 386296 N° Lexbase : A3621NWZ ; JCPG, 11 janvier 2016, 27, note D. Landry.
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Réf. : Cass. civ. 3, 21 avril 2022, n° 21-10.375, F-D N° Lexbase : A48737UZ
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N1420BZM
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par Vincent Téchené
Le 12 Mai 2022
► La substitution à la nullité des clauses, stipulations et arrangements ayant pour effet de faire échec au droit de renouvellement institué par le chapitre IV du Code de commerce, de leur caractère réputé non écrit, est applicable aux baux en cours lors de l'entrée en vigueur de loi « Pinel »;
Dès lors, est réputée non écrite la clause de renonciation ayant pour effet de faire échec, au terme de neuf années, au droit de renouvellement du bail commercial conclu antérieurement à l’entrée en vigueur de la loi « Pinel ».
Faits et procédure. Après avoir conclu un bail dérogatoire de deux années à compter du 2 mai 2006 portant sur des locaux commerciaux, la locataire, restée dans les lieux, et les bailleurs ont conclu, le 7 avril 2010, un bail commercial prenant effet le 2 mai 2006 pour s'achever le 1er mai 2015. Ce bail contenait une clause de renonciation par le preneur à « la propriété commerciale » acquise en 2008, à l'issue de ce bail de neuf années. La locataire, s'étant maintenue dans les lieux au-delà du 1er mai 2015, a opposé à la demande en expulsion, formée par la bailleresse, le caractère réputé non écrit de la clause de renonciation.
La cour d’appel (CA Pau, 19 novembre 2020, n° 18/03612 N° Lexbase : A096137Q) n’a pas fait droit aux demandes de la locataire. Elle a ainsi jugé que cette dernière ne bénéficiait pas, pour le local litigieux, de la propriété commerciale et qu'elle est occupante sans droit ni titre depuis le 2 mai 2015, de sorte qu’elle a ordonné son expulsion etvl’a condamnée à payer une indemnité mensuelle d'occupation. La locataire a donc formé un pourvoi en cassation.
Décision. La Cour de cassation censure l’arrêt d’appel au visa des articles 2 du Code civil N° Lexbase : L2227AB4 et L. 145-15 du Code de commerce N° Lexbase : L5032I3R, dans sa rédaction issue de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 N° Lexbase : L4967I3D.
Elle rappelle qu’il résulte du premier de ces textes que la loi nouvelle régit les effets légaux des situations juridiques ayant pris naissance avant son entrée en vigueur et non définitivement réalisées.
En outre, elle retient que le second de ces textes, dans sa rédaction issue de la loi du 18 juin 2014, qui a substitué à la nullité des clauses, stipulations et arrangements ayant pour effet de faire échec au droit de renouvellement institué par le chapitre IV du code de commerce, leur caractère réputé non écrit, est applicable aux baux en cours lors de l'entrée en vigueur de cette loi.
Or, la Haute juridiction constate que, pour rejeter la demande de la locataire tendant à ce que la clause de renonciation au renouvellement du bail à échéance du 1er mai 2015 soit déclarée non écrite, l'arrêt retient que, antérieurement au bail du 7 avril 2010, avait été signé un bail dérogatoire à l'expiration duquel la locataire avait acquis la propriété commerciale le 2 mai 2008, que la renonciation est intervenue postérieurement à la naissance du droit acquis et en parfaite connaissance du preneur, et que le fait que le bail du 7 avril 2010 ait été conclu pour une durée de neuf années, qui ont commencé à courir rétroactivement à compter du 2 mai 2006 pour se terminer le 1er mai 2015, n'a pas eu pour effet d'anéantir rétroactivement le bail dérogatoire, étant rappelé qu'il y est expressément mentionné que le preneur, en parfaite connaissance du bail dérogatoire antérieur, a renoncé à la propriété commerciale.
La Cour de cassation en conclut qu’en statuant ainsi, alors que la clause de renonciation avait pour effet de faire échec, au terme de neuf années, au droit de renouvellement du bail commercial conclu à effet du 2 mai 2008, la cour d'appel a violé les textes visés.
Pour aller plus loin :
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Réf. : CJUE, 5 mai 2022, aff. C-179/21 N° Lexbase : A11717WB
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N1412BZC
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par Vincent Téchené
Le 11 Mai 2022
► Un commerçant qui propose, sur des plateformes de commerce en ligne comme Amazon, un bien qu’il n’a pas lui-même produit doit informer le consommateur de la garantie du producteur s’il en fait un élément central ou décisif de son offre.
Faits et procédure. Une société proposait à la vente, sur la plateforme de commerce en ligne Amazon, le produit d’un fabricant suisse. La page du site Amazon présentant cette offre ne contenait aucune information sur une quelconque garantie offerte par le vendeur ou un tiers, mais comportait, dans une rubrique intitulée « Autres informations techniques », un lien au moyen duquel l’utilisateur pouvait accéder à une fiche d’information rédigée par le producteur. Estimant que le vendeur ne fournissait pas suffisamment d’informations sur la garantie offerte par le producteur, une société concurrente a introduit, sur le fondement de la réglementation allemande relative à la concurrence déloyale, une action visant à ce que le vendeur cesse de proposer de telles offres.
C’est dans ces conditions que le juge allemand, éprouvant des doutes quant au fait de savoir si, en vertu de la Directive sur les droits des consommateurs (Directive n° 2011/83/UE du 25 octobre 2011 N° Lexbase : L2807IRE), un professionnel se trouvant dans la situation du vendeur en l’espèce est tenu d’informer le consommateur de l’existence de la garantie commerciale proposée par le producteur, a posé une question préjudicielle à la CJUE. Cette juridiction s’est également interrogée sur la portée d’une telle obligation et sur les conditions dans lesquelles elle prend naissance.
Décision. En premier lieu, s’agissant de la question de savoir si le professionnel est tenu d’informer le consommateur de l’existence d’une garantie commerciale du producteur, la CJUE précise que, lorsque l’objet du contrat porte sur un bien fabriqué par une personne autre que le professionnel, cette obligation doit couvrir l’ensemble des informations essentielles relatives à ce bien afin que le consommateur puisse décider s’il souhaite se lier contractuellement avec le professionnel. Selon la Cour, ces informations englobent les principales caractéristiques du bien ainsi que, en principe, l’ensemble des garanties intrinsèquement liées à celui-ci, dont la garantie commerciale proposée par le producteur.
Toutefois, la Cour relève que, si la communication d’informations sur la garantie commerciale du producteur assure au consommateur un niveau élevé de protection, une obligation inconditionnelle de fournir de telles informations, en toute circonstance, paraît disproportionnée. Partant, la Cour considère que le professionnel n’est tenu de fournir au consommateur des informations précontractuelles sur la garantie commerciale du producteur que si le consommateur a un intérêt légitime à obtenir ces informations afin de prendre la décision de se lier contractuellement avec le professionnel.
Cette obligation du professionnel prend donc naissance non pas du simple fait de l’existence de cette garantie, mais du fait de la présence d’un tel intérêt légitime du consommateur. À cet égard, la CJUE précise que cet intérêt est établi dès lors que le professionnel fait de la garantie commerciale du producteur un élément central ou décisif de son offre, notamment lorsqu’il en fait un argument de vente de manière à améliorer ainsi la compétitivité et l’attractivité de son offre par rapport aux offres de ses concurrents.
En second lieu, s’agissant de la question de savoir quelles informations doivent être fournies au consommateur au sujet des « conditions [...] afférentes » à la garantie commerciale du producteur, la CJUE juge que le professionnel est tenu de fournir au consommateur tout élément d’information relatif aux conditions d’application et de mise en œuvre de la garantie commerciale concernée. Outre la durée et l’étendue territoriale de la garantie, ces éléments peuvent inclure non seulement le lieu de réparation en cas de dommage ou les éventuelles restrictions de garantie, mais également, en fonction des circonstances, le nom et l’adresse du garant.
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Réf. : Cass. civ. 3, 21 avril 2022, n° 20-20.866, F-D N° Lexbase : A47867US
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N1455BZW
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par Anne-Lise Lonné-Clément
Le 11 Mai 2022
► La mise en œuvre de la « procédure de déchéance du terme » prévue par l'article 19-2 de la loi n° 65-557 du 10 juillet 1965, suppose qu'une provision due au titre de l'article 14-1 ou du I de l'article 14-2 soit demeurée impayée passé un délai de trente jours après mise en demeure ;
la procédure ne saurait alors être déclenchée lorsque la mise en demeure a donné lieu au paiement de l’arriéré de provisions et a donc été fructueuse, peu important que le copropriétaire en cause reste débiteur de sommes dues au titre des charges arriérées.
Cet arrêt vient dans le parfait prolongement d’une précédente décision, également inédite au bulletin, rendue le 9 mars 2022 (Cass. civ. 3, 9 mars 2022, n° 21-12.988, F-D N° Lexbase : A89687Q9), et qui avait attiré notre attention, en ce qu’elle permettait de bien repréciser les conditions de déclenchement de la procédure de déchéance du terme (cf. notre brève, Lexbase Droit privé, n° 900, 31 mars 2022 N° Lexbase : N0969BZW).
Pour rappel, selon l’article 19-2 de la loi n° 65-557 du 10 juillet 1965 N° Lexbase : L5202A33, dans sa rédaction issue de l'ordonnance n° 2019-738 du 17 juillet 2019 N° Lexbase : L1482LRC, à défaut du versement à sa date d'exigibilité d'une provision due au titre de l'article 14-1 N° Lexbase : L5468IGM ou du I de l'article 14-2 N° Lexbase : L5469IGN, et après mise en demeure restée infructueuse passé un délai de trente jours, les autres provisions non encore échues en application des mêmes articles 14-1 ou 14-2 ainsi que les sommes restant dues appelées au titre des exercices précédents après approbation des comptes deviennent immédiatement exigibles ; le président du tribunal judiciaire statuant selon la procédure accélérée au fond, après avoir constaté, selon le cas, l'approbation par l'assemblée générale des copropriétaires du budget prévisionnel, des travaux ou des comptes annuels, ainsi que la défaillance du copropriétaire, condamne ce dernier au paiement des provisions ou sommes exigibles.
L’arrêt rendu le 9 mars 2022 avait ainsi permis d’attirer l’attention sur le fait qu’il ne faut pas confondre :
C’est exactement la même solution qui est rappelée par la Haute juridiction dans son arrêt rendu le 21 avril 2022.
En l’espèce, un syndicat de copropriétaires avait assigné un copropriétaire en paiement d'un arriéré de charges et de provisions devenues exigibles sur le fondement de l'article 19-2 de la loi n° 65-557 du 10 juillet 1965.
Pour accueillir la demande, le jugement rendu par le tribunal judiciaire avait relevé qu'il résultait des pièces produites que, si ce copropriétaire avait effectivement réglé des acomptes dans le délai de trente jours suivant la réception de la mise en demeure du 7 janvier 2020, il ne justifiait pas avoir soldé sa dette puisqu'il restait débiteur des charges arriérées au 1er janvier 2020.
Sans surprise donc, ce jugement rendu en dernier ressort est censuré par la Cour suprême, au visa de l’article 19-2 dont elle rappelle les dispositions de son premier alinéa, reprochant au tribunal de s’être déterminé ainsi, sans rechercher, ainsi qu'il lui était demandé, si le copropriétaire n'avait pas payé, dans les trente jours de la mise en demeure du syndicat des copropriétaires, la part de l'arriéré correspondant aux provisions dues au titre de l'article 14-1 ou de l'article 14-2.
Pour aller plus loin : cf. ÉTUDE : Les charges de copropriété, Les sanctions du défaut de versement des provisions sur les charges de copropriété à la date de leur exigibilité, in Droit de la copropriété, (dir. P.-E. Lagraulet), Lexbase N° Lexbase : E8183ETA. |
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newsid:481455
Réf. : Cass. crim., 10 mai 2022, n° 21-83.522, N° Lexbase : A45307WP et n° 21-84.951 N° Lexbase : A45317WQ, FS-B
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N1436BZ9
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par Laïla Bedja
Le 24 Mai 2022
► La cryothérapie à des fins médicales est un acte de physiothérapie dont la pratique est réservée, d'une part, lorsqu'elle aboutit à la destruction, si limitée soit-elle, des téguments, aux docteurs en médecine, d'autre part, à la condition qu'elle ne puisse aboutir à une lésion des téguments, aux personnes titulaires d'un diplôme de masseur-kinésithérapeute intervenant pour la mise en œuvre de traitements sur prescription médicale ; le conseil départemental de l’Ordre des médecins et celui des masseurs-kinésithérapeutes sont recevables à se constituer partie civile (pourvoi n° 21-84.951) ;
La restriction apportée par l’article 2, 4° de l’arrêté du 6 janvier 1962 à la liberté d’établissement et au principe de libre prestation de services garantis par les dispositions du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne est justifiée par la prévention des risques que le procédé en cause comporte au regard de la santé publique ;
Doit être déclaré coupable d’exercice illégal de la médecine, le prévenu qui s’est livré de manière habituelle, par l'intermédiaire de la société dont il était le gérant, au traitement de maladies, congénitales ou acquises, réelles ou supposées par des actes de cryothérapie « à corps entier » (pourvoi n° 21-83.522).
Les faits et procédure. Deux affaires sont en cause. La première (pourvoi n° 21-83.522) fait suite aux blessures qui ont été occasionnées à un client d’un institut d’esthétique au cours d’une séance de cryothérapie. Après une enquête, il a été établi que la cryothérapie était pratiquée par la société en dehors de toute supervision médicale, par des esthéticiennes ayant seulement suivi une formation assurée par l'installateur du matériel. La société et le gérant ont alors été poursuivis respectivement des chefs de blessures involontaires et d’exercice illégal de la médecine.
Déclaré coupable par la cour d’appel de Paris, le gérant a formé un pourvoi en cassation arguant notamment, que la prestation accomplie dans un but esthétique et de confort, sans visée thérapeutique n'est pas soumise à prescription médicale de sorte que son accomplissement ne saurait constituer un exercice illégal de la médecine et invoquant la liberté d’établissement et la libre prestation de services.
La seconde concerne le signalement du conseil départemental de l’Ordre des médecins et de celui des masseurs-kinésithérapeutes d’un institut pratiquant la cryothérapie (pourvoi n° 21-84.951). La plaquette de présentation de l’institut indiquait que les « actes de cryothérapie “corps entier” pratiqués dans le centre C. pouvaient soulager des douleurs chroniques et des états post-traumatiques par des effets antalgiques et anti-inflammatoires, aider à la rééducation de patients présentant une plasticité musculaire et apporter des bienfaits notamment pour certaines pathologies comme l'eczéma, le psoriasis, les œdèmes et les inflammations ».
La cour d’appel de Nancy avait déclaré irrecevable la constitution de partie civile des deux conseils. Pour justifier leur décision, les juges du fond ont énoncé que les dispositions des articles 2 de l'arrêté du 6 janvier 1962 et R. 4321-5 du Code de la santé publique N° Lexbase : L9823GTY signifient que tout acte aboutissant à la destruction des téguments, c'est-à-dire des tissus du corps humain, par l'emploi de la cryothérapie, relève du monopole des médecins avec une exception pour les masseurs-kinésithérapeutes, mais à condition qu'ils agissent sur prescription médicale et qu'ils participent à des traitements de rééducation spécifiques et limitativement énumérés. Ils ont ajouté qu'à l'exception des cas visés à l'article R. 4321-5 du Code précité, aucun texte n'interdit expressément la pratique de la cryothérapie « corps entier » à d'autres professions que celles de médecin ou de masseur-kinésithérapeute et que la cryothérapie « corps entier » pratiquée par les prévenus n'entraîne pas d'altération ou destruction des tissus et qu'il n'a été démontré ni par les parties civiles ni par le ministère public que les actes effectivement pratiqués avaient une visée thérapeutique et constituaient des actes médicaux réservés aux médecins ou aux masseurs-kinésithérapeutes.
Les décisions. La Chambre criminelle, dans ses deux décisions, considère que les actes de cryothérapie sont des actes qui doivent être réservés aux professionnels de santé. Le pourvoi du gérant contre sa condamnation fondée sur l’exercice illégal de la médecine est alors rejeté et la décision déclarant irrecevables les deux conseils de l’Ordre est cassée. Dans cette dernière, la Cour de cassation reproche aux juges du fond de ne pas avoir justifié leur décision.
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Réf. : CJUE, 5 mai 2022, aff. C-570/20, BV N° Lexbase : A11807WM
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N1397BZR
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par Marie-Claire Sgarra
Le 11 Mai 2022
► Dans un arrêt on ne peut plus attendu, la Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée, le 5 mai 2022, sur la conformité de la législation française relative au cumul des sanctions pénales et fiscales.
Pour rappel, la CJUE a été saisie par la Cour de cassation, de deux questions préjudicielles visant à déterminer si, en matière de manquements à la TVA, les règles nationales de cumul respectent le principe non bis in idem prévu par l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (Cass. crim., 21 octobre 2020, n° 19-81.929, FS-P+B+I N° Lexbase : A31923YU).
Lire en ce sens, M-C. Sgarra, Cumul des sanctions pénales et fiscales : renvoi à la CJUE de deux questions préjudicielles, Lexbase Fiscal, n° 841 N° Lexbase : N5036BY8. |
Les faits :
Réponse de la Cour. Le droit fondamental garanti à l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit être interprété en ce sens qu’il :
À noter. Cette solution concerne a priori les seules obligations déclaratives en matière de TVA.
Quelles seront les conséquences de cette non-conformité ? Les juges français sont désormais confrontés à un vaste chantier. Affaire à suivre…
Pour aller plus loin :
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Réf. : Cass. soc., 30 mars 2022, n° 20-18.651, FS-B
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N1410BZA
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par Emilie Durvin, Avocate au Barreau de Paris, Lepany & Associés
Le 11 Mai 2022
Mots clefs : durée du travail • convention de forfait • convention de forfait en heures • nullité • personne pouvant l'invoquer • détermination • portée
La convention de forfait doit déterminer le nombre d'heures correspondant à la rémunération convenue entre les parties, celle-ci devant être au moins aussi avantageuse pour le salarié que celle qu'il percevrait en l'absence de convention, compte tenu des majorations pour heures supplémentaires.
À défaut de stipulations contractuelles, seul le salarié peut se prévaloir de la nullité de la convention de forfait en heures.
Le cadre juridique. L’article L. 3121-22 du Code du travail N° Lexbase : L6891K94, dans sa version antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 N° Lexbase : L8436K9C, dispose que : « les heures supplémentaires accomplies au-delà de la durée légale hebdomadaire fixée par l'article L. 3121-10 N° Lexbase : L6903K9K, ou de la durée considérée comme équivalente, donnent lieu à une majoration de salaire de 25 % pour chacune des huit premières heures supplémentaires. Les heures suivantes donnent lieu à une majoration de 50 %.
Une convention ou un accord de branche étendu ou une convention ou un accord d'entreprise ou d'établissement peut prévoir un taux de majoration différent. Ce taux ne peut être inférieur à 10 % ».
L’affaire. Un salarié saisit, le 30 septembre 2015, la juridiction prud'homale de diverses demandes relatives à l'exécution de son contrat de travail. Son contrat de travail prévoyait un forfait mensuel de 198,67 heures, soit un volume mensuel de 47 heures supplémentaires. Estimant cependant que le salarié ne travaillait pas à hauteur de ce forfait, l’employeur avait décidé de ne pas payer l’intégralité des heures prévues par la convention. Le salarié demande le paiement de diverses sommes au titre des heures supplémentaires, des contreparties en repos obligatoires, des congés payés afférents, à titre de dommages-intérêts pour non-respect des temps de travail et pour travail dissimulé. Il soutient l'existence d'heures supplémentaires non rémunérées, établie notamment par l'existence d'un forfait mensuel défini contractuellement et une rémunération inférieure au minimum conventionnel, soutient ne pas avoir bénéficié des contreparties obligatoires en repos, revendique l'existence d'un préjudice découlant du non-respect du temps de travail, revendiquant paiement de l'indemnité de travail dissimulé, conteste l'existence de faits de concurrence déloyale durant l'exécution du contrat de travail, sollicite la condamnation de l'employeur à lui payer différentes sommes à titre de rappels de salaire sur heures supplémentaires et congés payés afférents, de contreparties obligatoires en repos et congés payés afférents, de dommages et intérêts pour non-respect des temps de travail, de dommages et intérêts pour travail dissimulé.
Le 24 mai 2016, le conseil de prud'hommes de Soissons déboute le salarié de l'ensemble de ses demandes et le condamne à payer à son employeur la somme de 7 500 euros au titre de
dommages et intérêts pour concurrence déloyale, celle de 700 euros sur le fondement de l'article 700 du Code de procédure civile et aux entiers dépens.
Le 9 avril 2020, la cour d’appel d’Amiens [1] confirme ce jugement et le déboute de l'intégralité de ses demandes de rappel de salaire et repos compensateur. Elle retient qu’un employeur et un salarié peuvent contractualiser un volume d’heures supplémentaires en prévoyant dans le contrat le nombre et la rémunération correspondant à ces heures supplémentaires. Elle juge que le contrat ne définissant pas le nombre d’heures supplémentaires incluses dans la rémunération, les clauses du contrat sont irrégulières et ne sont pas applicables et qu'il convient de revenir à la législation applicable à la durée du travail. Elle constate que l’employeur justifie des horaires effectués par le salarié, bien souvent en deçà de la durée légale du travail, et notamment d'une moyenne hebdomadaire inférieure à la durée légale du travail et non de 47 heures. Elle en déduit que le salarié devait être rémunéré sur la base de 35 heures hebdomadaires, que les heures supplémentaires non rémunérées revendiquées n'ont pas été effectuées et déboute le salarié de sa demande de rappel de salaire sur heures supplémentaires et des congés payés afférents, ainsi que de sa demande de rappel sur contrepartie obligatoire en repos.
Le pourvoi. Au soutien de son pourvoi, le salarié soutient :
La cassation. La Chambre sociale casse l’arrêt de la cour d’appel, motif pris que seul le salarié peut se prévaloir de la nullité de la convention de forfait en heures.
La Chambre sociale indique qu’il résulte de l’article L. 3121-22 du Code du travail, dans sa version antérieure à la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016, et de l'article 1134 du Code civil N° Lexbase : L1234ABC, dans sa rédaction antérieure à l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 N° Lexbase : L4857KYK, que la rémunération au forfait ne peut résulter que d'un accord entre les parties et que la convention de forfait doit déterminer le nombre d'heures correspondant à la rémunération convenue, celle-ci devant être au moins aussi avantageuse pour le salarié que celle qu'il percevrait en l'absence de convention, compte tenu des majorations pour heures supplémentaires.
Elle juge que la fixation par le contrat de travail d'une rémunération mensuelle fixe forfaitaire pour 198,67 heures caractérise une convention de forfait de rémunération incluant un nombre déterminé d'heures supplémentaires.
Elle juge qu’ayant relevé que l'employeur ayant opposé que la clause invoquée ne constitue pas une convention de forfait régulière dans la mesure où elle fixe une rémunération forfaitaire sans définir le nombre d'heures supplémentaires incluses dans cette rémunération afin d’écarter l’application de la rémunération forfaitaire, et la cour d’appel en ayant déduit que les clauses du contrat sont irrégulières et qu'il convenait de revenir à la législation applicable à la durée du travail, avant de relever que les bulletins de salaire mentionnent un volume horaire de 198,67 heures mensuelles, soit quarante-sept heures supplémentaires, la cour a violé l’article L. 3121-22 du Code du travail.
La Cour de cassation précise que :
« seul le salarié peut se prévaloir de la nullité de la convention de forfait en heures ».
La cour d’appel ne pouvait donc pas trancher la question de la régularité de la convention de forfait, car celle-ci avait été invoquée par l’employeur, et non par le salarié.
Comme le rappelait le salarié, les règles d’ordre public social édictées dans le seul souci de sa protection ne peuvent lui être opposées.
La Cour a cassé l’arrêt en ce qu'il a débouté le salarié de ses demandes et a renvoyé les parties devant la cour d'appel de Douai.
I. L’existence d’une convention de forfait en heures hebdomadaire ou mensuel
Le forfait en heures sur une base hebdomadaire ou mensuelle est une convention écrite entre l'employeur et le salarié, qui fixe un nombre global d'heures de travail à effectuer sur la semaine ou le mois (C. trav., art. L. 3121-55 N° Lexbase : L6644K9X et L. 3121-56 N° Lexbase : L6645K9Y).
Le forfait peut intégrer un volume d'heures supplémentaires.
La rémunération forfaitaire s'entend d'une rémunération convenue entre les parties au contrat soit pour un nombre déterminé d'heures supplémentaires soit pour une durée de travail supérieure à la durée légale [2].
La durée du travail de tout salarié peut être fixée par une convention individuelle de forfait en heures sur la semaine ou sur le mois.
Si la possibilité de conclure une convention de forfait en heures sur la semaine ou sur le mois n'est pas subordonnée à l'existence d'une convention ou d'un accord collectif, la conclusion d'une convention individuelle de forfait requiert l'accord du salarié. La convention est établie par écrit (C. trav., art. L. 3121-55).
En outre, même si la convention individuelle de forfait n’est pas subordonnée à l’existence de dispositions conventionnelles l’autorisant, si un accord collectif subordonne l’application du forfait à des conditions spécifiques, celles-ci doivent être respectées. Il n’est pas possible d’y déroger même avec l’accord du salarié.
La convention de forfait doit assurer au salarié une rémunération au moins égale à la rémunération minimale applicable dans l'entreprise pour le nombre d'heures correspondant à son forfait, augmentée des majorations pour heures supplémentaires [3].
La rémunération du salarié doit donc être au moins égale à celle qu’il aurait perçue sans cette convention.
Il appartient à l'employeur qui se prévaut de l'existence d'une convention de forfait d'en apporter la preuve [4].
Si le salarié ne réalise pas toutes les heures prévues au forfait, l’employeur doit cependant régler l’intégralité du forfait.
II. La fixation du nombre d'heures
La validité d'une convention de forfait suppose que soit connu le forfait d'heures que les parties ont retenu au moment de la convention [5].
La demande du salarié en paiement d'heures supplémentaires ne peut être rejetée au seul motif que la convention de forfait prévoit le versement d'un salaire mensuel brut qui dépasse nettement la rémunération minimale. Le nombre d'heures effectivement accomplies par le salarié doit être recherché [6].
La seule fixation d'une rémunération forfaitaire, sans que soit déterminé le nombre d'heures supplémentaires inclus dans cette rémunération, ne permet pas de caractériser une convention de forfait [7].
La seule référence à la durée hebdomadaire maximale de travail au cours d'une même semaine, sans que soit déterminé le nombre d'heures supplémentaires inclus dans la rémunération convenue, ne permet pas de caractériser une convention de forfait [8].
Si le salarié effectue des heures au-delà du forfait, elles sont décomptées et payées au taux majoré [9] ; ces heures hors forfait s’imputent sur le contingent annuel d’heures supplémentaires et ouvrent droit à la contrepartie obligatoire en repos si le contingent est dépassé.
Le bulletin de paie doit mentionner la nature et le volume du forfait auquel se rapporte le salaire des salariés dont la rémunération est déterminée sur la base d’un forfait hebdomadaire ou mensuel en heures, d’un forfait annuel en heures ou en jours.
III. La sanction d'une convention de forfait illicite
Lorsque la convention de forfait contenue dans le contrat de travail ne remplit pas les conditions de validité précitées, le salarié peut demander un rappel de salaire correspondant aux heures supplémentaires effectuées [10].
La Cour de cassation a affiné son approche et s’est attachée à préciser les conséquences financières pour l’employeur lorsqu’une convention de forfait est déclarée inopposable.
Les juges du fond doivent vérifier si la rémunération contractuelle versée par l'employeur en exécution du forfait irrégulier n'a pas eu pour effet d'opérer paiement, fût-ce partiellement, des heures de travail accomplies au-delà de la trente-cinquième heure dans le cadre du décompte de droit commun de la durée du travail. Autrement dit, les juges doivent vérifier, en présence d'une convention de forfait irrégulière, si la perception d'un salaire supérieur au minimum conventionnel n'a pas entraîné le paiement, au moins en partie, des heures supplémentaires [11].
Lorsqu'une convention de forfait en heures est déclarée inopposable, le décompte et le paiement des heures supplémentaires doivent s'effectuer selon le droit commun, au regard de la durée légale de 35 heures hebdomadaires ou de la durée considérée comme équivalente [12].
👉 Quel impact dans ma pratique ? La rédaction de la convention individuelle de forfait en heures, appelle à la plus haute précision et rigueur, au même titre que pour le forfait annuel en jours. Le forfait d'heures que les parties ont retenu doit être fixé dans la convention. L’employeur a l’obligation de procéder au suivi du temps de travail et d’exercer un contrôle sur les heures effectuées par le salarié. Il ne peut décider de ne pas payer l’intégralité des heures prévues par la convention au motif que le salarié ne travaillerait pas à hauteur de ce forfait. Pour corriger une éventuelle irrégularité, un avenant à la convention individuelle de forfait devra être conclu. Le salarié, pour sa part, doit s’assurer que sa rémunération est au moins égale à celle prévue dans la convention, ainsi qu’à celle qu’il aurait perçue sans la convention de forfait en heures. Si ce n’est pas le cas, il doit s’assurer d’être en mesure de présenter des éléments suffisamment précis sur la durée du travail réalisée. |
[1] CA Amiens, 9 avril 2020, n° 19/02114 N° Lexbase : A93193KD.
[2] Cass. soc., 1er mars 2011, n° 09-66.979, F-D N° Lexbase : A3355G4Z.
[3] Cass. soc., 8 juin 2010, n° 08-41.634, F-D N° Lexbase : A0031EZ8.
[4] Cass. soc., 9 décembre 2020, n° 19-11.519, F-D N° Lexbase : A580039P.
[5] Cass. soc., 8 juin 2010, n° 08-41.634, F-D N° Lexbase : A0031EZ8.
[6] Cass. soc., 28 mars 2001, n° 99-41.744, inédit N° Lexbase : A5266AG7.
[7] Cass. soc., 3 mai 2011, n° 09-70.813, FS-P+B N° Lexbase : A2487HQ8 ; Cass. soc., 4 décembre 2019, n° 18-15.963, F-D N° Lexbase : A2952Z7H ; Cass. soc., 12 janvier 2022, n° 15-24.989, F-D N° Lexbase : A52737I7.
[8] Cass. soc., 9 mai 2019, n° 17-27.448, FS-P+B N° Lexbase : A0762ZBT.
[9] Cass. soc., 7 décembre 1993, n° 90-42.026 N° Lexbase : A9505AAB ; Cass. soc., 9 décembre 2020, n° 19-11.519, F-D N° Lexbase : A580039P.
[10] Cass. soc., 3 mars 2009, n° 07-43.240, F-D N° Lexbase : A6334EDX.
[11] Cass. soc., 16 juin 2021, n° 20-13.127, F-D N° Lexbase : A65944W7 ; Cass. soc., 16 juin 2021, n° 20-13.169, F-D N° Lexbase : A66414WU ; Cass. soc., 16 juin 2021, n° 20-15.840, F-D N° Lexbase : A66394WS.
[12] Cass. soc., 2 mars 2022, n° 20-19.832, FS-B N° Lexbase : A10437PC ; Cass. soc., 30 mars 2022, n° 20-19.929 N° Lexbase : A06597S9, n° 20-19.847 N° Lexbase : A06737SQ, n° 20-19.921 N° Lexbase : A06787SW, n° 20-19.841 N° Lexbase : A06947SI, n° 20-19.840 N° Lexbase : A07267SP, n° 20-19.895 N° Lexbase : A07297SS, n° 20-19.842 N° Lexbase : A07337SX, n° 20-19.843 N° Lexbase : A07777SL, n° 20-19.922 N° Lexbase : A07787SM, n° 20-19.849 N° Lexbase : A07807SP et n° 20-19.906 N° Lexbase : A08107SS, F-D.
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par Jérôme Bissardon, Avocat Fiscaliste – FBT AVOCATS SA
Le 11 Mai 2022
Mots-clés : apport-cession • apport • sociétés • impôt sur les sociétés • holding
L’apport de titres d’une société opérationnelle à une société holding, suivi de la cession des titres apportés présente des intérêts indéniables :
La procédure de répression des abus de droit étant couramment mise en œuvre dans ce type de schéma, le législateur est intervenu en 2012 pour définir de nouvelles modalités à ce différé d’imposition lorsque les titres qui font l’objet de l’apport sont cédés rapidement.
Cette législation, prévue à l’article 150-0 B ter du CGI N° Lexbase : L6170LU3 a le mérite de sécuriser sensiblement les opérations et de réduire en conséquence les risques de qualification par l’administration fiscale d’une opération comme caractérisant un abus de droit. Cet encadrement ne prémunit pas pour autant totalement contre ce risque (4).
1. L’apport à une société holding des titres d’une société soumise à l’impôt sur les sociétés
Selon l’article 150-0 B du CGI N° Lexbase : L3216LC4, un apport de titres à une société soumise à l’impôt sur les sociétés est une opération qui n’entraîne pas l’imposition de la plus-value d’apport dans les conditions de l’article 150-0 A du CGI N° Lexbase : L0732L7A.
Plusieurs nuances doivent être soulignées.
Cet article ne s'applique, s’agissant des opérations d'apport, qu’à celles qui sont réalisées en France, dans un autre État membre de l'Union européenne ou dans un État ou territoire ayant conclu avec la France une convention fiscale contenant une clause d'assistance administrative en vue de lutter contre la fraude et l'évasion fiscales.
Il s’applique aux échanges avec soulte à condition qu’elle n’excède pas 10 % de la valeur nominale des titres reçus (la plus-value est toutefois imposable au titre de l’année de l’échange, à concurrence de la soulte).
Surtout, ce dispositif de « sursis d’imposition » prévu à l’article 150-0 B s’applique « sous réserve des dispositions de l'article 150-0 B ter ».
Dès lors que les conditions suivantes sont remplies, le dispositif de report d’imposition prévu à l’article 150-0 B ter du CGI s’appliquera de plein droit, obligatoirement :
Ainsi, lorsque l'apporteur ne contrôle pas la société bénéficiaire de l'apport, la plus-value bénéficie du sursis d’imposition prévu à l’article 150-0 B du CGI et non du report d’imposition prévu à l’article 150-0 B ter du CGI. Il est souligné que dans le cadre du sursis, aucune plus-value n’est constatée tant que l’apporteur ne cède pas les titres reçus en contrepartie de l’apport, sauf abus de droit bien évidemment.
Le report d’imposition n’obéit pas à cette même logique. Les praticiens évoquent l’idée d’une « cristallisation » de la plus-value. La plus-value est alors constatée au moment de l’échange de titres mais son imposition est reportée.
La plus-value est alors calculée et déclarée au titre de l’année de sa réalisation. Le montant de cette plus-value est alors mentionné sur le formulaire n° 2074-I, annexé à la déclaration des revenus.
Après l'apport, l’opération d’« apport-cession » implique donc une cession. Les conséquences fiscales seront différentes selon que la vente des titres apportés intervient :
2. La cession des titres apportés dans les trois ans de l’apport, ou après trois ans
Il est souligné que certains évènements entraînent l’expiration de ce report d’imposition :
Focus sur les réinvestissements éligibles et exemples applicatifs Le report d'imposition ne prendra pas fin si la société holding s'engage à réinvestir, dans un délai de deux ans à compter de la cession, au moins 60 % du produit de la cession. Les réinvestissements éligibles sont les suivants :
Les biens ou titres visés ci-dessus, objets du réinvestissement, doivent être conservés pendant au moins douze mois à compter de la date de leur inscription à l'actif de la société.
Pour les réinvestissements indirects, la société cédante doit conserver les parts ou actions des fonds, sociétés ou organismes jusqu'à l'expiration du délai de cinq ans. Attention, lorsqu'il est prévu le versement d'un ou de plusieurs compléments de prix, le produit de la cession s'entend du prix de cession augmenté des compléments de prix perçus. Le prix de cession doit être réinvesti, dans le délai de deux ans à compter de la date de cession, à hauteur d'au moins 60 % de son montant. Exemple applicatif : Un acquéreur propose l’achat de 100 % des parts sociales de la Société « A ». 5 000 000 d’euros seraient versés en numéraire à la signature. À l’expiration d’un délai de 18 mois, un solde de 2 000 000 d’euros serait versé en numéraire, sous déduction le cas échéant de sommes retenues au titre d’une garantie de passif. Préalablement à la cession, Monsieur « B », associé unique de la société « A » pourrait constituer une société holding soumise à l’impôt sur les sociétés, par apport des parts sociales. Après sa constitution, la société holding à créer céderait les titres de la société « A ». Le réinvestissement devra porter sur au moins 60 % du prix total au plus tard en année N+2, soit la somme minimale de 4 200 000 euros (en l’absence d’exercice de la garantie). Lorsque le complément de prix est perçu ultérieurement (y compris plus de deux ans après la cession), il doit lui-même être réinvesti dans un délai de deux ans à compter de sa perception, à hauteur du reliquat nécessaire pour que le seuil minimal de réinvestissement demeure respecté. À défaut, le report d'imposition prend fin au titre de l'année au cours de laquelle ce nouveau délai de deux ans expire. Exemple applicatif : Le solde de 2 000 000 d’euros serait ici versé en numéraire à l’expiration d’un délai de trois ans, sous déduction le cas échéant de sommes retenues au titre d’une garantie de passif. Le réinvestissement devra porter sur au moins 60 % du montant reçu initialement, soit 3 000 000 d’euros au plus tard en année N+2 et au moins 60 % du complément, soit 1 200 000 euros au plus tard en année N+4 (en l’absence d’exercice de la garantie). |
En filigrane, il faut comprendre que dès lors qu’une cession des titres apportés intervient plus de trois années après l'apport, cela n’aura pas pour effet de remettre en cause le report d'imposition, que la société bénéficiaire de l'apport réinvestisse d’ailleurs ou non, le produit de cession dans une activité économique.
Dans l’esprit, les titres reçus en contrepartie de l’apport ne devraient jamais être vendus ou remboursés, rachetés, annulés, sans quoi le report d’imposition tomberait. Les titres peuvent tout au plus être apportés de nouveau à une autre société sous le régime du report ou du sursis, sans mettre en péril le report, ou transmis à titre gratuit.
Sur ce dernier point, il est nécessaire de préciser que les conséquences vont différer selon que les titres reçus en contrepartie de l’apport sont transmis par décès ou par donation.
En cas de transmission par décès, la plus-value en report serait définitivement exonérée. Il n’en est pas de même pour les donations : le report d’imposition est maintenu sur la tête des donataires s’ils contrôlent la société. Si les donataires ne contrôlent pas la société, la plus-value en report n’est pas transférée sur leurs têtes.
Pour le donataire pour lequel le report d’imposition est transféré sur sa tête, il tombera et la plus-value sera imposée à son nom dans trois situations :
3. La cession des titres apportés dans les deux ans de l’apport, ou après deux ans
En cas de cession des titres apportés par la société bénéficiaire de l’apport, la plus-value professionnelle à long terme sur titres de participation, déterminée par référence à leur valeur nette comptable (c’est-à-dire la valeur d’apport, dans le cadre d’une opération d’apport-cession) « fait l'objet d'une imposition séparée au taux de 0 %, sous réserve de la réintégration au résultat imposable d'une quote-part de frais et charges », selon les termes employés par l’administration fiscale dans sa doctrine (BOI-IS-BASE-20-20-10-20, § 1),
Cette exonération est conditionnée au respect de certaines conditions parmi lesquelles les « titres de participation » doivent revêtir ce caractère sur le plan comptable, détenus depuis au moins deux ans.
Ainsi, dans la situation d’une cession des titres apportés, la société holding bénéficierait d’une exonération de plus-values professionnelle à long terme sur titres de participation (sous réserve de la taxation d’une quote-part de frais et charges de 12 %, soit une pression fiscale maximale de 3 % (12 % x 25 % actuellement), toutes conditions devant être respectées par ailleurs pour l’application de ce dispositif d’exonération).
Une telle exonération n’est donc pas applicable s’agissant des titres qui ne constituent pas des titres de participation et/ou qui sont détenus depuis moins de deux ans.
Exemple applicatif : Soit Madame et Monsieur, mariés, retraités, bénéficiant ensemble de pensions de retraite nettes imposables de 60 000 d’euros par an. Ils sont propriétaires des actions d’une société commerciale évaluée à un million d’euros, souscrites à sa constitution au prix global de 100 000 euros. Madame et Monsieur souhaitent vendre à moyen terme (3-5 ans) les titres de la société à un tiers. (i) En l’absence d’apport préalable, dans l’hypothèse où l’évaluation de l’entreprise serait inchangée au moment de la vente, Madame et Monsieur réaliseraient ensemble une plus-value de 900 000 euros (1 000 000 – 100 000), donnant lieu à une imposition au titre de l’impôt sur le revenu et des prélèvements sociaux :
L’imposition au barème progressif de l’impôt sur le revenu étant plus favorable au cas particulier, l’imposition attendue serait de 204 590 euros dans le cadre de cette vente. (ii) En présence d’un apport préalable des titres de cette société commerciale à une société qu’ils contrôlent, établie en France et soumise à l’impôt sur les sociétés : Au cas particulier, la plus-value serait placée en report d’imposition et ne donnerait donc pas lieu à une imposition immédiate, qu’il s’agisse d’un apport à une société existante ou à une société constituée par l’apport des titres. Si le prix de cession des titres est identique à leur valeur d’apport : Trois ans après l’apport, la société bénéficiaire de l’apport cède les titres apportés au prix d’un million d’euros. Dans cette hypothèse, le prix de vente étant égal au prix d’acquisition par la société holding, aucune plus-value ne serait constatée. Cette vente ne rendrait donc pas exigible l’impôt sur les sociétés à défaut de plus-value. Sauf à distribuer le produit de la cession, cette opération d’apport-cession n’entraînerait aucune conséquence fiscale pour la société. Cette opération n’entraînerait pas non plus de conséquences fiscales pour Madame et Monsieur pour lesquels le report d’imposition serait maintenu. Si le prix de cession des titres est supérieur à leur valeur d’apport : Dans l’hypothèse où l’entreprise serait vendue (par hypothèse, plus de trois ans après l’apport) à une valeur supérieure à la valeur d’apport, en raison des performances de la société commerciale depuis la date de l’apport, par exemple, la plus-value professionnelle sur titres de participation serait donc exonérée, sous réserve de la taxation à hauteur d’une quote-part de fais et charges, dans le respect des conditions pour le bénéfice de l’exonération. Pour l’exemple d’un prix de vente de deux millions d’euros, la plus-value s’élèverait à la somme d’un million d’euros. Le montant de l’impôt sur les sociétés s’élèverait à la somme maximale de 30 000 euros seulement (à législation constante) ! Cette opération n’entraînerait pas non plus de conséquences fiscales pour Madame et Monsieur pour lesquels le report d’imposition serait pareillement maintenu. Bien évidemment, si Madame et Monsieur envisagent de se distribuer le produit de la vente, ils supporteront à cet égard le PFU et les prélèvements sociaux, soit une imposition globale de 30% à législation constante (majorée de la contribution exceptionnelle sur les hauts revenus le cas échéant), sauf option pour le barème progressif de l’impôt sur le revenu. Ils pourront opportunément décider de distribuer des dividendes à la hauteur de leurs besoins financiers et d’affecter le solde du produit de la vente à d’autres investissements à réaliser par la société, et ce, pour éviter le frottement fiscal lié à l’appréhension personnelle des dividendes. Enfin, à la suite de cette opération d’apport-cession, une donation par Madame et Monsieur des titres de la société holding aux enfants permettra d’exonérer définitivement la plus-value en report, après une durée de conservation de cinq ans par les enfants. |
4. Le risque d’abus de droit
L’abus de droit prévu à l’article L. 64 du Livre des procédures fiscales [1] est un risque identifié notamment dans l’hypothèse où les titres apportés sont cédés dans le délai de trois ans à compter de l’apport, et que le contribuable revendique le maintien du report d’imposition en raison du réinvestissement économique du prix de vente des titres apportés.
Toutes les situations où le contribuable rechercherait à se réapproprier les liquidités réinvesties doivent être évitées, quand bien même toutes les conditions du réinvestissement économique seraient respectées.
L’administration fiscale pourrait en effet qualifier un abus de droit en cas de distributions de dividendes importantes de la société cible après le réinvestissement ou en cas de réductions de capital non motivées par des pertes de cette société.
[1] La procédure de répression des abus de droit prévue à l'article L. 64 du LPF permet à l'administration d'écarter comme ne lui étant pas opposables certains actes passés par le contribuable lorsque ces actes ont un caractère fictif ou lorsque, recherchant le bénéfice d'une application littérale des textes ou de décisions à l'encontre des objectifs poursuivis par leurs auteurs, ils n'ont pu être inspirés par aucun motif autre que celui d'éluder ou d'atténuer les charges fiscales dont était passible l'opération réelle.
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Réf. : Cass. soc., 11 mai 2022, 2 arrêts, n° 21-14.490 N° Lexbase : A56507W8 et n° 21-15.247 N° Lexbase : A56217W4, FP-B+R
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par Charlotte Moronval et Lisa Poinsot
Le 11 Mai 2022
► Le barème d’indemnisation du salarié licencié sans cause réelle et sérieuse n’est pas contraire à l’article 10 de la convention n° 158 de l’Organisation internationale du travail.
Le juge français ne peut écarter, même au cas par cas, l’application du barème au regard de cette convention internationale.
La loi française ne peut faire l’objet d’un contrôle de conformité à l’article 24 de la Charte sociale européenne, qui n’est pas d’effet direct.
Contexte. La Chambre sociale de la Cour de cassation, en formation plénière, a mis fin au débat portant sur la conventionnalité du barème « Macron ». Dans son communiqué du 25 mars 2022, la Cour de cassation rappelait les enjeux juridiques et les questions auxquelles elle a dû répondre dans deux décisions du 11 mai 2022.
Pour aller plus loin : lire L. Poinsot, Les enjeux juridiques communiqués par la Cour de cassation portant sur la conventionnalité du barème Macron, Lexbase Social, mars 2022, n° 900 N° Lexbase : N0912BZS. |
Faits et procédure. Dans les deux affaires, chaque salarié est licencié pour motif économique. Les deux salariés saisissent chacun la juridiction prud’homale pour contester leur licenciement.
Les cours d’appel (CA Nancy, 15 février 2021 n° 19/01306 N° Lexbase : A92444GH et CA Paris, 16 mars 2021 n° 19/08721 N° Lexbase : A12804LY) affirment que :
La salariée (n° 21-15.247) et l’employeur (n° 21-14.490) forment chacun un pourvoi en cassation, en soutenant que :
Enjeux. Dès lors, la Cour de cassation était attendue sur les questions suivantes :
La solution. Énonçant les solutions susvisées, la Chambre sociale de la Cour de cassation précise que :
Pour aller plus loin :
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Réf. : Décret n° 2022-767, du 2 mai 2022, portant diverses modifications du Code de la commande publique N° Lexbase : L8309MCQ
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par Yann Le Foll
Le 11 Mai 2022
► Le décret n° 2022-767, du 2 mai 2022, portant diverses modifications du Code de la commande publique, publié au Journal officiel du 3 mai 2022, marque le « verdissement » de la commande publique voulu par la loi « Climat et résilience ».
Pris pour l'application de l'article 35 de la loi n° 2021-1104, du 22 août 2021, portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets N° Lexbase : L6065L7R, selon lequel « la commande publique participe à l'atteinte des objectifs de développement durable, dans leurs dimensions économique, sociale et environnementale (…) », le décret supprime au sein de la partie réglementaire du Code de la commande publique toute référence à la possibilité de définir dans les marchés publics un critère d'attribution unique fondé sur le prix pour tous les marchés lancés à compter du 21 août 2026.
À compter de cette date, il aura le choix entre : le critère unique du coût, déterminé selon une approche globale qui peut être fondée sur le coût du cycle de vie et qui prend en compte les caractéristiques environnementales de l'offre ; ou une pluralité de critères parmi lesquels figurent le prix ou le coût, au moins l'un d'entre eux devant prendre en compte les caractéristiques environnementales de l'offre. Ces critères peuvent également comprendre des aspects qualitatifs ou sociaux.
À compter de cette même date, l'enchère électronique devra porter soit uniquement sur le prix lorsque le marché est attribué sur la base de ce seul critère, soit sur le prix ou sur d'autres éléments quantifiables indiqués dans les documents de la consultation lorsque le marché est attribué sur la base du coût ou d'une pluralité de critères.
Toujours à compter de cette même date, pour attribuer le contrat de concession, l'autorité concédante devra se fonder, conformément aux dispositions de l'article L. 3124-5 du Code de la commande publique N° Lexbase : L3763LRS, sur une pluralité de critères non discriminatoires dont au moins l'un d'entre eux prend en compte les caractéristiques environnementales de l'offre. Au nombre de ces critères, peuvent également figurer des critères sociaux ou relatifs à l'innovation.
Le décret impose aux concessionnaires de décrire dans le rapport annuel communiqué à l'autorité concédante les mesures mises en œuvre pour garantir la protection de l'environnement et l'insertion par l'activité économique.
En outre, il abaisse de 100 à 50 millions d'euros à compter du 1er janvier 2023 le montant des achats annuels déclenchant, pour les collectivités territoriales et les acheteurs dont le statut est déterminé par la loi, l'obligation d'élaborer un schéma de promotion des achats socialement et écologiquement responsables en application de l'article L. 2111-3 du Code de la commande publique N° Lexbase : L4485LRK.
Le décret fixe aussi les nouvelles modalités de publication des données essentielles de la commande publique (passation, contenu, exécution du contrat, voire sa modification) sur un portail national de données ouvertes et prévoit que le recensement économique des marchés publics sera désormais réalisé à partir de ces données, au plus tard à compter du 1er janvier 2024.
Il fixe enfin à compter du 4 mai 2022 l’interdiction de soumissionner facultative pour les entreprises n'ayant pas satisfait à leur obligation d'établir un plan de vigilance en application de l'article L. 225-102-4 du Code de commerce N° Lexbase : L2119LGL.
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Réf. : Cass. civ. 2, 20 avril 2022, n° 21-13.187, F-D N° Lexbase : A39777UT
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par Claire-Anne Michel, Maître de conférences, Université Grenoble-Alpes, Centre de recherches juridiques (CRJ)
Le 12 Mai 2022
► En cas de pluralité de véhicules impliqués dans un accident de la circulation, la faute d’un conducteur qui a pour effet de limiter son droit à indemnisation, s’apprécie sans qu’il y ait lieu de se référer au comportement des autres conducteurs impliqués.
Par un arrêt rendu le 20 avril 2022, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation vient rappeler les principes lorsque plusieurs véhicules sont impliqués dans un accident de la circulation.
Faits. En l’espèce, le conducteur d’un scooter afin commis une faute en ne respectant pas un temps d’arrêt suffisant au panneau « stop », laquelle avait contribué à son dommage, mais n’en était pas pour autant la cause exclusive. En effet, le comportement de l’autre conducteur était également à l’origine de ce dommage.
Procédure. La cour d’appel (CA Papeete, 27 juin 2019, n° 18/00354 N° Lexbase : A0256ZHK) avait limité à 50 % l’indemnisation du préjudice du conducteur du scooter du fait des fautes commises par lui car si cette faute avait contribué au dommage, la réalisation de celui-ci était due également aux fautes imputables à l’autre conducteur.
Solution. L’arrêt d’appel est cassé au visa de l’article 4 de la loi du 5 juillet 1985 N° Lexbase : L7887AG9 (« la faute commise par le conducteur du véhicule terrestre à moteur a pour effet de limiter ou d’exclure l’indemnisation des dommages qu’il a subis »). La Cour de cassation considère qu’« il résulte de ce texte que lorsque plusieurs véhicules sont impliqués dans un accident de la circulation, chaque conducteur a droit à l’indemnisation des dommages qu’il a subis, sauf s’il a commis une faute ayant contribué à la réalisation de son préjudice, la limitation de son droit à indemnisation étant proportionnelle à la gravité de sa faute sans qu’il y ait eu de se référer au comportement des autres conducteurs impliqués ». Or, la cour d’appel avait pris en compte le comportement de l’autre conducteur, la cassation était donc inévitable. Ce faisant, la Cour de cassation rappelle un principe connu (v. entre autres : Cass. civ. 2, 7 juillet 2011, n° 10-20.027 N° Lexbase : A9751HUP) : seule la faute de la victime doit être prise en compte, abstraction faite du comportement de l’autre conducteur.
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Réf. : Cass. civ. 1, 20 avril 2022, n° 20-22.866, FS-B N° Lexbase : A08717US
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par Gaël Piette, Professeur à l’Université de Bordeaux
Le 11 Mai 2022
Mots-clés : cautionnement • caution • opposabilité des exceptions • prescription biennale du Code de la consommation • exception inhérente à la dette • revirement de jurisprudence • réforme du droit des sûretés • ordonnance n° 2021-1192 du 15 septembre 2021
Opérant un revirement de jurisprudence, la Cour de cassation retient que si la prescription biennale de l'article L. 218-2 du Code de la consommation procède de la qualité de consommateur, son acquisition affecte le droit du créancier, de sorte qu'il s'agit d'une exception inhérente à la dette dont la caution, qui y a intérêt, peut se prévaloir.
Ce qui devait inéluctablement arriver arriva…
Le droit du cautionnement a connu une réforme de grande ampleur grâce à l’ordonnance n° 2021-1192 du 15 septembre 2021 N° Lexbase : L8997L7D. De nombreuses règles, relatives à sa formation ou ses effets, ont été profondément modifiées : mentions manuscrites, proportionnalité, devoir de mise en garde, opposabilité des exceptions, etc.[1].
Toutefois, ces nouvelles dispositions ne sont applicables, pour l’essentiel, qu’aux cautionnements conclus postérieurement à son entrée en vigueur, soit après le 1er janvier 2022. En d’autres termes, et conformément aux principes communément admis en matière d’application de la loi nouvelle dans le temps, les contrats de cautionnements signés avant le 1er janvier 2022 demeurent soumis à la loi ancienne.
L’arrêt rendu le 20 avril 2022 prend, dans ce cadre, tout son intérêt.
Par acte sous seing privé en date du 22 novembre 2007, une banque a consenti à des personnes physiques un prêt immobilier garanti par le cautionnement de la société CNP caution. En raison, vraisemblablement, d’une défaillance des emprunteurs, la banque a assigné ceux-ci et la caution en paiement des sommes restant dues au titre du prêt.
Mais l’action de la banque contre les emprunteurs s’est heurtée au délai de prescription de deux ans établi par l’article L. 218-2 du Code de la consommation N° Lexbase : L1585K7T pour les actions des professionnels pour les biens ou les services qu’ils fournissent aux consommateurs.
La caution a entendu se prévaloir de cette prescription pour s’opposer à la demande en paiement formée contre elle par la banque.
En appel, la banque a été déboutée : les juges ont estimé que la dette était éteinte par prescription et que cette extinction a profité à la caution [2]. Le créancier a formé un pourvoi en cassation, en se plaçant sur le terrain de l’opposabilité des exceptions et en invoquant la jurisprudence antérieure.
Hier. Rappelons qu’avant la réforme de 2021, l’article 2313 du Code civil N° Lexbase : L1372HIN, opérait une distinction entre les exceptions inhérentes à la dette et celles qui sont personnelles au débiteur principal. La caution pouvait opposer au créancier les premières, mais non les secondes. La rédaction guère heureuse de ce texte créait de la confusion, la distinction entre les deux types d’exception étant peu claire. Cette confusion fut attisée par la Cour de cassation elle-même, à partir de 2007. Dans un arrêt rendu en Chambre mixte le 8 juin 2007, la Cour décida que le dol subi par le débiteur principal est une exception personnelle à celui-ci, qui ne peut donc être opposée au créancier par la caution [3]. Cette décision fut suivie par de nombreuses autres, dont le point commun était de réduire comme peau de chagrin la liste des exceptions opposables par la caution.
Plus particulièrement, c’est dans la ligne de cette jurisprudence que la Cour de cassation avait estimé, en 2019, que la prescription biennale de l’article L. 218-2 du Code de la consommation constitue une exception purement personnelle au débiteur principal, car elle procède de sa qualité de consommateur auquel un professionnel a fourni un service [4].
Aujourd’hui. C’est précisément sur cette dernière solution, invoquée par le créancier, que le présent arrêt revient. La première chambre civile reprend l’idée de 2019, à savoir que la prescription biennale procède de la qualité de consommateur. Mais elle décide que l’acquisition de cette prescription affecte le droit du créancier, ce dont il résulte qu’il s’agit d’une exception inhérente à la dette, et donc opposable par la caution.
Ce revirement de jurisprudence s’inspire expressément de la réforme de 2021, puisque l’arrêt remarque que le maintien de la solution antérieure « conduirait à traiter plus sévèrement les cautions ayant souscrit leur engagement avant l’entrée en vigueur de l’ordonnance » du 15 septembre 2021. L’idée de la Cour est donc d’assurer une certaine égalité de traitement entre les cautions, indépendamment de la date de conclusion du cautionnement. L’affirmation mérite d’autant plus d’être soulignée que la Cour n’avait en réalité pas besoin de se référer à la réforme de 2021. Les solutions antérieures à celle-ci étaient jurisprudentielles. C’est le propre de la jurisprudence de pouvoir faire l’objet de revirements.
Certains pourraient s’inquiéter de l’atteinte à la sécurité juridique et aux prévisions du créancier. L’inquiétude nous parait devoir être limitée, au regard de deux considérations. En premier lieu, dans une situation telle que celle de l’arrêt commenté, les prévisions du créancier ne sont pas affectées outre mesure. Il s’agissait d’un problème d’opposabilité de la prescription, non d’une règle à respecter lors de la conclusion du contrat. Rappelons que, contrairement à ce que la place du nouvel article 2298 dans le Code civil N° Lexbase : L0172L8U pourrait laisser penser, la question de l’opposabilité des exceptions se rattache à l’exécution du cautionnement, et non à sa formation.
En second lieu, la sécurité juridique et les prévisions des contractants sont, par hypothèse, affectées par tout revirement de jurisprudence. Faut-il pour autant interdire les revirements de jurisprudence ?
Le revirement réalisé par l’arrêt du 20 avril 2022 nous apparait totalement justifié, en ce qu’il met un terme à une jurisprudence qui était fort contestable pour au moins deux raisons. D’une part, la caution ne saurait être tenue plus sévèrement que le débiteur principal. Or, tel est le cas si la caution demeure tenue alors que le débiteur est libéré envers le créancier. D’autre part, le fait que la dette soit prescrite est évidemment inhérent à celle-ci. Il importe peu que le délai de prescription dépende d’une qualité du débiteur (ici, le fait qu’il soit consommateur). La caution n’entend pas opposer au créancier la qualité de consommateur du débiteur principal. Elle entend se prévaloir de la prescription de la dette. Il s’agit donc à l’évidence d’une exception inhérente à la dette, qui doit donc pouvoir être opposée par la caution au créancier sur le fondement de l’ancien article 2313 du Code civil.
Et demain ? La question qui se pose est évidemment celle de savoir si la Cour de cassation procèdera de manière similaire au sujet d’autres règles du cautionnement modifiées par la réforme du 15 septembre 2021. Pourra-t-elle modifier certaines solutions, ou faire évoluer sa propre jurisprudence, à la lumière des règles nouvelles ? En excluant la question des obligations d’information (C. civ., art. 2302 N° Lexbase : L0153L88 et s.), qui s’appliquent aussi aux cautionnements signés avant le 1er janvier 2022, il nous semble qu’il conviendra de distinguer selon les règles en cause.
S’agissant des mentions manuscrites, l’important assouplissement réalisé par la réforme de 2021 devrait inciter la Cour de cassation à continuer dans la voie dans laquelle elle s’était elle-même engagée [5]. Il y a donc fort à parier que de moins en moins de mentions manuscrites seront déclarées contraires aux anciens articles L. 331-1 N° Lexbase : L1165K7B et L. 331-2 N° Lexbase : L1164K7A du Code de la consommation, sauf, évidemment, violation flagrante de ce formalisme.
En ce qui concerne l’exigence de proportionnalité, il sera difficile à la Cour de cassation d’appliquer par anticipation les nouvelles solutions. En effet, contrairement à l’opposabilité des exceptions, qui n’était encadrée que par un texte très imprécis et dont le régime était principalement jurisprudentiel, l’ancien article L. 332-1 du Code de la consommation N° Lexbase : L1162K78 laisse peu de place à l’interprétation en ce qui concerne sa sanction. Le créancier ne pouvait se prévaloir du cautionnement disproportionné. Si le contrat a été conclu avant le 1er janvier 2022, il ne pourra pas davantage s’en prévaloir, malgré le changement de sanction (C. civ., art. 2300 N° Lexbase : L0174L8X réduction du cautionnement disproportionné).
Enfin, s’agissant du devoir de mise en garde, qui profite dorénavant à toutes les cautions personnes physiques, profanes comme averties, il ne serait pas impossible, en théorie, d’anticiper le changement, puisque la mise en garde de la caution était une exigence d’origine jurisprudentielle. Toutefois, une telle extension serait beaucoup trop attentatoire aux prévisions du créancier. En effet, ce dernier, dans un cautionnement signé avant 2022, n’a commis aucun manquement en ne mettant pas en garde une caution avertie.
[1] Sur l’ensemble de la réforme, v. Dossier spécial « La réforme du droit des sûretés par l'ordonnance du 15 septembre 2021 », Lexbase Affaires, octobre 2021, n° 691 N° Lexbase : N8992BYP et sur le cautionnement, v. G. Piette, Réforme du droit des sûretés par l’ordonnance du 15 septembre 2021 : formation et étendue du cautionnement, in Dossier spéc. préc. N° Lexbase : N8978BY8 et Réforme du droit des sûretés par l’ordonnance du 15 septembre 2021 : effets et extinction du cautionnement, in Dossier spéc. préc. N° Lexbase : N8979BY9.
[2] CA Lyon, 1er octobre 2020, n° 18/00021 N° Lexbase : A46523W9.
[3] Cass. mixte, 8 juin 2007, n° 03-15.602, P+B+R+I N° Lexbase : A5464DWB, JCP G, 2007, II, p. 10138, note Ph. Simler.
[4] Cass. civ. 1, 11 décembre 2019, n° 18-16.147, F-P+B+I N° Lexbase : A1641Z8B, RTD civ., 2020, p. 161, obs. Ch. Gijsbers ; G. Piette, in Panorama de droit des sûretés (second semestre 2019), Lexbase Affaires, février 2020, n° 623 N° Lexbase : N2134BYP.
[5] Pour une synthèse, v. G. Piette, Solutions pour mettre un terme au contentieux relatif aux mentions manuscrites dans le cautionnement, D., 2017, p. 1064.
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